Origine et progrès de la puissance des Sikhs/Chapitre V

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CHAPITRE V.


Traités entre le gouvernement anglais et les chefs des territoires situés à l’est du Satledj. — Agrandissement successif de Randjit Singh.


1809-1811.


Les motifs sur lesquels s’appuyait l’envoi de l’armée anglaise qui, sous les ordres du colonel Ochterlony, s’avança jusqu’au Satledj, étaient en tout point conformes à ceux qu’invoquèrent les chefs possesseurs du pays situé entre l’Indus et le Satledj lorsqu’ils envoyèrent une députation à Delhi en mars 1808. On promit protection sans exiger des protégés ni tribut, ni contribution, même pour couvrir les frais que devait entraîner cette protection. La récente expérience qu’ils venaient de faire de la rapacité d’une armée sikhe, la conviction où ils étaient qu’elle ne pouvait leur offrir aucune sécurité pour eux-mêmes, et encore moins pour leurs familles sous un souverain comme celui qui venait d’assujétir la nation sikhe, rendit tous les serdars heureux d’avoir vu leur demande exaucée par le gouvernement anglais. Aussi l’arrivée d’une armée anglaise sur les bords du Satledj fut vue sans défiance comme une mesure nécessaire pour obtenir le but qu’ils se proposaient.

Après la conclusion du traité avec Randjit Singh, il devint nécessaire de fixer, plus spécialement qu’on ne l’avait fait jusqu’alors, les rapports qui allaient désormais exister entre la puissance protectrice et ses protégés. Il fut arrêté de donner l’explication désirée des vues du gouvernement anglais sur ce sujet par une proclamation générale, plutôt que de conclure des arrangernens séparés avec les nombreux chefs intéressés dans cette mesure. En conséquence, le 6 mai 1809, un italanama, ou déclaration générale fut envoyée à chacun des serdars. Elle s’exprimait ainsi :

1o Les territoires de Sirhind et de Maloua (dénomination prise par les Sikhs de Patiala, Naba, Djhind et Keïthal) ont été mis sous la protection du gouvernement anglais. Randjit Singh a renoncé par traité à y exercer désormais aucune intervention.

2o Il n’entre pas dans les intentions du gouvernement anglais de réclamer aucun tribut des chefs et serdars qui jouissent du bénéfice de sa protection.

3o Les chefs et serdars sont autorisés à exercer, et cette autorisation leur est garantie pour l’avenir, les droits et pouvoirs dont ils étaient en possession dans leurs territoires respectifs jusqu’à l’époque où le gouvernement anglais a déclaré les prendre sous sa protection.

4o Les chefs et serdars devront fournir toutes les facilités aux troupes et détachemens anglais employés à garantir la protection, ou à l’exécution des mesures concertées dans les intérêts de l’état, toutes les fois que ces troupes et détachemens seront en marche ou en cantonnement dans leurs territoires respectifs.

5o En cas d’invasion ou de guerre, les serdars devront se joindre aux forces anglaises avec leurs concitoyens toutes les fois qu’ils en seront requis.

6o Les marchands important des articles et des produits de l’Europe pour la consommation des détachemens stationnés à Loudiana, ou à tout autre corps de l’armée anglaise, ne seront soumis à aucun droit de douanes et devront être protégés dans leur passage à travers le pays sikh.

7o Les chevaux de cavalerie accompagnés de passe-ports délivrés par les autorités compétentes seront exempts de toute taxe.

