Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/61

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Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 399-402).

chapitre 61


Heureux pour Mme Bennet fut le jour où elle se sépara de ses deux plus aimables filles : aucune inquiétude ne vint troubler sa joie ; les voir mariées était toute son envie : sa sollicitude maternelle n’allait pas au-delà. Avec quelle satisfaction elle visitait ensuite Mme Bingley et parlait de Mme Darcy ! Et je voudrais, pour le bien de sa famille, qu’il me fût possible d’ajouter que l’établissement de ses enfants, en remplissant tous ses vœux, sut aussi la rendre, pour le reste de sa vie, une femme aimable, sensée et instruite.

M. Bennet regretta beaucoup sa seconde fille ; sa tendresse pour elle l’éloigna plus souvent de chez lui qu’aucune autre chose ne le pouvait faire. Il aimait extrêmement à aller à Pemberley, surtout lorsqu’il y était le moins attendu.

M. et Mme Bingley ne demeurèrent qu’un an à Netherfield : le voisinage de Longbourn et de Meryton lassa enfin, et le caractère facile du mari et le bon cœur d’Hélen. Les sœurs de Bingley virent alors leurs désirs accomplis, car leur frère fit l’acquisition d’une terre dans un comté voisin de Derbyshire ; et Hélen et Élisabeth ajoutèrent à tant d’autres sources de félicité, le bonheur de n’être qu’à trente milles l’une de l’autre.

Kitty, à son grand avantage, passa la plus grande partie de son temps avec ses deux sœurs aînées, dans une société bien supérieure à celle qu’elle avait jusqu’alors connue. Ses progrès furent grands ; elle n’était point d’un caractère aussi indomptable que Lydia et, recevant, au lieu des mauvais exemples de celle-ci, des conseils sages et utiles, elle devint, avec le temps, plus raisonnable et moins ignorante. On l’éloigna avec soin de la société de Lydia ; et bien que Mme Wickham l’invitât souvent à la venir voir, lui promettant et des bals et des danseurs choisis, son père ne voulut jamais consentir à la voir s’éloigner.

Mary était la seule qui restait maintenant à Longbourn et nécessairement elle fut distraite de ses études par Mme Bennet, qui ne pouvait se passer de société. Mary se vit donc obligée d’aller plus souvent dans le monde, mais elle pouvait encore faire des réflexions morales sur chaque visite du matin ; et comme elle n’était plus mortifiée par des comparaisons entre la beauté de ses sœurs et la sienne, son père eut quelque idée qu’elle se soumettait à ce changement sans beaucoup de répugnance.

Quant à Lydia et son mari, leurs caractères ne subirent aucune révolution par le mariage de leurs sœurs. Wickham supporta avec philosophie l’idée que sa fausseté et son ingratitude seraient désormais entièrement connues d’Élisabeth, et malgré tout, peut-être, espérait-il encore qu’on pourrait décider Darcy à faire sa fortune. La lettre de félicitations qu’Élisabeth reçut de Lydia lui prouva que sa femme du moins formait cet espoir. Tel en était le contenu :


« Ma chère Lizzy,

« Je vous félicite ! si vous aimez M. Darcy moitié autant que je chéris mon cher Wickham, vous devez être bien heureuse. C’est pour nous une grande consolation de vous savoir si riche ; et lorsque vous n’aurez rien de mieux à faire, j’espère que vous penserez à nous. Je suis sûre que Wickham aimerait fort une place à la cour, et je crois que sans quelques secours, notre revenu ne saurait nous suffire : n’importe quelle place, pourvu qu’elle fût de trois ou quatre cents livres sterling de rente, elle ferait notre affaire ; mais cependant n’en parlez pas à M. Darcy si vous croyez ne le devoir pas faire. »

« Votre, etc. »

