Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/Texte entier

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Orgueil et Prévention
Pride and Prejudice
1813, (trad. 1822 — republiée 1966)
Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 7-9).

chapitre 1


C’est une vérité presque incontestable qu’un jeune homme possesseur d’une grande fortune doit avoir besoin d’une épouse. Bien que les sentiments et les goûts d’un tel homme ne soient pas connus, aussitôt qu’il vient se fixer dans une province les familles du voisinage le regardent comme un bien qui doit dans peu appartenir à l’une ou l’autre de leurs filles.

« Mon cher monsieur Bennet, avez-vous appris que le château de Netherfield est enfin loué ? » M. Bennet répondit que non.

« Je puis vous assurer qu’on l’a loué, reprit sa femme, car Mme Long sort d’ici, et m’a dit tout ce qu’il en était. »

M. Bennet ne fit point de réponse.

« Ne désirez-vous pas savoir, dit sa femme très vivement, quel est l’homme qui doit devenir notre voisin ?

— Vous désirez me le dire, et je veux bien vous écouter. »

Cet encouragement fut suffisant.

« Eh bien ! mon cher, sachez qu’un jeune homme fort riche vient habiter Netherfield ; il y passa lundi dernier en voiture à quatre chevaux, il vit la maison, elle lui plut ; il parla sur-le-champ à M. Morris, et doit en prendre possession à la Saint-Michel.

— Comment le nommez-vous ?

— Bingley.

— Est-il marié ?

— Non bien certainement. Un jeune homme très riche, quatre ou cinq mille livres sterling de rente, quel bonheur pour nos filles !

— Comment donc, qu’est-ce que cela peut leur faire ?

— Mon cher monsieur Bennet, comme vous êtes ennuyeux ! ne voyez-vous pas qu’il est très probable qu’il en épousera une.

— Est-ce là son intention en venant demeurer ici ?

— Son intention ! Peut-on dire une telle sottise ; mais il est très possible qu’il devienne amoureux d’une de nos filles ; ainsi il faut que vous lui fassiez une visite aussitôt après son arrivée.

— Je ne vois à cela aucune nécessité ; vous pouvez y aller avec vos filles ou les envoyer toutes seules, cela vaudrait encore mieux, car, comme vous êtes tout aussi belle qu’elles, vous pourriez bien attirer vous-même l’attention de M. Bingley.

— Mon cher, vous me flattez, je sais que j’ai été belle ; mais je ne prétends pas mériter maintenant un si joli compliment ; quand on a cinq filles à marier, on ne doit plus songer à ses propres attraits : mais, mon cher, il faudra réellement que vous alliez voir M. Bingley.

— C’est plus que je ne puis vous promettre.

— Pensez donc un peu plus à vos filles ; ce serait un fort brillant établissement pour l’une d’elles. Sir William et lady Lucas doivent y aller dès son arrivée. Je suis sûre qu’ils ont la même pensée que moi, car en général ils ne visitent pas les nouveaux venus ; il faut absolument que vous y alliez aussi, sans quoi nous ne pourrions faire connaissance avec lui.

— Vous faites trop de façons, ma femme, je ne doute nullement que M. Bingley ne soit fort aise de vous voir ; je vous donnerai quelques lignes pour lui, afin de l’assurer que je lui permets d’épouser celle de mes filles qui lui plaira le plus ; mais je veux lui recommander ma petite Lizzy.

— Je vous prie de n’en rien faire ; Lizzy ne vaut pas mieux que les autres, je suis sûre qu’elle n’est pas à b eaucoup près aussi belle qu’Hélen, ni si gaie que Lydia, je ne sais pourquoi vous lui donnez toujours la préférence.

— Elles n’ont, ni les unes ni les autres, rien de remarquable, répondit-il. Elles sont comme toutes les filles simples et ignorantes ; mais certainement Lizzy a plus de vivacité que les autres.

— Monsieur Bennet, comment pouvez-vous parler ainsi de vos propres enfants ? Vous prenez plaisir à me tourmenter, vous n’avez nulle pitié de mes pauvres nerfs.

— Vous vous trompez, ma chère, j’ai un grand respect pour vos nerfs, ce sont de vieux amis, il y a plus de vingt ans que je vous en entends parler.

— Ah ! vous ne savez pas tout ce que je souffre !

— J’espère que cela passera et que vous vivrez assez pour voir au moins vingt jeunes gens, avec 4 000 sterling, devenir nos voisins.

— Quand il y en aurait vingt, à quoi cela nous servirait-il, vous n’en verriez pas un seul.

— Soyez persuadée, ma chère, que lorsqu’il y en aura vingt, je les visiterai tous. »

Le caractère de M. Bennet était un si bizarre mélange de réserve, de caprice et d’humeur satirique que vingt-trois ans de mariage avaient été insuffisants pour le bien faire connaitre à sa femme ; celui de Mme Bennet était moins difficile à définir ; c’était une femme sans esprit ni délicatesse ; dès qu’on la contrariait elle s’imaginait avoir mal aux nerfs ; son unique affaire était de chercher à marier ses filles, ses seuls plaisirs les nouvelles et les visites.

Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 10-12).

chapitre 2


M. Bennet fut des premiers à rendre visite à M. Bingley, il avait toujours eu l’intention d’en faire la connaissance, bien que, jusqu’au dernier moment, il eût dit le contraire à sa femme ; et le lendemain de cette visite, tout le monde ignorait encore qu’il l’eût faite ; mais comme il n’en pouvait garder longtemps le secret, voyant sa seconde fille occupée à garnir un chapeau : « J’espère, lui dit-il gaiement, que M. Bingley le trouvera joli, ma Lizzy ?

— Nous ne pourrons guère connaître le goût de M. Bingley, répondit avec humeur Mme Bennet, puisque nous ne devons pas le voir.