Cette déclaration, publiée et envoyée à tous ceux qu’elle intéressait devint la charte des droits que les chefs ont toujours invoquée depuis pour résoudre toutes les difficultés qui ont pu s’élever entre eux et le gouvernement anglais. Les matières qu’elle règle spécialement étaient celles qui demandaient la plus prompte solution. Il est resté cependant d’interminables sujets de discussion : — entre les candidats rivaux aux serdaris ; — entre les chefs qui avaient partagé leurs territoires avant que la déclaration de protection fût publiée, et s’étaient donné des associés par obligation mutuelle ; — entre les chefs et leurs sujets de la nation sikhe, tels que les zemindars, sur l’étendue des droits et pouvoirs qu’ils possédaient à l’époque de la déclaration ; — et enfin, plus sur ce sujet peutêtre que sur tous les autres, sur la fixation des frontières respectives et des droits communs. Ces différends, toutes les fois qu’ils se sont élevés, ont nécessité l’arbitrage des officiers anglais, et donné lieu à de fréquens appels au gouvernement suprême de Calcutta. La régularisation des successions est encore un objet qui a requis dès l’origine les soins du pouvoir protecteur ; lorsqu’il n’y a pas d’héritier reconnu par la coutume et les lois des Sikhs, c’est la puissance protectrice qui est considérée comme héritière légitime.

Jusqu’en 1812, les devoirs de la protection et le soin de vider tous ces différends, bien qu’ils aient donné beaucoup d’occupation au colonel Ochterlony, chargé des affaires sikhes, n’ont cependant rien produit d’assez important pour être mentionné ici. Cette année-là cependant les désordres qui éclatèrent à Patiala par suite de la faiblesse du radja, produisirent une crise qui nécessita notre intervention. Le territoire protégé fut envahi par un pillard, contre qui le radja fut requis de fournir son contingent de cavalerie. Ce chef occupait un territoire d’un revenu de trente lakhs de roupies au moins, et cependant toute la troupe qu’il put envoyer en cette occasion ne consistait qu’en 200 chevaux très mal équipés et arrivés si tard qu’il ne furent d’aucun usage. Le colonel Ochterlony, accompagné des chefs de Djhind et de Naba, s’avança jusqu’à Patiala pour reprocher au maha-radja Saheb Singh sa négligence évidente dans cette circonstance, et le persuader, s’il était possible, d’éloigner les favoris indignes qui dissipaient ses revenus et de les remplacer par des hommes mieux disposés à établir une forme stable de gouvernement, à réaliser les changemens désirés dans l’administration. On ne put décider par la persuasion le maha-radja à changer ses ministres, mais il protesta de sa résolution à eflectuer les réformes demandées. Abandonné à lui-même, sa conduite fut si violente et si irrégulière qu’on craignit pour sa raison, et que le colonel dut revenir auprès de lui pour autoriser ses sujets outragés à améliorer l’état des choses, et empêcher que la déposition du radja ne devint une cause de trouble au milieu de la tranquillité générale. Saheb Singh fut déposé et même privé de sa liberté. Askour Rani, son épouse, associée à un Brahmane habile, Nandi Rao, fut nommée régente pour l’héritier présomptif, le radja actuel, Karam Singh, qui était alors mineur et au nom de qui elle gouverna. Le maha-radja Saheb Singh mourut quelques mois après sa déposition. La douteuse réputation de chasteté de la rani, son caractère séditieux et intrigant rendirent son administration impopulaire, tandis que les prodigalités de Saheb Singh lui avaient au moins fait quelques partisans. C’est à cause de cela que la part prise par l’officier anglais à l’établissement de cette administration, bien que les motifs en eussent été appréciés par les gens éclairés, produisit une grande sensation parmi les Sikhs et accrédita le bruit dans le vulgaire et surtout au milieu des mécontens, que la déposition du radja devait être considérée comme un acte injuste et tyrannique produit par l’intrigue, accompli sous une honteuse influence. Le colonel Ochterlony était à Patiala occupé à faire exécuter ces mesures lorsqu’il fut attaqué dans son palanquin par un akali fanatique qui faillit l’assassiner à coups de sabre. Le colonel en échappa cependant, sauf quelques légères blessures qu’il reçut en cherchant à saisir l’arme par la garde. L’assassin ayant été arrêté fut condamné à passer le reste de ses jours dans les prisons de Delhi.

Cette digression nous a fait anticiper sur les affaires du Penjab. Nous allons reprendre le récit des usurpations de Randjit Singh, des expéditions et des entreprises qui consolidèrent et étendirent sa domination.

