Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/59

La bibliothèque libre.
Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 384-391).

chapitre 59


« Ma chère Lizzy, jusqu’où avez-vous donc été ? » fut une question qu’Élisabeth reçut d’Hélen à son entrée dans sa chambre, et que toute sa famille lui répéta lorsqu’on se mit à table. Pour toute réponse, elle ne put que leur dire qu’elle s’était trompée de route, et avait par là prolongé sa promenade. Elle rougissait en donnant cette explication, mais la rougeur ne fit pas soupçonner la vérité.

La soirée se passa tranquillement sans aucune circonstance remarquable : les amoureux reconnus parlaient et riaient ; ceux dont la passion était ignorée gardaient le silence. Darcy n’était point un homme que le bonheur pût rendre jovial, et Élisabeth, agitée et confuse, savait plutôt qu’elle était heureuse qu’elle ne le sentait réellement. Elle pensait, avec trouble, à ce que diraient ses parents, lorsque sa position avec Darcy serait connue ; elle n’ignorait pas qu’Hélen était la seule qui eût quelque estime pour lui, et craignait que son rang et toute sa fortune ne pussent même détruire l’impression défavorable qu’il avait faite au reste de sa famille.

Le soir, étant seule avec Hélen, elle lui ouvrit son cœur ; bien que toute idée de défiance fût ordinairement loin du caractère de Mlle Bennet, en ce moment elle demeura incrédule.

« Vous plaisantez, Lizzy, cela ne peut être ! Recherchée par M. Darcy ! Non, non, vous ne m’abuserez pas, je sais que cela est impossible !

— Voici vraiment un triste commencement ; mon seul espoir était en vous, et qui donc me croira si vous ne me croyez pas ? Cependant je vous parle sérieusement, je ne dis que la vérité, il m’aime encore, et nous sommes engagés. »

Hélen la regarda d’un air de doute :

« Oh Lizzy ! cela n’est pas croyable ; je sais quelle aversion vous avez toujours eue pour lui.

— Vous ne savez ce que vous dites ! D’ailleurs, le passé doit être oublié ; peut-être ne l’ai-je pas toujours aimé comme je l’aime maintenant ; mais dans un cas pareil trop de mémoire serait impardonnable : voici la dernière fois que je veux moi-même me le rappeler. »

Mlle Bennet ne pouvait revenir de sa surprise ; Élisabeth l’assura de nouveau, et encore plus sérieusement qu’elle lui disait la vérité.

« N’est-ce pas un rêve ? Cela peut-il être ! Cependant, il faut bien vous croire, s’écria Hélen. Chère bonne Lizzy ! je voudrais, oui, je dois vous féliciter, mais, êtes-vous certaine ?… Pardonnez cette demande, êtes-vous certaine de pouvoir trouver votre bonheur avec lui ?

— Il est déjà décidé entre nous que nous serons les plus heureux époux qui existent dans l’univers. Mais, Hélen, êtes-vous contente ? Aimeriez-vous à le nommer votre frère ?

— Oui, ma chère, je vous assure ; rien ne saurait faire plus de plaisir à Bingley ; nous y avons souvent pensé, mais nous en parlions comme d’une chose impossible ; et l’aimez-vous vraiment assez pour l’épouser ? Oh, ma Lizzy ! surtout ne vous mariez pas sans inclination ! Êtes-vous bien sûre d’éprouver pour lui cette affection sincère qu’il a droit d’attendre de vous ? Laissez-moi savoir tout ce qui a rapport à une affaire si intéressante ; dites-moi, je vous en prie, depuis quand vous l’aimez ?

— Mon attachement pour lui est venu si graduellement, que je sais à peine quand il a commencé… ; mais peut-être a-t-il pris naissance le jour où je vis, pour la première fois, les beaux bois de Pemberley. »

Sa sœur la priant avec instance de parler sérieusement, elle se rendit à ce désir, et l’eut bientôt satisfaite par une assurance solennelle et bien sincère de son attachement pour Darcy. Lorsque Mlle Bennet fut convaincue sur ce point, elle n’eut plus rien à désirer.