— Mais avez-vous oublié, ma chère maman, lui dit Élisabeth, que nous le rencontrerons aux bals, et que Mme Long vous a promis de nous le présenter ?

— Je parie que Mme Long n’en fera rien, elle a deux nièces qui l’intéressent beaucoup ; d’ailleurs c’est une femme fausse et égoïste, dont je n’ai point bonne opinion.

— Ni moi non plus, dit M. Bennet, je suis bien aise que vous ne comptiez pas sur ses bons offices. »

Mme Bennet ne daigna pas lui répondre ; mais, ne pouvant plus cacher son impatience, elle se mit à gronder une de ses filles :

« Ne toussez donc pas comme cela, Kitty ; pour l’amour de Dieu, ayez pitié de mes pauvres nerfs ; vous me mettez à la torture.

— Il est vrai que Kitty tousse mal à propos, dit le père, elle n’a nulle discrétion.

— Je ne tousse pas pour m’amuser, reprit Kitty d’un ton aigre.

— Quand donne-t-on le premier bal, Lizzy ?

— Dans quinze jours.

— Ah, ah ! cela est vrai, s’écria la mère, et Mme Long ne reviendra ici que la veille, il sera donc impossible qu’elle nous présente M. Bingley, elle ne le connaîtra pas elle-même.

— Alors, ma chère, vous pourrez vous-même lui présenter M. Bingley.

— C’est impossible, monsieur Bennet, impossible, puisque je ne le connais pas ; comment pouvez-vous être si taquin.

— J’admire votre prudence ! Il est vrai que quinze jours de connaissance ne suffisent pas pour bien connaître un homme ; mais si nous ne le présentons pas à Mme Long, quelque autre le fera, et après tout il faut qu’elle et ses nièces courent leur chance comme les autres ; ainsi, puisqu’elle croira qu’on lui rend un service, si vous ne voulez pas vous en charger, je le ferai moi-même. »

Ses filles le regardèrent fixement ; Mme Bennet dit en haussant les épaules : « Quelle bêtise !

— Que voulez-vous dire, ma chère, par cette exclamation ?

Regardez-vous l’usage de présenter et le cas qu’on en fait comme une bêtise ? Je ne suis pas d’accord avec vous sur ce point. Qu’en dis-tu, Mary, toi qui es une fille réfléchie, qui lis des livres savants et fais des extraits ? »

Mary désirait faire une réponse spirituelle, mais ne savait trop comment s’en acquitter.

« Pendant que Mary pense à ma question, reprit-il, revenons à M. Bingley.

— Je suis lasse d’en entendre parler, s’écria Mme Bennet.

— J’en suis fâché ; mais que ne me le disiez-vous plutôt ; si j’avais su cela hier, je ne lui eus certainement pas fait visite ; c’est malheureux, mais puisque j’y suis allé, nous ne pouvons éviter de faire connaissance avec lui. »

L’étonnement que témoignèrent ces dames fit grand plaisir à M. Bennet ; sa femme assura cependant, après ses premières expressions de joie, qu’elle s’y était toujours attendue.

« Comme vous êtes bon, mon cher monsieur Bennet ; j’étais bien sûre que je vous déciderais enfin, je savais que vous aimiez trop vos filles pour négliger une pareille connaissance ; eh bien, je suis vraiment satisfaite ! c’est une si bonne plaisanterie que vous y ayez été sans nous en dire un mot !

— À présent, Kitty, tu peux tousser autant que tu voudras », dit M. Bennet, en quittant l’appartement.

« Quel excellent père vous avez, mes enfants, dit Mme Bennet, aussitôt que la porte fut fermée, vous ne pouvez assez le remercier d’une telle marque de bonté ; à notre âge il n’est point agréable, je vous assure, d’être continuellement à faire de nouvelles connaissances ; mais nous pensons à vous et sacrifions notre tranquillité au désir de vous voir heureuses. Lydia, ma belle, je parie que M. Bingley dansera avec toi au premier bal.

— Oh ! reprit Lydia, je ne crains pas d’être oubliée, car, bien que je sois la plus jeune, je suis la plus grande. »

Le reste de la journée se passa gaiement, on fit mille conjectures sur la personne de M. Bingley, sur le jour où il rendrait la visite de M. Bennet et l’époque où l’on pourrait l’engager à dîner.

Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 13-19).

chapitre 3


Toutes les questions que Mme Bennet et ses cinq filles purent faire à ce sujet n’engagèrent point son mari à leur dire comment il avait trouvé M. Bingley ; elles l’attaquèrent de différentes manières, par des demandes, des suppositions ingénieuses : mais il éluda leur finesse et elles furent obligées de s’en rapporter à leur voisine lady Lucas, qui en parlait très favorablement. Sir William avait été enchanté de M. Bingley ; il était jeune, beau, extrêmement aimable et, pour couronner le tout, il comptait aller au premier bal avec une nombreuse société ; rien ne pouvait être plus délicieux ! Aimer la danse était déjà le premier pas fait pour devenir amoureux, et de grandes espérances furent fondées sur la sensibilité du cœur de M. Bingley.

« Si je puis voir une de mes filles heureusement établie à Netherfield, dit Mme Bennet à son mari, et les autres également bien mariées, je n’aurai plus rien à désirer. »

Quelques jours après M. Bingley vint rendre visite à M. Bennet, qui le reçut dans son cabinet ; le premier avait espéré qu’on le présenterait à ces demoiselles, dont il avait ouï vanter la beauté ; mais il ne vit que le père. Ces dames furent plus heureuses ; elles eurent l’avantage de s’assurer, par une des fenêtres, qu’il portait un habit bleu et montait un cheval noir.