La première opération où s’engagea l’armée de Lahor, après le départ de M. Metcalfe en mai 1809, fut dirigée contre Kangra dans les montagnes ; cependant avant de s’avancer de ce côté, Randjit Singh ordonna de construire le fort de Philor, sur les bords du Satledj en face de Loudiana, et celui de Govind Garh, à Amritsar, où son trésor était et est encore déposé en lieu de bonne défense. Les murs furent rebâtis, un fossé profond avec une contrescarpe en maçonnerie furent ajoutés aux ouvrages de ces deux forts. Une fois ces travaux complétés, le chef s’avança dans les montagnes.

Kangra était alors assiégé par Amar Singh Thâpa, le chef de Gourkha, et se défendait contre lui. Mais la garnison étant réduite aux dernières extrémités, le radja Sansar Tchand offrit la place à Randjit Singh sous condition de faire lever le siège et d’expulser les Gourkhas de tout le pays situé à l’ouest et au nord du Satledij. Randjit Singh ayant accepté cette proposition, arriva le 28 mai, avec son armée à Pathan Kot, dans le Djalandhar Taraï, possession de Djeimal de Ghani ; il s’en empara. De là il envoya quelques troupes pour renforcer les chefs montagnards alliés qui cherchaient alors à couper les convois d’Amar Singh et le forcer ainsi à la retraite. Amar Singh essaya de détourner cette intervention puissante et il fit offrir à Randjit Singh une somme équivalente au prix de Kangra. Mais cette position avait aux yeux du Sikh ambitieux une valeur qui rendit inutile l’appât offert à son avarice. Ce fort avait dans l’Hindoustan la réputation d’être imprenable. Sansar Tchand, malgré ses engagemens, ne pouvait accorder l’abandon de cette forteresse avec ses sentimens d’honneur, et il éludait les instances de Randjit Singh qui réclamait l’admission d’une garnison sikhe[1]. En août celui-ci s’avança jusque dans le voisinage et ne recevant encore que des excuses, il ne sut plus attendre. Il fit arrêter le fils du radja qui était auprès de lui, et s’étantassuré que l’armée d’Amar Singh était complètement dépourvue de vivres et de munitions, il donna ordre à un corps d’élite de s’avancer hardiment jusqu’aux portes de la forteresse et d’en réclamer l’entrée. Il y eut une perte considérable pendant le trajet en tués et blessés, mais, les portes s’ouvrirent devant les Sikhs lorsqu’ils y touchèrent. C’est ainsi que cette forteresse tomba au pouvoir de Randjit Singh le 24 août 1809. Amar Singh, trompé dans ses desseins et désirant éviter un conflit avec les Sikhs, se rendit à une entrevue amicale avec Randhjit Singh, et s’étant assuré, grace à lui, des moyens de transport il se retira au-delà du Satledj.

Le 31 septembre, Randjit Singh ayant terminé ses arrangemens avec les chefs des montagnes et pris les précautions nécessaires pour s’assurer la possession de Kangra, retourna dans le Djalandhar Douab et s’empara du djagir de la première femme de Bhagaïl Singh qui venait de mourir : d’un autre côté son ministre occupa les possessions de Bhoup Singh de Feizoullapour après s’être emparé traitreusement de sa personne dans une entrevue.

Ce fut alors qu’influencé apparemment par ce qu’il avait remarqué de la puissance et de la discipline des Cipayes anglais qui avaient accompagné M. Metcalfe, Randjit Singh songea à former des bataillons réguliers sur le modèle anglais, prenant à sa solde, dans ce dessein, des Pourbis ; c’est-à-dire des naturels des provinces gangétiques et des Sikhs venus de la rive orientale du Satledj. Il forma alors des corps de trois ou quatre cents hommes, et séduisit quelques déserteurs anglais qu’il employa à les dresser, et qu’il mit à leur tête avec une paye très élevée. Son artillerie forma aussi un corps séparé sous les ordres d’un darogha, ou surintendant. La cavalerie, dont il se réserva le commandement, fut divisée en deux classes, l’une appelée Ghor Char Sawars et l’autre Ghor Char Khas. La première classe est payée en argent et la seconde en djagirs ; toutes deux sont montées sur des chevaux qui appartiennent à l’État.