« Maintenant, dit-elle, mon bonheur est parfait, car vous serez aussi heureuse que moi ; j’ai toujours eu une haute opinion de lui, et l’attachement qu’il a eu pour vous, aurait seul suffi pour me le faire estimer ; mais à cette heure, qu’il est non seulement l’ami intime de Bingley, mais encore votre amoureux, qui donc, après Bingley et vous, peut m’être plus cher ? Mais, Lizzy, vous avez été bien discrète, bien réservée avec moi, à peine m’avez-vous dit un mot de ce qui s’est passé à Lambton et à Pemberley ; je dois tout ce que j’ai appris à un autre que vous. »

Élisabeth lui dit alors les motifs de son silence ; elle avait craint de prononcer le nom de Bingley, et ses propres sentiments étant si incertains, lui faisaient également éviter de parler de son ami ; mais maintenant elle ne voulait pas lui laisser ignorer davantage la conduite qu’il avait tenue à l’occasion du mariage de Lydia. Tout fut avoué, et la moitié de la nuit était déjà écoulée, qu’elles avaient encore bien des choses à se dire.

« Ô ciel ! s’écria Mme Bennet, comme elle regardait à la fenêtre le lendemain matin, ne voilà-t-il pas encore cet ennuyeux M. Darcy, avec notre cher Bingley ? Qu’est-ce qui peut donc l’engager à venir nous importuner si souvent ? J’espérais qu’il serait allé chasser quelque part et nous aurait au moins aujourd’hui laissé en repos. Que ferons-nous de lui ? Lizzy, il faut bien que vous alliez vous promener avec lui, afin qu’il ne soit pas sur le chemin de Bingley. »

Élisabeth sourit à une telle proposition ; cependant eue était vivement contrariée d’entendre sa mère donner toujours à Darcy une si fâcheuse épithète.

Dès qu’ils entrèrent, M. Bingley la regarda d’un air si expressif et lui prit la main avec tant d’amitié, qu’elle ne douta plus qu’il ne fût instruit de tout ; et quelques instants après il dit à haute voix : « Monsieur Bennet n’avez-vous pas dans le voisinages quelque autres chemins de traverse où Lizzy puisse encore s’égarer aujourd’hui ?

— Je conseille à M. Darcy, à Élisabeth et à Kitty, dit Mme Bennet, d’aller ce matin à Oakham ; c’est une longue promenade, et, de la montagne, la vue est superbe. M. Darcy sans doute n’a jamais été de ce côté-là.

— Cette promenade peut fort bien convenir à Élisabeth et à Darcy, reprit Bingley, mais je suis sûr qu’elle serait trop longue pour Kitty ! N’est-il pas vrai, Kitty ? »

Catherine avoua qu’elle préférait rester à la maison. Darcy parut fort curieux d’admirer la vue de la montagne, et Élisabeth, par son silence, consentit à le suivre. Comme elle montait dans sa chambre pour s’habiller, sa mère la suivit.

« Je suis vraiment fâchée, Lizzy, lui dit-elle, que vous soyez obligée d’entretenir vous seule ce fâcheux personnage, mais j’espère que cela ne vous contrarie pas extrêmement… C’est pour votre chère Hélen que vous le faites, elle vous en remerciera ; d’ailleurs, il n’est point nécessaire de lui parler beaucoup, dites-lui un mot seulement de temps à autre, ne vous gênez pas trop. »

Pendant leur promenade, il fut arrêté que le consentement de M. Bennet serait demandé dans le courant de la soirée, Élisabeth se réservant de faire elle-même la communication à sa mère ; elle ne savait trop comment elle prendrait la chose, et doutait parfois que toute la fortune de Darcy fût même suffisante pour vaincre l’extrême aversion qu’elle avait pour lui ; mais qu’elle approuvât ou non cette alliance, une chose cependant était certaine, c’est qu’elle ne pourrait jamais exprimer ses sentiments d’une manière qui fît honneur à son esprit ; et Élisabeth craignait autant que M. Darcy n’entendît les premiers transports de sa joie que ceux que lui pourrait dicter un sentiment tout opposé.