On l’invita bientôt à diner ; et Mme Bennet avait déjà donné les ordres nécessaires, afin que son repas lui fît honneur, lorsqu’on lui remit une réponse qui dérangea tous ses plans : M. Bingley était obligé de partir sur-le-champ pour Londres et par conséquent ne pouvait avoir l’honneur d’accepter leur invitation ; Mme Bennet fut très mortifiée, elle ne s’était pas imaginé qu’il eût eu affaire à Londres, aussitôt après son arrivée dans Herfortshire, et commença à craindre qu’il ne fût toujours à courir de côté et d’autre, au lieu de rester, comme il le devait, à Netherfield. Lady Lucas la tranquillisa un peu en lui disant qu’il n’était peut-être allé à Londres qu’afin de ramener une nombreuse société pour le jour de l’assemblée. Bientôt après on apprit que M. Bingley devait revenir avec douze dames et sept messieurs ; ces demoiselles se plaignirent beaucoup d’un aussi grand nombre de femmes, mais furent consolées en entendant dire, la veille du bal, qu’il n’avait amené de la ville que ses cinq sœurs et un cousin. Enfin, lorsque M. Bingley entra dans la salle de Meryton, sa société ne consistait qu’en cinq personnes : lui, ses deux sœurs, le mari de l’aînée et un de ses amis.

M. Bingley était un fort joli homme, il se présentait avec grâce et paraissait fort enjoué ; ses sœurs, grandes et assez belles, affichaient les manières du bel air ; son beau-frère, M. Hurst, avait le ton d’un homme de bonne compagnie ; mais son ami, M. Darcy, attira bientôt les regards de toute l’assemblée : il était grand, avait de beaux traits, un maintien noble, et l’on se disait à l’oreille qu’il possédait 10 000 livres sterling de rente. Les hommes assurèrent qu’il était bien, les femmes le préféraient à M. Bingley, et pendant une partie de la soirée il fut le héros du bal ; mais ses manières froides et réservées ayant déplu, il perdit soudain l’approbation générale ; on s’aperçut qu’il était fier, dédaigneux, qu’il ne trouvait rien à son gré ; enfin toute sa fortune et la beauté de sa terre de Derbyshire ne purent empêcher qu’on ne trouvât que sa physionomie était désagréable et qu’il ne méritait nullement d’être comparé à son ami.

M. Bingley eut bientôt fait connaissance avec toutes les principales personnes de l’assemblée ; il était gai et sans affectation, il dansa toute la soirée, parut mécontent que le bal finît si tôt et fit même entendre qu’il donnerait à danser à Netherfield. Des qualités aussi aimables parlent d’elles-mêmes ! Quelle différence entre lui et son ami ! M. Darcy n’avait dansé qu’une fois avec Mme Hurst et une fois avec Mlle Bingley : il avait refusé d’être présenté à aucune autre femme, et le reste de la soirée il s’était promené de long en large dans le salon, ne parlant qu’aux personnes de sa société. Son caractère fut promptement défini, on le jugeait l’homme le plus fier, le plus désagréable qui existât ; et toute la société espérait qu’il ne se présenterait plus aux assemblées de Meryton. Parmi les plus irrités contre lui était Mme Bennet, dont le dégoût pour sa conduite en général fut encore augmenté par une malhonnêteté faite par lui à une de ses filles. La rareté des cavaliers avait obligé Élisabeth Bennet à rester assise pendant deux contredanses, M. Darcy était debout assez près d’elle pour qu’elle pût entendre une conversation entre lui et M. Bingley, qui, quittant la danse pendant quelques instants, vint presser son ami de l’y joindre.

« Allons, Darcy, dit-il, à quoi pensez-vous ? Je ne puis souffrir de vous voir ainsi à rien faire, vous feriez bien de danser.

— Bien certainement je n’en ferai rien, vous savez combien je déteste la danse, à moins que je n’aie une danseuse avec laquelle je sois lié ; vos sœurs sont engagées, et il n’y a pas une autre femme dans le salon à qui je donnerais la main avec plaisir.

— Je ne voudrais pas être aussi difficile que vous pour tout l’or du monde, s’écria Bingley, sur mon honneur je n’ai jamais vu autant de jolies femmes, et il y en a plusieurs qui sont très aimables.

— Vous dansez maintenant avec la seule belle personne qu’il y ait ici, dit Darcy, en regardant l’aînée des demoiselles Bennet.

— Oh ! elle est d’une rare beauté ! mais voilà une de ses sœurs assise derrière vous, qui ne lui cède guère, et je la crois aussi très agréable ; laissez-moi demander à ma danseuse la permission de vous présenter [1].

— Laquelle voulez-vous dire ? » Et, s’étant retourné, il considéra un instant Élisabeth, puis répondit froidement : « Elle est passable, mais pas assez belle pour me tenter, d’ailleurs je ne suis pas homme à prendre soin des délaissées ; mais vous perdez votre temps avec moi, vous feriez mieux d’aller jouir des sourires gracieux de votre dame. »

M. Bingley suivit son avis. M. Darcy passa à l’autre bout du salon, laissant Élisabeth très peu prévenue en sa faveur ; elle raconta cependant avec gaieté ce qu’elle venait d’entendre, car, douée d’un caractère vif et enjoué, les choses ridicules la divertissaient merveilleusement.

Cette soirée se passa d’une manière très agréable pour la famille Bennet ; la mère avait vu sa fille aînée fort admirée par la société de Netherfield, ces dames s’étaient plu à causer avec elle, et M. Bingley deux fois l’avait fait danser : le plaisir qu’en éprouvait Hélen fut aussi vif que celui de sa mère, mais elle en parla bien moins. Élisabeth partageait la satisfaction de sa sœur ; quant à Mary, le bonheur de s’être entendu nommer aux dames Bingley comme une jeune personne des plus accomplies la rendait toute glorieuse ; et Kitty et Lydia, ayant eu la bonne fortune de ne point manquer de danseurs, étaient aussi au comble de la joie.