Djodh Singh de Vizirabad mourut vers la fin de 1809, aussi dès les premiers jours de la nouvelle année, Randjit Singh arriva pour appuyer par la force les droits qu’il prétendait avoir sur ses possessions territoriales. Une forte somme d’argent fut oflerte par Gandha Singh, fils du chef décédé, pour prix de sa confirmation dans l’héritage paternel. Cette tentation offerte à l’avarice du souverain de Lahor lui fit ajourner pour quelque temps ses desseins sur le pays, et il conféra à Gandha Singh le châle et le turban, signes de l’investiture. Une dispute entre le chef de Goudjrat et son fils vint bientôt lui offrir une occasion opportune ; il les expulsa tous les deux et confisqua leur territoire[2]. Il s’avança ensuite à l’est du Djilam jusqu’à Sahiwal, exigeant des tributs et des contributions des Beloutchis et autres chefs musulmans du pays.

Le 2 février, au milieu de ees opérations, on vint annôncer à Randjit Singh que Shah Shoudja, forcé de fuir devant la puissance de son frère Shah Makmoud, qu’appuyaient les talens et le courage du vizir Fateh Khan, venait lui demander un asile. Le shah dépossédé rencontra le camp de Randjit Singh à Khoushab le lendemain, 3 février 1810, et y fut reçu avec les plus grandes apparences de respect. Randjit vint en personne au-devant de lui et lui envoya dans sa tente un ziafat de 1, 250 roupies, pour parer aux besoins les plus pressans. Cependant le shah retourna à Rawal Pindi le 12 février, pour y rejoindre son frère Zaman Shah, laissant Randjit Singh poursuivre ses desseins contre les chefs musulmans établis à l’est de l’Indus. Aidé des secours d’hommes et d’argent que lui offrit le gouvernement du Cachemir, et Ata Mohammed Khan, fils du vieux vizir Shir Mohammed, Shah Shoudja attaqua Peshawer où il entra le 20 mars. Mais en septembre suivant, il en fut chassé par Mohammed Azim, frère de Fateh Khan, et forcé de repasser l’Indus, d’où il demanda, sans pouvoir l’obtenir, la permission de se rendre à Moultan[3]. Des événemens importans s’accomplissaient alors dans le Penjab.

Le chef de Sahiwal s’était engagé à payer le tribut le 25 janvier, mais ayant manqué à payer toute la somme (80, 000 roupies) à l’échéance, la ville fut investie le 7 février. Le serdar Fateh Khan la rendit, mais sur son hésitation à livrer une dépendance de Sahiwal, nommée Lakhomat, il fut chargé de chaînes et emprisonné à Lahor avec sa famille ; ses biens furent séquestrés. Le 15 février, l’armée de Randjit se présenta devant Oukch. Les maîtres de cette place,

