Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/57

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Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 370-374).

chapitre 57


L’émotion que cette extraordinaire visite avait causée à Élisabeth, ne put être facilement surmontée, et plusieurs heures se passèrent qu’elle y rêvait encore. Lady Catherine avait (tout le disait du moins) entrepris ce voyage, dans le seul but de rompre l’engagement qu’on supposait exister entre elle et M. Darcy ; ce plan était fort raisonnable, il est vrai, mais d’où pouvait naître l’idée de cet engagement ? Voilà ce qu’Élisabeth cherchait vainement à deviner lorsque soudain elle se rappela que lui, étant l’ami intime de Bingley, et elle, la sœur d’Hélen, cela pouvait suffire dans un moment où l’attente d’une noce en faisait à chacun désirer une autre ; et ses voisins de Lucas-Lodge (car par eux et les Colins ce rapport était, selon toute apparence, parvenu jusqu’à lady Catherine) n’avaient, après tout, désigné comme chose prochaine et décidée, que ce qu’elle regardait elle-même comme pouvant se faire à quelque époque future.

Toutefois, en repassant dans sa mémoire les expressions de lady Catherine, elle éprouvait quelque inquiétude, car la résolution d’empêcher leur mariage, si ouvertement manifestée par cette dame, lui donna lieu de présumer qu’elle avait dessein de s’adresser directement à son neveu, et quelle impression pouvait faire sur lui un semblable détail des inconvénients attachés à une union avec elle ? Voilà ce qu’elle n’osait décider ; elle ne savait pas s’il portait à sa tante une affection bien sincère, s’il se fiait beaucoup à son jugement, mais de toute manière il était naturel de supposer qu’il jugeait cette dame bien plus favorablement qu’elle ne le pouvait faire, et d’ailleurs comment ne se point rappeler qu’en lui représentant les ridicules auxquels il s’exposerait en s’alliant à une personne dont la famille n’était pas d’un rang égal au sien, sa tante le prendrait par son faible ; et alors le moyen de ne point craindre qu’il ne trouvât beaucoup de sens et de solidité dans les raisonnements qui lui avaient paru à elle si faibles et si ridicules ?

S’il était encore indécis sur la conduite qu’il devait tenir, ce qui avait souvent semblé probable, les avis, les prières d’une si proche parente pourraient mettre fin à son incertitude, et le décider enfin à être aussi heureux que les jouissances de la vanité le pourraient rendre ; dans ce cas il ne reviendrait plus. Lady Catherine le pourrait voir à son passage à Londres, et la promesse donnée par lui à Bingley de revenir à Netherfield, serait naturellement rompue.

« Si donc dans quelques jours il s’excuse auprès de son ami, de ne pouvoir le venir joindre, ajouta-t-elle, j’en saurai comprendre le motif, j’abandonnerai alors tout espoir, tout désir de le ramener à moi ; s’il se contente de me regretter lorsqu’il pourrait obtenir ma main et mon cœur, il ne mérite pas mes regrets. »

La surprise qu’éprouva le reste de la famille, en apprenant la visite qui leur avait été faite, fut grande sans doute, mais fort obligeamment ils demeurèrent satisfaits de la même supposition qui avait déjà apaisé la curiosité de Mme Bennet, et Élisabeth ne fut pas trop tourmentée à ce sujet.

Le lendemain matin, comme elle descendait au salon, son père la rencontra, il sortait de son cabinet et avait une lettre à la main.

« Lizzy, lui dit-il, j’allais vous chercher ; entrez ici avec moi. »

Elle obéit ; sa curiosité de savoir ce qu’il avait à lui dire, était d’autant plus vive, qu’elle présumait que cela devait avoir quelque rapport à la lettre qu’il tenait : l’idée lui vint même que lady Catherine pouvait en être l’auteur, et elle anticipait avec crainte sur l’explication qui en serait la suite.

Elle suivit son père jusqu’à la cheminée, et là, s’étant tous deux assis, il prit ainsi la parole :

« J’ai reçu ce matin une lettre qui m’a fort étonné ; comme son contenu vous concerne particulièrement, je dois vous la faire connaître : j’ignorais auparavant, que j’eusse deux filles sur le point d’être mariées ; laissez-moi vous féliciter d’une conquête aussi importante. »

La plus vive rougeur vint déceler l’embarras d’Élisabeth, et comme elle pensait que ce devait être une lettre du neveu plutôt que de la tante, elle ne savait trop s’il fallait être satisfaite de le voir s’expliquer enfin, ou mécontente de ce que la lettre ne lui fût pas adressée à elle-même, lorsque son père continua :

« Vous rougissez, je crois ; les demoiselles ont sur de pareilles matières une extrême pénétration, mais je puis, ce me semble, vous défier, quelque sagacité dont vous soyez douée, de deviner le nom de votre futur… Cette lettre est de M. Colins.

— De M. Colins ! que peut-il avoir à nous dire ?