Elles retournèrent donc fort gaiement au petit village de Longbourn où elles demeuraient, et dont leur père était le plus riche habitant.

Elles trouvèrent M. Bennet dans son cabinet ; avec un livre, le temps lui paraissait toujours court ; d’ailleurs il était curieux de savoir l’issue d’une soirée qui avait donné lieu à tant de calculs et de projets. Il espérait que tous les desseins de sa femme sur l’étranger auraient échoué ; mais il s’aperçut bientôt qu’elle avait une histoire bien différente à lui raconter.

« Oh ! mon cher monsieur Bennet, dit-elle en entrant, nous avons eu un charmant bal, j’aurais bien voulu que vous y fussiez ; Hélen a été tant admirée, c’était à qui lui donnerait le plus de louanges, M. Bingley l’a trouvé charmante et l’a fait danser deux fois ; c’est très vrai, mon cher, il a dansé deux fois avec elle, et c’est la seule demoiselle qu’il ait demandée une seconde fois ! D’abord il avait pris Mlle Lucas, j’étais toute déconcertée de le voir danser avec elle ; mais il ne l’a pas admirée, il est certain que cela n’est pas possible, elle est si laide ; il a paru surpris en voyant Hélen descendre la contredanse, a demandé qui elle était, s’est fait présenter à elle et l’a engagée pour la seconde danse ; pour la troisième, il a choisi miss King, la quatrième Marie Lucas, la cinquième Hélen, la sixième Lizzy, ainsi que pour la boulangère.

— S’il avait eu pitié de moi, s’écria le mari, il n’eût pas tant dansé. Pour l’amour de Dieu ne me parlez plus de contredanses ; oh ! je voudrais qu’à la première il se fût donné une entorse !

— Ah ! mon cher, continua Mme Bennet, si vous saviez combien je suis heureuse, M. Bingley est si aimable et ses sœurs sont des femmes charmantes ; je n’ai jamais rien vu d’aussi élégant que la robe de Mme Hurst, je suis sûre que sa garniture de dentelle… »

Ici, elle fut interrompue par M. Bennet, qui déclara qu’il ne voulait point écouter les détails de leurs toilettes ; elle fut donc obligée de chercher un autre sujet de conversation, et lui raconta avec amertume et exagération la malhonnêteté de M. Darcy.

« Mais je puis vous assurer, ajouta-t-elle, que Lizzy n’a point beaucoup perdu de n’être pas à son goût, car c’est un homme extrêmement désagréable et qui ne vaut pas la peine qu’on cherche à lui plaire. Il est si fier, si suffisant qu’en vérité on ne saurait le voir sans déplaisir ; il marchait çà et là, se croyant un personnage d’une si grande importance ! Pas assez belle pour danser avec lui ! Je vous ai bien désiré, mon cher, vous lui eussiez rabattu le caquet ; je le déteste vraiment. »

Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 20-23).

chapitre 4


Quand Hélen et Élisabeth furent seules, la première, qui jusque là avait été silencieuse sur le compte de M. Bingley, dit à sa sœur combien elle l’avait trouvé aimable.

« Il est justement ce qu’un jeune homme doit être, dit-elle, sensé, gai et affable ; je n’avais pas encore vu quelqu’un unir des manières aussi distinguées à tant d’aisance et si peu de fatuité.

— Il est aussi fort joli homme, reprit Élisabeth, ainsi le voilà un être parfait.

— J’ai été très flattée qu’il m’ait deux fois demandé à danser, je ne m’attendais pas à cet empressement.

— Vous ne vous y attendiez pas ? Eh bien ! moi, je m’y attendais ; mais voilà la différence entre nous deux, les compliments vous surprennent toujours, et moi jamais : quoi de plus naturel que de vous demander une seconde fois ? Il était impossible qu’il ne vît point que vous étiez la plus belle personne du bal.

— Je ne le remercie point de cette galanterie.

— Après tout, il est fort agréable ; je vous permets de le trouver tel, vous en avez admiré de bien plus sots.

— Chère Lizzy !

— Ah ! vous êtes beaucoup trop encline à aimer tout le monde en général ; vous ne voyez jamais les défauts des autres, toutes les personnes que vous connaissez sont bonnes et aimables à vos yeux, je ne vous ai de ma vie entendu dire du mal de qui que ce fût.

— Je ne voudrais pas être trop prompte à censurer n’importe qui, mais je dis toujours ce que je pense.

— Je le sais, et voilà justement pourquoi je m’étonne qu’avec votre bon sens vous ne voyiez jamais les folies et les sottises des autres. Afficher la candeur est une chose très commune, on voit cela partout ; mais être franche sans désirer le paraître, savoir discerner les bonnes qualités de chacun, les exagérer sans le vouloir et ne jamais parler de leurs défauts, voilà ce que vous seule savez faire. Eh bien, sans doute, vous aimez aussi les sœurs de M. Bingley ? Leurs manières cependant ne peuvent être comparées aux siennes.

— Non certainement pas au premier abord, mais elles causent agréablement. Miss Bingley doit vivre avec son frère, et je me tromperais bien si nous ne trouvions en elle une charmante voisine. »

Élisabeth écouta en silence, mais ne fut pas convaincue. Douée d’une grande pénétration, d’un caractère moins facile que sa sœur et d’un jugement froid que des attentions personnelles ne pouvaient influencer, elle était très peu portée à admirer ces dames ; d’ailleurs, leur conduite au bal n’en avait pas donné, en général, une idée très favorable.