seïds de Gilan et de Bokhara, vinrent au devant du chef sikh et lui offrirent des chevaux. Cette conduite et la réputation de sainteté dont jouit leur famille aussi bien chez les Hindous que chez les Mahométans, prévint le chef en leur faveur, et leurs possessions leur furent laissées sous condition de payer le tribut. Le 20 février, telle était la rapidité avec laquelle Randjit Singh poursuivait l’exécution de ses desseins, toute l’armée sikhe fut devant Moultan, ravageant le pays environnant sur le refus qu’avait fait Mozaffar Khan de payer la somme de trois lakhs de roupies qu’on lui avait demandée. Randjit Singh réclamait alors la citadelle de Moultan, disant qu’il voulait l’occuper pour Shah Shoudja à qui Mozaffar Khan avait promis de la rendre. Ce prétexte spécieux ne fit pas changer Mozaffar Khan dans la résolution de défendre la place à toute extrémité. Randjit Singh fit ses reconnaissances, désigna la place des diverses batteries, traça les lignes d’approche qu’il confia à ses officiers, promettant de riches djagirs à ceux qui avanceraient le plus et feraient le plus de tort à l’ennemi. Des mesures furent prises pour assurer par terre et par eau les convois qu’on tirait de Lahor et d’Amritsar ; tout enfin annonçait la détermination de Randjit de se rendre maître de cette place importante. La garnison, de son côté, était pleine d’ardeur et fit les meilleures dispositions pour sa défense. Un grand convoi de grains fut introduit dans la forteresse qui était d’ailleurs abondamment pourvue d’eau. Le peu de résultats qu’obtint l’artillerie sikhe contre les murailles vint encore encourager leurs défenseurs. Le grand canon Bhangi qui envoyait des boulets de deux kakchas et demi, avait été embarqué pour ce siége, mais l’armée sikhe était si dépourvue des matériaux nécessaires pour exécuter de telles opérations militaires, ses officiers étaient si ignorans et si inexpérimentés, que Randjit Singh, après avoir perdu beaucoup d’hommes, parmi lesquels il faut compter Atar Singh, son favori et son confident enseveli dans une mine, accepta les conditions que lui offrait Mozaffar Khan, et se retira après avoir reçu un paiement d’un lakh, plus 80, 000 roupies. Le 25 avril, il retourna à Lahor mortifié de son mauvais succès et en reportant le blâme sur ses officiers et ses djagirdars. Il s’employa alors à accroître le nombre de ses troupes régulières et forma un nouveau corps sikh, appelé orderly khas, ou troupes régulières d’élite auxquelles il accorda une paie supérieure et l’avantage de porter ses dastaks, ou ordres, aux chefs et districts où il les logea avec une haute paie. Un corps d’artillerie à cheval fut aussi formé, des améliorations furent faites dans chaque branche du service dont Randjit Singh, en personne, se réserva définitivement la surveillance.

Gandha Singh qui, en janvier précédant, s’était assuré, par le sacrifice des trésors de son père, sa confirmation momentanée dans la possession de ses états, ne jouit pas long-temps d’un avantage qu’il avait acheté si cher. En juin 1810, un fort détachement fut envoyé à Vizirabad, et toutes les possessions de Djid Singh furent mises sous le séquestre. À peine si quelques villages furent laissés à la jeune victime de cette politique insidieuse. La veuve survivante de Bhagaïl Singh, Ram Kounwar Rani, fut aussi chassé de Bahandarpour qui lui avait été laissé comme un djagir qui devait la mettre à l’abri de la pauvreté. Elle se réfugia à Loudiana et obtint quelques villages qui avaient appartenu à son époux, sur la rive protégée du Satledij.

Après le Dasrah, au mois d’octobre suivant, Randjit Singh vint en personne à Ramnagar, sur le Tchénab, et somma Nidan Singh de Hattou de comparaître en sa présence. Le chef refusa de s’y rendre excepté sous la garantie d’un sodi, ou prêtre sikh ; sa forteresse de Dashat fut investie le 17 octobre. Les batteries de Randjit Singh ouvrirent leur feu contre la place sans avancer beaucoup à y faire une brèche. Ce fut en vain aussi qu’on essaya d’effrayer les assiégés par les mauvais traitemens et les cruautés exercés sur leurs parens et leurs familles. Le prêtre sikh Beïdi Djameïat Singh fut alors employé comme médiateur auprès du chef courageux ; il promit et garantit un djagir au serdar qui se rendit alors à Randjit Singh. Mais celui-ci, sans égard pour les engagemens les plus solennels, le fit jeter dans les fers le 30 octobre. Au commencement de novembre Bagh Singh Alouwala et son fils Soubha Singh, qui étaient alors au camp de Randjit Singh avec leurs troupes, encoururent son déplaisir, ils furent chargés de fers, leurs propriétés furent confisquées. Randjit Singh retourna ensuite dans sa capitale et détacha son ministre Mokham Tchand pour exiger les tributs et terminer les différends avec les chefs montagnards de Bhimbhar, de Rajaori et la tribu Tchib Bhaô qui refusaient le paiement.