Comme il arriva qu’Élisabeth était persuadée qu’elle ne le devait point faire, elle chercha dans sa réponse à mettre fin à toutes demandes de ce genre, cependant souvent elle leur envoyait les secours que ses économies particulières lui permettaient de leur offrir. Elle avait toujours présumé qu’une fortune comme la leur, gérée par deux personnes si peu réglées dans leurs dépenses, et si insouciantes de l’avenir, ne pouvait être que très insuffisante : elle ne se trompait point, car chaque fois qu’ils changeaient de garnison, ou Hélen, ou elle-même, recevait la prière de les aider quelque peu à acquitter les mémoires qu’ils devaient. Leur manière de vivre, même lorsque la paix leur permit de choisir une demeure, fut des plus irrégulières ; ils étaient sans cesse, se déplaçant d’une ville à une autre, sans trop savoir pourquoi, et dépensaient toujours plus qu’ils ne pouvaient. L’affection de Wickham pour Lydia se changea bientôt en indifférence ; celle qu’elle avait pour lui dura un peu plus longtemps, et malgré sa grande jeunesse et son étourderie, elle conserva tous les droits à une bonne réputation que son mariage lui avait donnés. Encore que Darcy ne pût jamais recevoir Wickham à Pemberley, néanmoins, par égard pour Élisabeth, il l’aida dans la carrière qu’il suivait. De temps à autre sa femme les venait voir, pendant que lui s’allait divertir à Bath ou à Londres ; mais souvent ils demeuraient tous deux si longtemps avec leur autre beau-frère, que sa patience en fut épuisée, et il alla même jusqu’à parler du désir qu’il avait de leur faire entendre qu’il était temps qu’ils partissent.

Mlle Bingley fut extrêmement mortifiée du mariage de Darcy, mais jugeant qu’il était convenable de conserver le droit de venir à Pemberley, elle oublia son ressentiment, eut plus d’affection pour Georgiana que jamais, fut presque aussi attentive envers Darcy qu’autrefois, et ne négligea rien pour faire oublier à Élisabeth ses anciennes incivilités.

Pemberley fut désormais la résidence de Georgiana et l’attachement des deux sœurs répondait à tous les désirs de Darcy ; elles purent s’aimer l’une et l’autre, au moins aussi tendrement qu’elles se l’étaient promis. Georgiana avait la plus haute opinion d’Élisabeth, quoique d’abord elle écoutât, avec un étonnement presque voisin de la crainte, le langage gai et léger qu’elle tenait à son frère. Lui qui avait su faire naître en elle un respect si grand qu’il surpassait même sa tendresse, était maintenant, et devant elle, l’objet des plaisanteries les plus familières ; comment n’en être pas surprise ? Mais bientôt elle commença à comprendre qu’une femme peut prendre avec son mari certaines libertés, qu’un frère ne permet pas toujours à une sœur qui a plus de dix ans de moins que lui.

L’indignation de lady Catherine, en apprenant le mariage de son neveu, fut extrême ; et comme elle s’abandonna à toute la franchise de son caractère, sa réponse à la lettre qui annonçait cette décision, était conçue en des termes si outrageants, surtout pour Élisabeth, que tous rapports entre eux furent pour quelque temps rompus ; mais enfin, à la demande d’Élisabeth, Darcy fit des démarches pour une réconciliation avec sa tante ; et, après quelques nouvelles résistances, son ressentiment céda, soit à son attachement pour lui, soit à sa curiosité de voir comment Mme Darcy se conduisait. Elle voulut bien condescendre à venir les visiter à Pemberley, malgré la profanation qu’avaient reçue ses antiques ombrages, non seulement de la présence d’une semblable maîtresse, mais encore des visites de ses parents de la Cité.

Les deux époux furent toujours intimement liés avec les Gardener. Darcy ne leur était pas moins attaché qu’Élisabeth, et ils éprouvaient l’un et l’autre la plus vive reconnaissance envers ceux qui, en la conduisant dans Derbyshire, avaient, involontairement, formé leur union.



FIN