Orgueil et Préjugé (Paschoud)/4/10

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Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (4p. 133-150).

CHAPITRE X.

Peu de jours après la visite de Lady Catherine, Mr. Darcy loin de s’excuser auprès de son ami, comme le craignoit Elisabeth, revint à Netherfield. Monsieur Bingley l’amena un matin à Longbourn. Mistriss Bennet n’avoit pas encore eu le temps de dire à Mr. Darcy que sa tante étoit venue leur faire visite, lorsque Bingley proposa une promenade. Mistriss Bennet n’avoit point l’habitude de marcher, et Mary ne vouloit pas perdre son temps ; ainsi les cinq autres partirent ensemble. Bingley et Jane, restèrent bientôt en arrière, comme à l’ordinaire, tandis qu’Elisabeth et Kitty furent en avant avec Mr. Darcy. La conversation étoit peu animée, Kitty avoit trop peur de lui, pour oser parler, Elisabeth méditoit en secret une résolution désespérée, et peut-être la même idée occupoit-elle Darcy.

Ils dirigèrent leur promenade du côté de Lucas-Lodge ; Kitty vouloit aller voir Maria, Elisabeth ne voyoit aucune nécessité d’y aller aussi. Alors Kitty les quitta, et sa sœur continua courageusement sa promenade avec Mr. Darcy. C’étoit le moment d’exécuter sa résolution, pendant qu’elle en avoit la force.

— Vous me trouverez peut-être, dit-elle, une personne bien égoïste si dans le but de soulager mes propres sentimens, je ne crains pas de blesser les vôtres ; mais je ne puis m’empêcher plus long-temps de vous remercier de la bonté sans exemple que vous avez eue pour ma pauvre sœur. Depuis que j’en ai été instruite, j’ai désiré ardemment pouvoir vous exprimer combien j’en ai été touchée ! Si le reste de ma famille le savoit, je ne serois pas la seule à vous en témoigner de la reconnoissance.

— Je suis fâché, extrêmement fâché, dit Darcy d’un air surpris et ému, que vous ayez été instruite d’une chose, qui pouvoit peut-être, quoique bien à tort, vous donner quelque embarras… Je ne croyois pas qu’on dût avoir si peu de confiance en Mistriss Gardiner.

— Vous ne devez pas blâmer ma tante, reprit Elisabeth, l’étourderie de Lydie a trahi la part que vous avez prise à ce qui la concernoit, et vraiment je ne pouvois être tranquille jusqu’à ce que j’en connusse tous les détails. Permettez-moi de vous remercier encore au nom de toute ma famille, de la généreuse compassion qui vous a porté à prendre tant de peine, à supporter tant de mortifications et à faire tant de sacrifices, pour des êtres qui vous étoient si étrangers !

— Si vous voulez me remercier, que ce soit pour vous seule ! répondit-il, je ne puis nier que le désir de vous procurer quelque consolation, n’ait ajouté beaucoup de force aux motifs qui m’ont dirigé dans cette occasion. Votre famille ne me doit rien, quoique je la respecte et la considère infiniment, je ne pensois qu’à vous.

Elisabeth étoit trop embarrassée pour pouvoir répondre un seul mot ; après un instant de silence il ajouta :

— Vous êtes trop généreuse pour vouloir vous jouer de moi. Si vos sentimens sont les mêmes que le printemps dernier, dites-le-moi sans déguisement. Mon amour et mes désirs ne sont point changés, mais un seul mot de votre bouche me condamnera au silence pour toujours.

Elisabeth vivement émue et voulant répondre à sa franchise, rassembla toutes ses forces et lui fit entendre, non sans embarras, que ses sentimens avoient tellement changé depuis cette époque, qu’elle recevoit avec plaisir et reconnoissance les assurances qu’il venoit de lui donner. Cette réponse fit éprouver à Mr. Darcy le bonheur le plus grand qu’il eut jamais connu ; il s’exprima dans cette occasion avec autant de chaleur et de sensibilité que pouvoit le faire un homme transporté d’amour. Si Elisabeth avoit osé lever les yeux, elle auroit vu combien l’expression du bonheur donnoit de charmes à sa figure ; mais si elle n’osoit le regarder, au moins elle l’entendoit. Tout ce qu’il lui dit de ses sentimens lui rendit sa tendresse d’autant plus précieuse, qu’elle vit combien elle étoit vive et respectueuse.

Ils marchoient toujours sans s’embarrasser où ils alloient, ils avoient trop à penser, à sentir et à dire pour pouvoir songer à autre chose. Elisabeth apprit bientôt qu’elle devoit la déclaration de Mr. Darcy, aux efforts de sa tante, qui avoit été le voir à Londres et lui avoit raconté sa visite à Longbourn, ainsi que les motifs et les détails de la conservation qu’elle avoit eue avec Elisabeth. Elle avoit appuyé avec emphase sur toutes les paroles de cette dernière, qui, dans l’opinion de sa Seigneurie, prouvoient par dessus tout son ambition et son insolence. Elle croyoit qu’un tel récit devoit lui faire obtenir de son neveu la promesse qu’Elisabeth avoit refusé de faire ; mais malheureusement pour sa Seigneurie, ce récit eût un effet absolument contraire.