C’étaient, en un mot, des élégantes affichées, extrêmement fières et suffisantes, mais pouvant, lorsqu’elles le voulaient, être gaies et aimables. Elles étaient assez belles, avaient été élevées dans une des premières pensions de Londres, possédaient une fortune de vingt mille livres sterling et savaient fort bien dépenser plus que leurs revenus. Elles fréquentaient les gens du bel air, et ainsi étaient naturellement portées à bien penser d’elles, et mal des autres. Elles appartenaient à une famille respectable du Nord de l’Angleterre, et la fortune de leur frère, ainsi que la leur, avait été acquise dans le commerce, circonstance qui leur déplaisait fort et qu’elles auraient bien voulu faire oublier.

M. Bingley hérita de cent mille livres sterling à la mort de son père, dont l’intention avait été d’acheter une terre. Son fils le désirait également, mais, ayant maintenant la possession d’une maison et d’un parc fort agréables, ceux qui connaissaient la facilité de son caractère pensaient qu’il pourrait bien passer sa vie à Netherfield et laisser à ses successeurs le soin de faire cette acquisition.

Ses sœurs désiraient qu’il possédât une terre ; mais, bien qu’il eût seulement loué Netherfield, miss Bingley consentit avec plaisir à faire les honneurs de sa table, et Mme Hurst, qui avait épousé un homme à la mode, mais peu riche, était aussi très disposée à considérer, quand cela l’accommodait, la maison de son frère comme la sienne.

M. Bingley n’avait pas été majeur deux ans lorsqu’il fut tenté, par la recommandation d’un de ses amis, de visiter le château de Netherfield : il le considéra pendant une demi-heure, fut charmé de la beauté de la vue, satisfait des avantages dont le propriétaire l’assurait, et l’arrêta sur-le-champ.

En dépit de la différence du caractère de Bingley et de Darcy, il existait entre eux une sincère amitié : la franchise, la vivacité, la flexibilité d’humeur de Bingley l’avaient rendu cher à Darcy. Bingley comptait réellement sur l’attachement de Darcy et avait une haute opinion de son jugement ; Darcy avait plus de pénétration que son ami. Bingley n’était certainement pas un sot, mais Darcy était instruit. Ce dernier était également fier, réservé, dédaigneux, et ses manières, quoique distinguées, n’étaient point engageantes. De ce côté-là, son ami avait sur lui de grands avantages : Bingley, partout où il se présentait, était sûr d’être aimé ; Darcy offensait continuellement quelqu’un. Leur conversation au sujet du bal de Meryton peut donner une idée de leurs caractères. Bingley n’avait de sa vie rencontré autant de gens aimables ni de plus jolies femmes ; il avait reçu mille marques de civilité et n’y avait vu ni roideur ni cérémonie. Il eut bientôt fait connaissance avec toutes les personnes de l’assemblée ; et quant à Mlle Bennet, rien, selon lui, ne pouvait la surpasser. Darcy, au contraire, n’avait vu qu’une réunion de personnes qui possédaient peu de beauté et point d’élégance ; nulle d’elles ne lui avait inspiré le moindre intérêt, fait la plus légère politesse ou procuré un instant de plaisir.

Il avoua que Mlle Bennet était jolie, mais qu’elle souriait trop souvent. Mme Hurst et miss Bingley furent de son avis ; cependant elles avaient trouvé Mlle Bennet à leur gré, et dirent qu’elles seraient charmées de cultiver sa connaissance. On prononça donc qu’Hélen était charmante, et Bingley se crut par là autorisé à en penser ce qu’il voulait.

Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 24-26).

chapitre 5


À peu de distance de Longbourn vivait une famille avec laquelle les Bennet étaient étroitement liés. Sir William Lucas, autrefois négociant à Meryton, possédait une jolie fortune. Ayant exercé honorablement l’office de maire, il avait obtenu du roi le titre de chevalier. Cette faveur avait peut-être été trop fortement sentie, car elle le dégoûta de son commerce et de la petite ville où il demeurait ; il les quitta tous deux et vint, avec sa famille, habiter une maison à un mille de Meryton, connue depuis sous le nom de Lucas-Lodge. Ici, il pouvait penser avec plaisir à sa nouvelle dignité et, libre de toute affaire, s’occuper uniquement à fêter ses voisins ; car, quoique vain de son titre, il n’était point dédaigneux : au contraire, il ne se plaisait qu’à combler d’honnêtetés tous ceux qui le fréquentaient. Naturellement doux, amical et obligeant, sa présentation à Saint-James l’avait mis tout à fait sur le pied d’homme de cour.

Lady Lucas était une bonne femme, d’un esprit très ordinaire. Ils avaient plusieurs enfants, dont une fille, entre autres, âgée de vingt-sept ans, douée d’autant d’esprit que de sensibilité, amie intime d’Élisabeth. Se voir et causer ensemble du bal de la veille était pour les demoiselles une chose indispensable. Le lendemain donc, la famille Lucas se rendit à Longbourn, et d’abord : « Vous commençâtes bien votre soirée d’hier, Charlotte, dit Mme Bennet ; vous avez dansé la première avec M. Bingley.

— Oui, mais son second choix…

— Oh ! vous voulez dire Hélen ; il l’a demandée deux fois. Il est vrai que cela pouvait faire croire qu’il la trouvait à son goût : je m’en suis un peu doutée ; je sais qu’il en a dit quelque chose à M. Robinson.

— Peut-être parlez-vous de la conversation qu’il eut avec M. Robinson ; ne vous ai-je pas dit que je l’avais entendue ? M. Robinson lui demandait comment il trouvait l’assemblée de Meryton ; s’il ne croyait pas qu’il y eût beaucoup de jolies femmes dans ce salon, et laquelle il trouvait la plus belle. À cette dernière question, il répondit avec vivacité : « Oh ! l’aînée des demoiselles Bennet ; il ne peut y avoir deux opinions sur ce point. »

— Ah ! ah ! vraiment, c’était se déclarer assez ; cela aurait un air de… ; mais ce ne sont que des conjectures.