En décembre 1810, Saheb Singh, qui avait été chassé de Goudjrat, fut invité à y retourner et investi d’un djagir considérable, Bagh Singh Alouwala délivré de prison fut honoré d’une pareille faveur. Dans le même mois Nidan Singh fut aussi relâché à là demande des prêtres Beïdis, qui regardaient leur honneur comme intéressé dans cette affaire, puisque l’un d’eux y avait engagé la garantie de sa parole. Ils prononcèrent donc le Dharna contre Randjit Singh jusqu’à ce qu’il eut relâché son prisonnier, mais celui-ci ne voulut accepter ni djagir, ni solde, il abandonna le pays soumis au souverain de Lahor et prit du service sous le gouverneur du Cachemir.

En janvier 1811, Fateh Khan de Sahival fut aussi relâché avec toute sa famille à la prière d’un prètre oudasi ; il se retira à Bahawalpour. Un djagir de peu d’importance fut conféré à Dharam Singh, le propriétaire dépossédé de Dharam Kot, dans le Djalandhar, Randjit Singh se rendit ensuite à Pind Dadar Khan près duquel il prit trois forts appartenant à des chefs musulmans ; mais le 24 février on lui apporta la nouvelle dans son camp que Shah Mahmoud avait passé l’Indus avec 12, 000 Afghans et que toute la population effrayée, s’enfuyait à son approche. Randjit Singh prit aussitôt position à Rawal Pindi et envoya son secrétaire Hakim Aziz-oud-din pour demander au shah les motifs decette invasion. Cet agent fut croisé dans sa route par les émissaires du shah qui venaient expliquer que le châtiment d’Ata Mohammed et des gouverneurs d’Attak et de Cachemir qui avaient aidé Shah Shoudja dans sa dernière tentative sur Peshaver, était le seul objet de l’expédition de leur maître. Randjit Singh rassuré vint au-devant du shah, et, après une entrevue amicale, tous deux retournèrent dans leurs capitales respectives. Randjit Singh trouva à Lahor un carrosse que lord Minto, gouverneur-général, lui avait expédié en présent de Calcutta. C’était la première voiture à ressort dans laquelle il se fût assis ; la nouveauté et la commodité de ce nouveau moyen de transport lui plurent extrêmement et il envoya un agent à Calcutta pour offrir ses remercimens au gouverneur-général. Cependant il ne put adopter définitivement ce mode de transport qui lui aurait imposé tout d’abord la nécessité de faire pratiquer des routes.

En avril et mai, Randjit Singh partagea son armée en trois divisions, l’une fut envoyée du côté de Kangra pour y recueillir les tributs, une autre dut agir contre Bhimbhar et Radjaori, et la troisième, sous les ordres de son fils Kharak Singh accompagné de Mokham Tchand, dut s’emparer des possessions des chefs nakis ; Randjit resta dans sa capitale pour diriger l’ensemble des opérations. Cette période de sa vie fut marquée par la faveur soudaine à laquelle s’éleva un jeune gour brahmane, nommé Khoushhal Singh, sur qui les graces les plus extravagantes ont été accumulées jusqu’à ce jour ; il fut alors promu à l’important et lucratif emploi de diohri wala, ou chambellan, avec le rang de radja et l’investiture de riches djagirs. Les mœurs de Randjit Singh ont toujours été très dissolues ; mais alors, ses débauches, particulièrement pendant le Houli et le Dasrah, passèrent toutes les bornes ; les scènes qu’il donna en public devant sa cour et même dans les rues de Lahor, furent le sujet de toutes les conversations dans l’Hindoustan et rivalisent avec tout ce que l’histoire nous raconte des turpitudes de l’ancienne Rome. Il se montra ivre dans les rues, monté sur un éléphant avec ses courtisanes. L’une d’elles, nommée Mora, s’acquit une triste renommée par son impudeur et la faveur avec laquelle elle fut traitée. La monnaie fut pendant un temps frappée en son nom et son influence paraissait sans limites, lorsqu’en août de cette année elle fut écartée et emprisonnée à Pathan Kot. Toute la faveur dont elle jouissait parut transportée sur le jeune Brahnrane et ses frères. Si cette conduite du souverain de Lahor fait soupçonner les motifs de son attachement extraordinaire pour le gracieux Khoushhal Singh, on devra faire quelques concessions aux habitudes dans lesquelles Randjit Singh fut élevé, aux exemples dont il fut entouré. Il n’est malheureusement que trop vrai que les Sikhs sont adonnés à la pédérastie et à d’autres vices aussi contraires à la nature. Ce qu’on nous raconte de l’indulgence des Grecs et des Romains pour ces honteuses passions, est vrai aussi des chefs sikhs résidant sur la rive occidentale du Satledj. La vérité historique nous force de révéler ces faits et ces traits de caractère, quelque révoltant qu’il soit d’en parler. Cependant, la réputation de Randjit Singh, quoique justement ternie par toutes ces impuretés, ne paraît pas en souffrir aux yeux de la nation qu’il gouverne, quel que soit l’effet qu’elles produisent sur les étrangers.