— Cela m’apprit, dit-il, ce que je ne m’étois jamais permis de supposer… Je connoissois assez votre caractère pour être sûr, que si vous aviez été aussi prévenue contre moi que le printemps dernier, et absolument décidée à ne jamais accepter ma main, vous l’auriez franchement dit à Lady Catherine.

Elisabeth ne put s’empêcher de rire ;

— Vraiment dit-elle, vous connoissez assez ma franchise pour m’en croire capable ? et après vous avoir si fort maltraité en face, vous pensez que je n’aurois pas eu de scrupule à témoigner mes sentimens sur votre compte à vos parens ?

— Qu’avez-vous dit de moi qui ne fût mérité ? car quoique vos accusations fussent mal fondées, ma conduite vis-à-vis de vous dans ce moment, méritoit les reproches les plus sévères ; elle étoit impardonnable, et je ne puis y penser sans indignation.

— Ne nous disputons point pour savoir lequel de nous deux étoit le plus blâmable ce jour-là, dit Elisabeth, notre conduite à l’un et à l’autre, si on l’examinoit de bien près, seroit loin d’être irréprochable, mais j’espère que depuis lors nous avons fait des progrès dans la politesse.

— Je ne puis pas me réconcilier si facilement avec moi-même. Le souvenir de ma conduite, de mes manières, de mes expressions, m’a été depuis bien des mois extrêmement pénible ; et surtout les reproches si bien mérités que vous me fîtes alors, et que je n’oublierai jamais. « Si vous vous étiez conduit en homme comme il faut. » C’étoient vos propres expressions ; vous ne pouvez savoir combien elles m’ont tourmenté ! Mais c’étoit je l’avoue quelque temps avant que je fusse devenu assez raisonnable pour sentir combien elles étoient justes.

— J’étois bien éloignée de penser qu’elles feroient une impression si vive ! Je n’avois pas la plus légère idée qu’elles pussent être senties de cette manière.

— Je le crois ; vous pensiez alors que j’étois dépourvu de toute sensibilité. Je n’oublierai point l’expression avec laquelle vous me dites, que de quelque manière que je me fusse adressé à vous, je n’aurois jamais pu vous engager à accepter ma main.

— Ah ! ne répétez pas ce que je vous ai dit alors, j’en ai trop rougi depuis.

Darcy parla ensuite de sa lettre :

— Vous donna-t-elle un peu meilleure idée de moi ? Ajoutâtes-vous foi, à ce qu’elle contenoit ?

Elle lui raconta l’effet qu’elle avoit produit, et comment peu à peu tous ses anciens préjugés s’étoient évanouis.

— Je savois, reprit-il, que ce que j’écrivois devoit vous faire de la peine, mais c’étoit nécessaire. J’espère que vous avez brûlé cette lettre ; je ne voudrois pas que vous pussiez la relire, il y avoit, surtout au commencement, quelques expressions qui pourroient vous engager à me haïr.

— La lettre sera certainement brûlée, si vous croyez la chose nécessaire à la conservation de mon estime pour vous ; mais, quoique nous ayons l’un et l’autre quelques raisons de croire que nos opinions ne sont pas invariables, j’espère cependant qu’à présent nous n’en changerons plus.

— Lorsque j’écrivis cette lettre, reprit Darcy, je me croyois de sang-froid, mais depuis j’ai été bien convaincu du contraire, et j’ai craint d’y avoir mis bien de l’amertume.

— La lettre commençoit peut-être avec amertume, dit Elisabeth, mais elle ne finissoit pas ainsi, son adieu est celui de la charité même. Mais ne parlons plus de cette lettre ; les sentimens de celui qui l’a écrite et de celle qui l’a reçue, sont à présent si différens de ce qu’ils étoient alors, que toutes les circonstances pénibles qui l’accompagnoient doivent être oubliées. Vous devez prendre un peu de ma philosophie, il ne faut songer au passé que lorsque le souvenir en est agréable.

— Vous vous vantez-là d’une philosophie que vous n’avez point ; vos souvenirs doivent être dépourvus de remords, il n’en est pas de même pour moi ; je dois avoir de pénibles réminiscences, que je ne puis ni ne dois repousser. J’ai été toute ma vie un être égoïste, sinon par sentiment et par principes, du moins par l’habitude et par le fait. Lorsque j’étois enfant on ne m’a jamais appris à corriger mon caractère, et si l’on me donna des bons principes je les suivis avec orgueil. Malheureusement j’étois fils unique, (et pendant plusieurs années seul enfant). Je fus gâté par mes parens, qui quoique bons eux-mêmes, me laissèrent devenir un être vain et insupportable. Je concentrai toutes mes affections dans le cercle étroit de ma famille, ayant mauvaise opinion du reste du monde, et me croyant supérieur, soit pour le jugement soit pour le rang, à tout ce qui n’étoit pas de mes relations intimes. Voilà ce que j’ai été jusqu’à l’âge de vingt-huit ans, et ce que j’aurois toujours été sans vous, ma chère, mon aimable Elisabeth ! Que ne vous dois-je pas ? Vous m’avez donné une cruelle leçon, vous m’avez justement humilié, je m’offris à vous plein de confiance et n’ayant pas imaginé que vous pourriez me refuser. Vous me prouvâtes combien tous mes prétendus avantages étoient insuffisans pour plaire à une femme véritablement digne d’être aimée.