— Mes rapports sont plus flatteurs pour votre mère que les vôtres, Éliza, dit Charlotte ; il vaut mieux écouter M. Bingley que son ami, n’est-ce pas ? Pauvre Éliza ! n’être que passable !

— Je vous prie de ne point persuader à Lizzy qu’elle doive s’offenser de cette impertinence, car c’est un homme si ennuyeux que je serais fâchée qu’elle lui eût plu. Mme Long m’a dit, hier au soir, qu’il avait été assis auprès d’elle pendant plus d’une demi-heure, mais n’avait pas daigné ouvrir la bouche.

— En êtes-vous bien sûre, maman ? Je crois que vous vous trompez, j’ai certainement vu M. Darcy lui parler, dit Hélen.

— Oh ! parce qu’elle lui demanda s’il aimait Netherfield, il fut obligé de répondre, mais il paraissait très fâché qu’on eût pris la liberté de lui adresser la parole.

— Mlle Bingley m’a dit, reprit Hélen, qu’il parlait fort peu aux étrangers, mais qu’avec ses amis il était extrêmement aimable.

— Je ne le crois pas, ma chère ; s’il avait été si aimable, il eût causé avec Mme Long. Mais je me doute bien de ce qu’il en est : on dit qu’il est d’une fierté intolérable, et je pense qu’il aura su que Mme Long n’avait point d’équipage et qu’elle était venue au bal dans une chaise de poste.

— Je me soucie fort peu qu’il ait parlé ou non à Mme Long, dit miss Lucas, mais j’aurais voulu qu’il eût dansé avec Éliza.

— Une autre fois, Lizzy, lui dit sa mère, je le refuserais, si j’étais à votre place.

— Je crois, maman, que je puis avec sûreté vous promettre de ne jamais danser avec lui.

— Sa fierté, dit Mlle Lucas, ne me paraît pas aussi ridicule que la fierté le semble ordinairement, car on ne peut guère s’étonner qu’un jeune homme beau, riche et d’une famille distinguée pense bien de lui-même. Je crois qu’il a le droit d’être fier, si j’ose m’exprimer ainsi.

— Cela est très vrai, répondit Élisabeth ; et je lui pardonnerais facilement sa fierté s’il n’eût blessé la mienne.

— L’orgueil, observa Mary, qui se piquait de réfléchir et de moraliser, est de tous les vices, je crois, le plus commun. Par tout ce que j’ai lu, je suis convaincue que c’est une faiblesse attachée à la nature humaine et qu’il y a peu de personnes qui ne tirent vanité de quelques qualités réelles ou imaginaires. La vanité et la fierté sont deux choses bien différentes ; une personne peut être fière sans être vaine. La fierté provient ordinairement de l’opinion que nous avons de nous-mêmes, et la vanité de celle que nous désirons que les autres aient de nous.

— Si j’étais aussi riche que M. Darcy, dit un des jeunes Lucas, qui avait accompagné ses sœurs, je serais au moins aussi fier que lui : j’aurais une meute de chiens et je boirais une bouteille de vin tous les jours.

— Alors, vous boiriez beaucoup trop », dit Mme Bennet.

Le jeune homme protesta du contraire ; il s’ensuivit une discussion sur la tempérance, qui dura jusqu’à la fin de la visite.

Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 27-33).

chapitre 6


Les dames de Longbourn et celles de Netherfield ne tardèrent pas à se voir ; des visites réciproques furent faites et rendues, selon l’usage : les manières engageantes de Mlle Bennet plurent à Mme Hurst et à miss Bingley, et, bien qu’elles eussent trouvé Mme Bennet insupportable et les jeunes sœurs insipides, elles témoignèrent cependant aux deux aînées le désir de les voir souvent. Hélen reçut leurs attentions avec plaisir, mais Élisabeth, y voyant une certaine hauteur, même à l’égard de sa sœur, ne pouvait s’en accommoder, quoiqu’elle reconnût d’ailleurs le prix de leurs bontés pour Hélen comme provenant probablement de l’influence du frère. Il était évident qu’en toutes occasions M. Bingley témoignait à Hélen une préférence marquée. Élisabeth s’aperçut que sa sœur pensait à lui avec plaisir et ne tarderait pas à l’aimer sérieusement, mais elle sentit quelque joie à penser que le monde ne découvrirait pas facilement cette inclination, car Hélen unissait à une extrême sensibilité une tranquillité d’âme et une humeur égale, qui la préservaient des soupçons des curieux. Elle confia cette pensée à Mlle Lucas.

« On peut désirer, en pareil cas, répondit Charlotte, de cacher au public ses sentiments ; mais quelquefois il y a un désavantage à être tellement sur ses gardes. Si une femme cache avec le même soin son inclination à celui qui en est l’objet, elle peut perdre les moyens de le fixer, et alors ce ne sera pour elle qu’une triste consolation de savoir que le monde ignore son chagrin. Il y a tant de reconnaissance ou de vanité dans un attachement, en général, qu’il n’est pas prudent de concentrer tout en soi. Nous commençons facilement ; une légère préférence est une chose naturelle, mais peu de personnes ont la constance de former un attachement sérieux sans quelque encouragement. Il y a mille circonstances où une femme fait mieux de témoigner plus qu’elle ne sent. Votre sœur plaît à M. Bingley, sur cela il ne peut y avoir de doutes ; mais il est bien possible qu’il en demeure là, à moins qu’elle ne l’aide un peu.

— Mais elle l’encourage autant que possible : si moi je m’aperçois de la préférence qu’elle a pour lui, il faudrait qu’il fût bien simple pour ne le pas voir aussi.