Le soir, lorsque M. Bennet se retira dans son cabinet, elle vit M. Darcy se lever et le suivre : cette vue lui causa une vive émotion ; elle ne craignait pas le refus de son père, mais on allait l’affliger ! et c’était elle ! elle, son enfant de prédilection, qui, par le choix qu’elle avait fait, allait le rendre malheureux, allait lui causer tant de craintes et d’inquiétudes en disposant d’elle ; réflexion pénible ! Et jusqu’au moment où M. Darcy reparut, son agitation fut extrême ; mais alors levant les yeux sur lui, elle vit son sourire et fut un peu soulagée. Quelques moments après il s’approcha de la table, près de laquelle elle était assise avec Kitty, et feignant d’admirer son ouvrage, il lui dit à demi-voix : « Allez à votre père, il vous attend dans son cabinet. » Elle se leva sur-le-champ.

Son père se promenait dans sa chambre d’un air grave et soucieux : « Lizzy, dit-il, que faites-vous, vous rêvez, je crois, d’accepter cet homme, ne l’avez-vous pas toujours détesté ? »

Combien ne désira-t-elle pas alors que ses anciennes opinions eussent été plus raisonnables, ses expressions plus modérées ! Cette prudente conduite lui aurait épargné des explications assez embarrassantes, mais qui maintenant étaient nécessaires ; et elle assura son père, non sans confusion, de son attachement pour M. Darcy.

« Ou, pour mieux dire, vous êtes décidée à l’épouser ? Il est riche sans doute, et vous pourrez avoir des parures plus brillantes, de plus beaux équipages qu’Hélen ; mais cela fera-t-il votre bonheur ?

— La certitude de mon indifférence, dit Élisabeth, est-elle votre seule objection ?

— Oui, nous le connaissons tous pour être un homme fier et désagréable, mais cela ne serait rien si vous l’aimiez réellement !

— Oh oui, je l’aime, répondit-elle les yeux remplis de larmes ; je l’aime et bien sincèrement ! Il n’a point, je vous assure, de fierté déplacée ; vous ne le connaissez pas ; aussi, je vous en conjure, ne m’affligez pas en me parlant ainsi de lui.

— Lizzy, lui dit son père, je lui ai donné mon consentement : il est un de ces hommes, il est vrai, auxquels il est difficile de refuser ce qu’ils condescendent à vous demander ; maintenant, je vous le donne, si vraiment vous êtes décidée à l’épouser ; mais laissez-moi vous conseiller d’y réfléchir encore ; je connais votre caractère, ma Lizzy, je sais que vous ne pourrez être heureuse, si vous n’avez pour votre mari une estime réelle, si vous ne le regardez comme un être qui vous est supérieur… Votre vivacité, votre imagination légère et brillante, vous exposeraient, dans un mariage disproportionné, aux plus grands dangers ; vous pourriez à peine éviter le déshonneur et tous les maux qui en sont la suite. Mon enfant, épargnez-moi la douleur de vous voir chercher vainement à respecter celui avec lequel vous devez passer toute votre vie ; vous n’y avez pas sérieusement pensé ? »

Élisabeth encore plus émue, l’assura de la manière la plus solennelle, que ses sentiments étaient tels qu’il les pouvait désirer ; et enfin lorsqu’elle eut expliqué comment ses anciennes préventions contre M. Darcy avaient graduellement fait place à une estime sincère, ajoutant qu’elle était certaine que son attachement pour elle, loin d’être l’ouvrage d’un jour, avait résisté à plusieurs mois d’incertitude et d’épreuves, et détaillant aussi avec énergie toutes ses bonnes qualités, elle sut vaincre l’incrédulité de son père, et le réconcilier avec ce mariage.

« Eh bien, ma fille, lui dit-il, dès qu’elle eut cessé de parler, s’il en est ainsi, il mérite vos affections ; il faut vraiment, ma Lizzy, qu’il soit tel que vous me le dites, pour me décider à me séparer de vous. »

Voulant ajouter à la bonne impression que ce récit avait fait sur son père, elle lui dit alors tout ce que M. Darcy avait volontairement fait pour Lydia. Son père l’écoutait avec étonnement.