— Vous étiez donc parfaitement sûr que j’accepterais votre main ?

— Oui, que penserez-vous de ma vanité, si je vous dis que je vous croyois impatiente de recevoir ma déclaration ?

— Ma manière d’être vous avoit jeté dans l’erreur ; mais c’étoit sans intention, je vous assure ; je me suis conduite avec légèreté et inconséquence ; combien vous avez dû me haïr après cette soirée !

— Vous haïr ! je fus fâché au premier moment, mais ma colère se tourna bien promptement contre moi-même.

— J’ose à peine vous demander ce que vous pensâtes lorsque nous nous rencontrâmes à Pemberley ? Ne me blâmâtes-vous pas d’y être allée ?

— Non, en vérité, je n’éprouvois que de la surprise.

— Votre surprise ne pouvoit pas être plus grande que la mienne. Lorsque vous m’abordâtes, ma conscience me disoit que je ne méritois pas un accueil si poli, et j’avoue que je ne m’attendois point à vous trouver si généreux !

— Mon but, répondit Darcy, étoit de vous prouver que je n’avois pas assez de petitesse dans l’esprit pour conserver du ressentiment sur le passé. J’espérois me faire pardonner ma grossièreté et changer un peu l’opinion que vous aviez de moi, en vous laissant voir que vos reproches n’avoient pas été inutiles. Je ne puis vous dire tous les sentimens et toutes les espérances qui se ranimèrent alors dans mon cœur !

Il lui raconta ensuite quel plaisir Georgina avoit eu à faire sa connoissance et quel chagrin elle avoit éprouvé de son départ si précipité. Il lui dit aussi qu’avant de sortir de l’auberge, il avoit déjà formé le projet de quitter aussitôt le Derbyshire pour aller à la poursuite de Lydie, et que c’étoit ce qui lui avoit donné l’air sérieux et préoccupé qu’il avoit en la quittant.

Elle lui exprima de nouveau sa reconnoissance ; mais c’étoit un sujet trop pénible à tous deux pour s’y arrêter long-temps. Ils firent ainsi plusieurs milles sans s’apercevoir que le temps s’écouloit, et furent assez étonnés de voir qu’il étoit fort tard et qu’ils devoient retourner à la maison.

Que sont devenus Jane et Mr. Bingley ? fut une exclamation qui les amena à en parler. Darcy avoit été charmé du mariage de son ami, qui le lui avoit confié à l’instant où il avoit été conclu.

— N’avez-vous pas été bien surpris ? dit Elisabeth.

— Non, pas du tout, je m’y attendois lorsque je suis parti.

— C’est-à-dire que vous aviez donné votre consentement !

Quoiqu’il se récriât sur le terme qu’elle employoit, elle vit bien cependant qu’elle ne s’éloignoit pas de la vérité.

— La veille du jour où je devois partir, reprit Darcy, je fis à Bingley un aveu que j’aurois dû lui faire long-temps auparavant. Je lui racontai la part absurde et impertinente que j’avois prise autrefois à ce qui le concernoit ; sa surprise fut extrême, il n’en avoit jamais eu le plus léger soupçon. Je lui dis surtout à quel point je croyois m’être trompé en supposant que votre sœur étoit indifférente à sa tendresse, et comme je voyois bien que son attachement pour elle n’étoit point altéré, je n’eus plus aucun doute sur le bonheur que ce mariage pouvoit leur promettre.

Elisabeth ne pouvoit s’empêcher de sourire de la facilité avec laquelle il conduisoit son ami.

— Parliez-vous d’après vos propres observations, reprit-elle, lorsque vous lui dites que ma sœur l’aimoit, ou seulement d’après ce que je vous avois appris dans le comté de Kent ?

— D’après ce que j’avois vu ; je l’avois fort observée dans les deux dernières visites que j’ai faites ici, et je m’étois bien convaincu qu’elle l’aimoit tendrement.

— Et je pense que l’assurance que vous lui en donnâtes ne lui laissa plus aucun doute.

— Oui, Bingley est l’homme le plus essentiellement modeste que je connoisse, sa défiance de lui-même l’avoit empêché de s’en remettre à son propre jugement dans une affaire aussi délicate, la confiance qu’il avoit en moi a fait le reste.

Elisabeth ne pouvoit s’empêcher de penser que M. Bingley étoit l’ami le plus commode qu’on pût avoir, et que la facilité avec laquelle on le conduisoit devoit le rendre d’un prix inestimable comme époux ; mais elle se souvint que Mr. Darcy n’avoit pas été accoutumé à la plaisanterie, elle se tut, pensant que ce seroit commencer de trop bonne heure. Ils arrivèrent à la maison, en s’entretenant du bonheur de Bingley, que Mr. Darcy trouvoit bien inférieur au sien.