— Rappelez-vous, Éliza, qu’il ne connaît pas comme vous le caractère de votre sœur.

— Mais si une femme éprouve un sentiment particulier pour un homme et ne cherche pas à le cacher, c’est à lui à le découvrir.

— Cela peut être s’il la voit très souvent ; mais, bien que Bingley et Hélen se rencontrent fréquemment, ils ne sont jamais ensemble que quelques heures ; et alors, entourés d’une nombreuse société, ils ne peuvent converser que peu de temps l’un avec l’autre : Hélen devrait donc profiter des moments où elle le voit ; quand elle sera sûre de ses sentiments, alors elle pourra l’aimer tout à son aise.

— Votre plan est fort bon, dit Élisabeth, lorsqu’il ne s’agit que du désir d’être bien mariée, et je l’adopterais, je crois, si j’étais déterminée à avoir un mari quelconque ; mais ce ne sont pas là les sentiments d’Hélen : elle n’agit par aucun dessein prémédité, je suis même très persuadée qu’elle ne croit pas, jusqu’à présent, être attachée à M. Bingley. Elle ne le connaît que depuis quinze jours, ils ont dansé ensemble quatre contredanses à Meryton, et elle a dîné cinq fois avec lui ; cela n’est vraiment pas suffisant pour connaître le caractère d’un homme.

— Non, si elle n’eût fait que dîner avec lui, elle n’aurait pu que s’assurer quel était son appétit, mais il faut vous rappeler qu’ils ont passé cinq soirées ensemble, et cinq soirées font beaucoup !

— Oui, ces cinq soirées les ont mis à même de savoir qu’ils préfèrent tous deux le vingt et un au jeu de commerce, mais je ne vois pas que par là ils se puissent bien connaître.

— Eh bien, dit Charlotte, je souhaite à Hélen bien du succès ; et si elle épousait M. Bingley demain, je pense qu’elle aurait autant de chances d’être heureuse que si elle eût étudié son caractère pendant un an. Le bonheur, dans le mariage, n’est que l’effet du hasard : les personnes ont beau sympathiser avant de se marier, elles changent toujours trop tôt, et, selon moi, il est bon de connaître aussi peu que possible les défauts de celui avec lequel vous devez passer votre vie.

— Vous plaisantez, Charlotte, mais ce que vous dites n’est pas judicieux, vous le savez, et je suis sûre que vous ne vous conduiriez pas d’après ces maximes-là. »

Occupée à observer la conduite de M. Bingley envers Hélen, Élisabeth était loin de soupçonner qu’elle devenait elle-même un objet intéressant aux yeux de M. Darcy. D’abord, à peine avait-il avoué qu’elle fût jolie ; il la regarda au bal sans le moindre plaisir, et, lorsqu’il la rencontra le jour suivant, il ne la considérait que pour la critiquer ; mais il n’eut pas plutôt démontré à ses amis qu’elle avait à peine un joli trait qu’il s’aperçut que sa physionomie était remarquablement animée par l’expression de ses beaux yeux noirs. À cette découverte il en succéda d’autres également mortifiantes : bien qu’à force de chercher il eût surpris quelques défauts dans ses formes, il se vit forcé d’avouer que sa taille, tout ensemble, était légère et gracieuse ; et, après avoir assuré que ses manières n’étaient pas celles d’une femme du bel air, il se laissa séduire par son aisance et sa gaieté. Elle, de son côté, ignorant tout cela, ne voyait en lui que l’homme qui ne plaisait à personne et qui ne l’avait pas trouvée assez jolie pour la faire danser.

Il désira la mieux connaître, et, avant de discourir avec elle, voulut écouter sa conversation : elle s’en aperçut bientôt. C’était chez sir William Lucas, où une nombreuse société se trouvait assemblée.

« Quel motif peut avoir M. Darcy, dit-elle à Charlotte, de m’écouter ainsi lorsque je m’entretiens avec le colonel Forster ?

— Voilà une question à laquelle M. Darcy peut seul répondre.

— Mais, s’il m’écoute encore, je lui ferai certainement connaître que je m’en aperçois : il a un regard très moqueur, et si je ne commence moi-même à être impertinente, il finira par m’intimider. »

Un instant après il s’approcha d’elles, mais sans paraître désirer leur parler. Mlle Lucas défiant alors son amie d’aborder ce sujet, Élisabeth se tourne vers lui et lui dit :

« Ne trouvez-vous pas, monsieur, que je me suis fort bien exprimée lorsque je demandais au colonel Forster de nous donner un bal à Meryton ?

— Avec beaucoup d’énergie, mademoiselle, mais c’est un sujet qui rend toujours une dame éloquente.

— Vous êtes un peu sévère envers notre sexe.

— Ce sera bientôt votre tour d’être tourmentée, dit miss Lucas ; je vais ouvrir le piano, Éliza, et vous savez ce que cela veut dire.

— Pour une amie, vous êtes une étrange créature ; vous voulez toujours me faire chanter et jouer devant tout le monde. Si j’eusse désiré briller par la musique, vous seriez impayable ; mais comme il n’en est rien, je ne souhaite nullement jouer du piano devant des personnes accoutumées à entendre les meilleurs artistes. » Mlle Lucas l’ayant priée avec instance, elle ajouta : « Eh bien, puisque vous le voulez, il faut prendre son parti », et, jetant un coup d’œil sérieux sur M. Darcy, elle dit : « Je m’attends à la critique, mais elle ne saurait me faire impression. »

Elle jouait agréablement, mais, après une ou deux ariettes, et avant qu’elle eût le temps de répondre aux instances qu’on lui fit de continuer, elle fut remplacée au piano par sa sœur Mary, qui, étant la seule de la famille qu’on ne pût louer sur sa beauté, avait beaucoup travaillé pour acquérir du talent et était impatiente de le montrer.

