Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/51

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Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 321-327).

chapitre 51


Le jour du mariage de leur sœur arriva, et Hélen et Élisabeth y pensaient avec plus d’inquiétude qu’elle n’en éprouvait probablement elle-même. La voiture fut envoyée à leur rencontre jusqu’à la ville de…, et ils devaient être à Longbourn vers l’heure du dîner. Leur arrivée était redoutée par les deux filles aînées, surtout par Hélen, qui, prêtant à Lydia les sentiments qui l’eussent pénétrée elle-même si elle avait été la coupable, souffrait extrêmement en pensant à la position embarrassante de sa sœur.

Ils arrivèrent ; la famille était réunie dans le salon pour les recevoir. Comme la voiture approchait, tous les traits de Mme Bennet exprimèrent la plus vive satisfaction ; son mari avait l’air extrêmement grave et sérieux, ses filles inquiètes, émues, agitées.

La voix de Lydia fut entendue dans le vestibule, la porte s’ouvrit, et elle s’élança au salon ; sa mère s’avançant vers elle, l’embrassa avec des transports de joie, donna la main à Wickham qui suivait sa jeune femme, et leur fit à tous deux son compliment avec un empressement, une allégresse qui ne montraient aucun doute sur leur bonheur.

La réception qu’ils reçurent de M. Bennet, vers lequel ils se tournèrent alors, ne fut pas tout à fait aussi cordiale ; son air même devint plus austère, et à peine leur dit-il deux mots. L’assurance, la gaieté des nouveaux époux étaient en effet bien propres à l’irriter. Élisabeth en fut outrée, et Mlle Bennet en demeura tout interdite. Lydia était toujours cette même Lydia si folle, si hardie, si inconsidérée, si bruyante. S’adressant tour à tour à chacune de ses sœurs, elle leur demandait leurs félicitations ; lorsque enfin ils furent tous assis, elle jeta les yeux autour de la chambre, remarqua quelques légers changements faits dans l’ameublement pendant son absence, et dit en riant qu’il y avait bien longtemps qu’elle n’y était venue.

Wickham ne paraissait pas plus embarrassé qu’elle ; ses manières étaient si gracieuses que, si sa conduite eût toujours été celle d’un homme d’honneur, son aimable sourire, lorsqu’il sollicitait leur amitié, les aurait comblées de joie. Élisabeth ne l’avait pas cru capable d’une pareille assurance, et elle résolut de ne plus tracer désormais de limites à l’impudence d’un homme impudent. Elle rougissait, et Hélen rougissait aussi ; mais le front de ceux qui causaient leur embarras n’éprouva aucune altération.

La conversation ne languit point ; la mariée et la mère ne pouvaient discourir assez vite, et Wickham que le hasard avait placé près d’Élisabeth, se mit à lui demander des nouvelles de toutes les personnes qu’il avait connues dans le voisinage, avec une aisance et une gaieté, qu’elle se sentait bien peu capable d’imiter ; ils paraissaient avoir tous deux la plus heureuse mémoire, aucun souvenir du passé ne leur semblait pénible, et Lydia les ramenait volontiers à des sujets auxquels ses sœurs n’eussent pas voulu, pour tout au monde, faire allusion.

« Se peut-il, s’écria-t-elle, que trois mois se soient écoulés, depuis mon départ pour Brighton ? En vérité, il me semble qu’il y a à peine huit jours que je vous ai quittés ; cependant bien des choses se sont passées depuis. Ciel ! qui aurait dit que je serais mariée avant mon retour ? Je n’en avait nulle idée ; néanmoins, je pensais que si cela se pouvait faire, ce serait une chose bien singulière. »

Son père leva les yeux au ciel, Hélen était au supplice ; Élisabeth regarda Lydia d’une manière très expressive, mais elle qui ne voyait et ne comprenait jamais ce qu’elle ne voulait point apercevoir, continua gaiement :

« Oh maman, nos voisins savent-ils que je me suis mariée aujourd’hui ? Je craignais qu’ils ne l’ignorassent, aussi, dans la route, quand nous avons rencontré William Goulding

en phaéton, j’ai baissé la glace de la voiture, et ayant ôté mon gant, je lui ai montré ma bague ; j’espère qu’il m’a comprise. »

Élisabeth n’en put écouter davantage, elle quitta le salon, et ne revint que lorsqu’elle les entendit passer dans la salle à manger ; mais alors, elle les joignit encore assez tôt pour voir Lydia se placer d’un air triomphant à la droite de Mme Bennet, et l’entendre dire à sa sœur aînée :

« Ah ! Hélen je prends votre place maintenant ; il faut que vous me cédiez vos droits, je suis une femme mariée. »

Il n’était pas à présumer que le temps pût donner à Lydia cet embarras, cette timidité qu’elle avait si peu éprouvée dès les premiers moments ; son aisance, sa belle humeur ne firent que croître au contraire ; elle mourait d’envie de voir Mme Philips, les Lucas, et tous leurs autres voisins, de s’entendre appeler Mme Wickham par chacun d’eux, et en attendant, elle fut, aussitôt après le dîner, montrer sa bague et se vanter d’être mariée à mistress Hills et aux deux femmes de chambre.