« Voici vraiment une soirée de merveilles ! Ainsi donc Darcy a arrangé toute cette affaire ? Le mariage a été fait, les dettes de Wickham acquittées, sa femme dotée, et son brevet obtenu, par lui seul ? Tant mieux ! cela m’épargnera bien de l’ennui et du tourment : si cet arrangement eût été l’ouvrage de votre oncle, mon devoir m’obligerait à rembourser ses dépenses, et je l’eusse fait… Mais ces jeunes amants-là veulent tout faire à leur guise ; demain je lui proposerai de le payer : pour toute réponse, sans doute, il me fera quelque déclaration bien tendre de son amour pour vous, et ainsi se terminera mon affaire. »

Il se rappela alors l’embarras d’Élisabeth à la lecture de la lettre de M. Colins, et, après s’en être un peu amusé, il lui permit enfin de se retirer, lui disant, comme elle quittait l’appartement : « Si quelques jeunes gens se présentent pour Mary et Kitty, envoyez-les-moi, j’ai tout le loisir de les écouter. »

Maintenant Élisabeth se trouvait délivrée d’une bien vive inquiétude, et après avoir restée une demi-heure dans sa chambre à réfléchir tranquillement, elle put rentrer au salon avec un esprit assez calme ; sa situation lui paraissait trop nouvelle pour qu’elle se livrât à sa gaieté ordinaire : cependant elle fut moins silencieuse que la veille, et la soirée se passa fort agréablement.

Lorsque sa mère se retira dans sa chambre, elle la suivit, et lui fit l’importante révélation. Son effet sur Mme Bennet fut des plus extraordinaires, car d’abord elle demeura immobile, et ne put prononcer un seul mot ; plusieurs minutes même s’écoulèrent qu’elle ne pouvait encore comprendre ce qu’on lui disait, bien que de coutume, elle ajoutât facilement foi aux choses qui paraissaient avantageuses pour sa famille, surtout si l’amour y avait quelque part. Enfin, elle commença à se remettre, se leva, se rassit, et finalement s’écria :

« Ô ciel ! se peut-il ? M. Darcy ! Qui aurait pu l’espérer, et cela est-il bien vrai… ? Oh, ma bien-aimée Lizzy ! quelle grande dame vous allez être ! comme vous serez riche ! que d’argent, que de bijoux, que d’équipages vous allez avoir ! la fortune d’Hélen ne peut être comparée à la vôtre ! Oh ! non certainement ; je suis si contente, un si aimable homme, si grand, si beau ! Oh, ma chère Lizzy ! faites-lui mes excuses de ce que je l’ai si longtemps détesté ; j’espère qu’il me le pardonnera. Chère, chère Lizzy ! une maison en ville ! tout ce qu’on peut désirer de plus charmant ! trois filles mariées, dix mille livres sterling de rente ! Ô ciel ! ma joie est trop grande, j’en deviendrai folle ! »

C’en était assurément assez pour prouver que son approbation n’était pas douteuse, et Élisabeth se réjouissant que de semblables effusions ne fussent entendues que par elle, se retira bientôt ; mais à peine avait-elle été quelques instants dans sa chambre, que sa mère vint l’y trouver.

« Ma chère enfant, dit-elle, je ne puis songer à autre chose, dix mille livres sterling de rente ! et sans doute davantage, tant de richesses équivalent au titre de lady ! Il faut que vous soyez mariée par dispense spéciale[1] ; certainement il le faut… Mais, ma toute belle, quel est le plat favori de M. Darcy, afin que je l’aie demain ? »

Cela était un triste présage de la conduite que sa mère tiendrait envers lui, et Élisabeth, bien qu’elle possédât les plus chères affections de celui qu’elle aimait, et qu’elle fût assurée du consentement de ses parents, avait encore néanmoins quelque chose à désirer. Le lendemain cependant se passa mieux qu’elle ne l’avait espéré, car Mme Bennet craignait tant son gendre futur, qu’elle n’osait lui parler, à moins qu’il ne dépendît d’elle de lui faire quelque civilité ou de lui témoigner l’entière déférence qu’elle avait pour ses opinions.

Élisabeth eut la satisfaction de voir son père chercher à connaître vraiment M. Darcy, et bientôt il assura sa fille que son estime pour lui augmentait à chaque instant.

« J’estime beaucoup mes trois gendres, dit-il ; Wickham peut-être est celui que j’affectionne le plus, mais, je crois que j’aimerai votre mari tout autant que celui d’Hélen. »

  1. Droit de se marier sans publication de bans.