— Sûrement quelque chose de fort à propos ! Il commence par me féliciter sur l’approche du mariage de ma fille aînée, qui lui a été communiqué, à ce qu’il paraît, par quelques-unes de nos bonnes voisines de Lucas-Lodge ; mais je ne veux point me faire un jeu de votre impatience, en vous lisant ce qu’il dit à ce sujet ; ce qui vous regarde est ainsi conçu : « Vous ayant maintenant offert nos sincères félicitations sur cet heureux événement, permettez-moi ici de vous ajouter quelques mots au sujet d’une autre nouvelle qui nous est parvenue de la même manière. Votre fille Élisabeth, on le présume du moins, ne portera guère plus longtemps que sa sœur le nom de Bennet ; et celui auquel elle doit unir sa destinée, peut raisonnablement être regardé comme l’un des personnages les plus illustres de l’Angleterre.

— Devinez-vous, Lizzy, qui cela peut être ? — Le ciel a été prodigue envers lui de tous les dons qui peuvent le mieux satisfaire le cœur de l’homme ; une grande fortune, une famille des plus nobles, et des attributions importantes ; cependant, malgré tous ces avantages, laissez-moi monsieur, par votre entremise, prévenir ma cousine Élisabeth des maux auxquels elle se pourrait exposer en se rendant trop facilement aux vœux de son noble ami, ce que naturellement elle sera très portée à faire. »

— Eh bien, Lizzy, qui donc est ce futur si fameux ; mais vous allez le savoir ?

« Mon motif, pour vous donner cet avis est, que nous avons tout lieu de croire que sa tante, lady Catherine de Brough, ne voit pas ce mariage, d’un œil favorable. »

— M. Darcy, vous le voyez est cet illustre personnage : j’espère, Lizzy, vous avoir étonnée ; les Lucas pouvaient-ils choisir dans toute notre société, un homme dont le nom seul démentît plus formellement leur récit ? M. Darcy, qui ne regarde une femme que pour lui trouver un défaut, et qui probablement ne vous a jamais regardée de sa vie, c’est admirable ! »

Élisabeth s’efforçait de prendre part aux plaisanteries de son père ; cependant jamais sa gaieté n’avait été excitée par un motif si peu agréable pour elle.

— Cela ne vous réjouit-il pas ?

— Oh si ! Continuez, je vous en prie !

« Lui ayant hier au soir parlé de cette union comme d’une chose probable, elle m’a aussitôt, avec sa grâce ordinaire, exprimé ses sentiments à ce sujet ; et il paraît que par suite de quelques circonstances désagréables relatives à la famille de ma cousine, elle ne pourra jamais donner son assentiment à une alliance qu’elle assure être des plus déshonorantes pour son neveu. J’ai donc pensé qu’il était de mon devoir de vous en donner sur-le-champ avis, afin que ma cousine et son noble adorateur fissent quelques réflexions, et ne se hâtassent pas trop de conclure un mariage qui n’a pas été sanctionné comme il convient. » M. Colins ajoute encore : « Je suis vraiment aise que la triste affaire de ma cousine Lydia ait été si bien étouffée ; il est fâcheux cependant que les détails de sa fuite soient si généralement connus Je ne puis ici négliger les devoirs de mon état, et vous citer la vive surprise que j’ai éprouvée, en apprenant que vous aviez reçu dans votre maison les nouveaux époux aussitôt après leur mariage ; c’était encourager le vice, et si j’eusse été le pasteur de Longbourn, je m’y serais formellement opposé… Vous deviez sans doute leur pardonner comme chrétien, mais jamais ne les recevoir, et défendre même que leur nom fût prononcé devant vous. »

— Voilà ses idées de la charité chrétienne ! Dans le reste de la lettre, il n’est question que de sa chère Charlotte et de ses espérances à ce sujet. Mais, Lizzy, cela ne semble pas vous divertir ? Vous n’allez pas faire l’enfant, j’espère, et prétendre vous formaliser d’un conte pareil ? Pourquoi vivons-nous, si ce n’est pour donner à rire à nos voisins, et nous réjouir d’eux à notre tour ?

— Oh ! s’écria Élisabeth, ce rapport me divertit extrêmement, mais il est si singulier !

— Sans doute, et voilà pourquoi je le trouve charmant : s’ils avaient fait choix de toute autre personne, cela n’aurait pas eu le même sel ; mais la parfaite indifférence de M. Darcy, et votre extrême antipathie pour lui rendent la chose si absurde, si plaisante ! D’ordinaire je hais les correspondances, mais je ne voudrais pas pour tout au monde n’en point avoir une avec M. Colins. Certes, lorsque je lis une de ses lettres, je ne puis m’empêcher de le préférer, même à Wickham ; pourtant je prise fort l’impudence et l’hypocrisie de mon gendre… Et que dit lady Catherine de cette nouvelle, Lizzy ? Est-elle venue vous refuser son consentement ? »

À cette question, sa fille ne répondit que par un éclat de rire ; et comme elle lui fut adressée sans le moindre soupçon, elle n’eut pas le chagrin de l’entendre répéter. Jamais Élisabeth n’avait eu tant de peine à dissimuler ses sentiments : il lui fallait prendre un air riant lorsque volontiers elle eût fondu en larmes. Ce que son père avait dit de l’indifférence de M. Darcy, la mortifiait cruellement, elle ne pouvait que s’étonner d’un tel manque de pénétration, ou craindre même que ses propres désirs ne l’eussent trompée, et que son père, loin d’en voir trop peu, ne lui eût dit, hélas ! que la juste vérité.