Mary n’avait ni goût ni génie, et encore que la vanité lui eût donné de l’application, elle lui avait aussi donné un certain air de pédanterie et de suffisance qui aurait gâté un plus haut degré de perfection que celui qu’elle avait atteint.

Élisabeth, simple, sans affectation, avait été écoutée avec plaisir, quoiqu’elle ne touchât pas, à beaucoup près, aussi bien que Mary : celle-ci, à la fin d’un très long concerto, se trouva heureuse d’acheter quelques faibles louanges en jouant des airs écossais, à la demande de ses sœurs cadettes, qui, avec les jeunes Lucas et quelques officiers, se mirent à danser dans un des coins du salon.

M. Darcy les regardait en silence, indigné d’une telle manière de passer la soirée, qui le privait de toute conversation, et trop absorbé dans ses pensées pour s’apercevoir que sir William était près de lui ; mais sir William lui adressa enfin la parole :

« Voilà une charmante récréation pour les jeunes gens, monsieur Darcy ; il n’y a rien, après tout, de comparable à la danse ; je la regarde comme un des plus grands raffinements de la civilisation.

— Je le crois, monsieur, et, de plus, elle a l’avantage d’être en vogue parmi les peuples les moins civilisés : les sauvages savent danser. »

Sir William sourit. « Votre ami joue son rôle parfaitement bien, continua-t-il, après un moment de silence, en voyant M. Bingley joindre le groupe, et je ne doute nullement que vous ne soyez bien capable de suivre son exemple, monsieur Darcy ?

— Il me semble, monsieur, que vous m’avez vu danser à Meryton ?

— Oui, monsieur, et cela me fit grand plaisir. Dansez-vous souvent à Saint-James ?

— Jamais.

— Vous avez, sans doute, une maison en ville ? »

M. Darcy répondit par un salut affirmatif.

« J’avais eu quelque envie de me fixer à Londres, car j’aime la haute société, mais j’ai craint que l’air de la ville ne convînt pas à lady Lucas. »

Il se tut, espérant recevoir une réponse, mais M. Darcy n’était pas disposé à lui en faire ; et en ce moment Élisabeth s’étant approchée d’eux, il lui vint à l’idée une galanterie ; il l’appelle :

« Ma chère miss Éliza, lui dit-il, pourquoi ne dansez-vous pas ? Monsieur Darcy, vous me permettrez de vous présenter cette demoiselle comme une danseuse fort désirable. Vous ne pouvez refuser de danser, je suis sûr, lorsqu’une si jolie femme est devant vous » ; et prenant la main d’Élisabeth, il la donna à M. Darcy, qui, bien que surpris, n’était pas fâché de la recevoir ; mais elle se retira en arrière et dit avec embarras à sir William :

« En vérité, monsieur, je n’ai point envie de danser ; je vous conjure de ne pas croire que je me sois avancée de ce côté-ci pour mendier un danseur. »

M. Darcy, avec gravité, la pria de l’honorer de sa main, mais ce fut inutilement : Élisabeth était décidée, et sir William essaya en vain de changer sa résolution.

« Vous dansez si bien, mademoiselle ! Par votre refus, vous me privez d’un vrai plaisir, et, quoique monsieur ait, en général, peu de goût pour cet exercice, il ne peut se refuser à nous obliger pendant une demi-heure.

— M. Darcy est un modèle de civilité, dit Élisabeth en souriant.

— Cela est vrai, mais, considérant le motif, mademoiselle, on ne saurait s’étonner de sa complaisance : qui est-ce qui pourrait refuser une telle danseuse ? »

Élisabeth le regarda d’un air malin, et s’éloigna.

Son refus ne lui avait pas nui auprès de M. Darcy ; au contraire, il pensait à elle avec plaisir lorsqu’il fut joint par Mlle Bingley.

« Je devine le sujet de votre rêverie, lui dit-elle.

— Je ne le crois pas, mademoiselle.

— Vous pensez combien il serait ennuyeux de passer beaucoup de soirées comme celle-ci, avec une pareille société : je suis bien de votre avis, je ne m’étais jamais autant ennuyée ; l’insipidité et le bruit, la petitesse et cependant les prétentions de tous ces gens-là… que ne donnerais-je pas pour vous entendre les critiquer !

— Vous conjecturez mal, je vous jure ; mon imagination était plus agréablement occupée ; je méditais sur l’extrême plaisir que peuvent causer les beaux yeux d’une jolie femme. »

Mlle Bingley le regarda fixement et manifesta le désir de savoir laquelle de ces deux dames avait su lui inspirer ces réflexions. M. Darcy répondit avec assurance :

« Mlle Élisabeth Bennet.

— Élisabeth Bennet ! répéta miss Bingley, vous m’étonnez beaucoup ; et depuis quand a-t-elle ce bonheur ? Quand pourra-t-on vous faire compliment du vôtre ?

— Voilà justement la question à laquelle je m’attendais ; l’imagination d’une femme est bien vive, elle passe en un instant de l’admiration à l’amour, et de l’amour au mariage. Je prévoyais votre compliment.

— Oh ! oh ! si vous êtes si sérieux, je croirai que c’est un parti pris absolument. Vous aurez vraiment une charmante belle-mère, et qui, sans doute, sera toujours avec vous à Pemberley. »

Il l’écoutait avec une parfaite indifférence, et cette tranquillité l’ayant rassurée, elle s’égaya longtemps sur le même sujet.

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  1. Lorsqu’on veut danser avec une femme qu’on ne connaît point, l’usage veut qu’on se fasse présenter à elle par la maîtresse de la maison, ou bien encore par quelqu’un qui la représente. Offrir la main à une femme sans lui avoir été présenté serait presque une incivilité.