« Eh bien ! maman, dit-elle, lorsqu’elles furent toutes revenues au salon, que pensez-vous de mon mari ? N’est-il pas un charmant homme ? Je suis sûre que mes sœurs me portent envie ; je leur souhaite seulement la moitié de ma bonne fortune ; mais il faut qu’elles aillent à Brighton, voilà vraiment l’endroit pour trouver des maris ; quel dommage, maman, que nous n’y soyons pas tous allés !

— Cela est vrai ! j’en avais bien le désir, mais, ma bien aimée Lydia, je n’aime pas du tout à vous voir aller si loin ; ce voyage est-il vraiment indispensable ?

— Oh oui ! mais cela ne doit pas vous chagriner ; quant à moi, j’en suis très contente ; il faut que vous, papa et mes sœurs veniez me voir à Newcastle ; nous y passerons tout l’hiver ; on y donne sans doute beaucoup de bals, et j’aurai soin de choisir pour elles les plus agréables danseurs.

— Cela me ferait un plaisir extrême, dit sa mère.

— Et alors quand vous partirez vous pourrez me laisser une ou deux de mes sœurs, et je ne doute point que je ne leur trouve des maris avant la fin de l’hiver.

— Je vous remercie pour ma part de cette faveur, dit Élisabeth, mais je n’aime pas extrêmement votre manière de trouver des maris. »

Leurs hôtes ne devaient demeurer que dix jours à Longbourn ; M. Wickham ayant reçu son brevet avant de quitter Londres, se trouvait obligé de joindre son régiment à la fin de la quinzaine.

La seule Mme Bennet regrettait que leur séjour dans Herfordshire dût être si court, aussi voulut-elle le mettre à profit ; chaque jour elle sortait avec sa fille ou recevait du monde chez elle ; les assemblées offraient à tous quelques agréments, car éviter un cercle de famille était même une chose encore plus désirable pour ceux qui réfléchissaient, que pour ceux qui ne le faisaient point.

L’attachement de Wickham pour Lydia était exactement ce qu’Élisabeth l’avait supposé, il n’égalait pas celui qu’avait Lydia pour lui. À peine eut-elle besoin de la plus légère observation pour être persuadée que la passion de Lydia, bien plus que celle de Wickham, avait été cause de leur fuite, et elle se fût demandé avec étonnement pourquoi, sans se soucier beaucoup d’elle, il s’était décidé à l’enlever si elle n’eût été assurée que ses dettes l’obligeaient à fuir ; et les choses étant ainsi, il n’était pas homme à résister à l’occasion d’avoir une compagne.

Lydia l’aimait éperdument, il était toujours son cher, son bien-aimé Wickham, on ne le pouvait comparer à qui que ce fût ; il excellait en tout, et elle était sûre qu’au premier septembre, il tuerait plus de gibier que le meilleur chasseur du pays.

Un matin, peu de jours après leur arrivée, comme elle travaillait avec ses deux sœurs aînées, elle dit à Élisabeth :

« Lizzy, je ne vous ai jamais donné aucun détail sur mon mariage ; vous n’étiez pas là lorsque j’ai tout raconté à maman, ne désirez-vous pas savoir comment cela s’est passé ?

— Non vraiment, répondit Élisabeth, je pense qu’on n’en saurait trop peu dire sur ce sujet.

— Oh ! que vous êtes singulière mais il faut absolument que je vous conte tout cela : nous nous sommes mariés, vous savez, à St.-Clément, parce que l’appartement de Wickham se trouvait dans cette paroisse ; il fut décidé que nous nous y rendrions à onze heures, mon oncle, ma tante et moi, et les autres devaient nous rencontrer à l’église. Eh bien, le lundi matin arriva, et j’étais si agitée, si impatiente, je craignais que quelque événement imprévu ne vînt différer la cérémonie ; oh ! j’en serais devenue folle de chagrin, et puis, pendant que je m’habillais, ma tante n’est-elle pas venue me sermonner, avec un air si sérieux que j’ai vraiment cru qu’elle me lisait un sermon ! Grâce au ciel, je n’en ai point entendu dix mots, car je pensais, comme vous pouvez le croire, à mon cher Wickham, je mourais d’envie de savoir, s’il se marierait avec son habit bleu.

« Enfin nous déjeunâmes à dix heures, comme de coutume, et j’ai cru que nous n’aurions jamais fini, car à propos, il faut que vous sachiez que mon oncle et ma tante ont été bien désagréables tout le temps que j’étais chez eux : je n’ai pas sorti une seule fois ; cela est-il croyable ? J’y suis cependant restée quinze jours ; pas une pauvre soirée, ni assemblée d’aucune espèce ; il est vrai que Londres était bien désert ; mais enfin le petit spectacle de Hay-Market [1] était ouvert, et ne voilà-t-il pas qu’au moment où nous allions monter en voiture, ce vilain M. Stone arrive et veut absolument parler d’affaires à mon oncle, et vous savez qu’une fois qu’ils sont ensemble, ils n’en finissent plus… Oh ! j’étais très contrariée, car mon oncle devait me servir de témoin, et si nous avions passé l’heure, nous n’aurions pas pu nous marier ce jour-là ; heureusement il revint bientôt et nous partîmes ; cependant je me suis rappelé depuis, que si même mon oncle n’avait pu venir, cela ne nous aurait point obligés à différer notre mariage, car M. Darcy pouvait fort bien le remplacer.

— M. Darcy, répéta Élisabeth avec la plus vive surprise.

— Mais oui ! il devait y venir avec Wickham, vous savez… Ô ciel ! que viens-je de faire ; je n’en devais pas parler, je leur avais si formellement promis d’être discrète, que dira Wickham ? Cela devait être un si grand secret !

— Si cela devait être un secret, repartit Hélen, n’en parlons plus, soyez assurée que je ne chercherai pas à en savoir davantage.

— Oh certainement ! dit Élisabeth, quoique sa curiosité fût vivement excitée, nous ne vous poserons aucune question.

— Je vous remercie, car si vous m’en posiez je vous dirais tout, et alors Wickham serait si fâché ! »

Pour ne pas profiter d’un tel encouragement à se satisfaire, Élisabeth se vit obligée d’en fuir l’occasion en quittant le salon.

Mais demeurer dans l’ignorance sur un tel point, était chose impossible, ou du moins il était impossible de ne pas chercher quelque éclaircissement. M. Darcy avait été au mariage de Lydia ! Le moyen de comprendre une semblable démarche ? Quel motif pouvait le conduire dans un pareil moment parmi des personnes, avec lesquelles, selon toutes les apparences, il avait si peu affaire, qu’il avait tant de répugnance à fréquenter ? Les conjectures les plus étranges, les plus diverses, se présentèrent en foule à son esprit, mais aucune d’elles ne la put satisfaire ; celles qui lui plaisaient le mieux, comme plaçant la conduite de Darcy dans le jour le plus favorable, lui semblaient aussi les moins naturelles ; elle ne put longtemps demeurer dans cet état de doute et d’incertitude, et saisissant avec vivacité une feuille de papier, elle écrivit une courte lettre à sa tante, pour lui demander l’explication du peu de mots que Lydia avait laissé échapper, si toutefois cela était compatible avec le secret qu’on semblait vouloir garder.

« Vous pouvez facilement concevoir, ajoutait-elle, à quel point ma curiosité doit être excitée, en sachant qu’une personne, qui n’a nul rapport avec nous, et qui est pour ainsi dire, inconnue, étrangère à notre famille, se soit trouvée parmi vous dans un pareil moment. Je vous supplie de me répondre à la réception de la présente, et de m’expliquer cette énigme, à moins que des raisons bien graves ne vous obligent à garder sur ce point un silence inviolable, comme Lydia semble le croire ; alors, il me faudra demeurer satisfaite, s’il est possible, de mon ignorance. »

« Et voilà ce que je ne saurai faire, se dit-elle à elle-même en finissant la lettre, car ma chère tante, si vous ne me le dites pas franchement, je serai forcée d’user de finesse pour le découvrir. »

La délicate discrétion d’Hélen l’empêchait de parler en particulier à Élisabeth de ce qu’avait dit Lydia ; Élisabeth n’en fut pas fâchée. Jusqu’à ce qu’elle connût quel succès auraient ses recherches, elle aimait autant n’avoir point de confidente.

  1. Les grands spectacles sont fermés pendant une partie de l’été.