Des douze misals primitifs, ou confédérations sikhes, il ne restait plus maintenant que celui de Randjit Singh, le misal de Soukar Tchaki et ceux de Ghani, Rhamgarh et Alouwala, tous associés au souverain de Lahor ; et, on peut le dire, servant sous son drapeau. Les misals de Phoulki et de Nihang, situés sur la rive orientale du Satled], jouissaient du bénéfice de la protection anglaise, et celui de Feïzoullapouria, qui s’étendait sur les deux rives du fleuve et obéissait au serdar Boudh Singh, avait toujours jusqu’ici refusé de s’allier à Randjit Singh ; il devait compléter la liste de ceux que ce prince devait réduire plus tard. La conduite de Boudh Singh lui donna enfin un prétexte de satisfaire sa vengeance. Le 19 septembre 1814, le ministre Mokham Tchand, accompagné de Djodh Singh de Ramgarh et de quelques autres serdars, entra dans le Douab de Djalandhar avec l’intention déclarée de s’emparer de la partie du Feïzoullapouria-misal située dans le Penjab. Boudh Singh n’essaya point de se défendre, mais s’enfuit aussitôt à Loudiana pour y chercher un asile. Ses troupes firent une résistance de quelques jours avant de livrer les forts principaux de Djalandhar et de Patti. Ils les rendirent le 6, et le 7 octobre, avant qu’on eût pu faire brèche aux murailles et après avoir inutilement sacrifié quelques hommes. Boudh Singh se contenta de sa position de serdar sous la protection anglaise, vivant des revenus que lui rapportaient ses possessions situées à l’est et au sud du Satledj. En décembre de la même année, Nidhan Singh, fils du vieux chef Djeï Singh de Ghani, fut dépossédé du djagir séparé qui lui avait été assigné ; on voulait donner ce serdari à la veuve de son frère, Sada Kounwar. Il fut incarcéré à Lahor, tandis qu’un détachement s’emparait de ses deux forteresses de Hadjipour et Phoulwara. Les liens du sang n’étaient pas aux yeux de Randjit Singh un obstacle assez puissant pour l’empêcher de poursuivre l’exécution du système politique qui a servi de base à sa conduite, du système qu’il s’est fait de réduire au même rôle d’obéissance et de soumission tous ceux qui pouvaient assurer leur indépendance, ou, se glorifiant d’une origine illustre, jouissaient de propriétés qu’ils devaient à leur épée ou à celle de leurs ancêtres. Randjit Singh qui ne s’imposait jamais la moindre contrainte dans ses conversations, et laissait une grande liberté de paroles à ses courtisans, reçut à cette époque une leçon au sujet des traitemens qu’il faisait subir aux anciens serdars sikhs ; elle vint de Djodh Singh de Ramgarh, réduit lui-même à la condition de sujet. Il prenait congé de Randjit Singh avant d’aller aider Mokham Tchand, dans ses opérations contre le serdar de Feïzoullapour. Randjit Singh lui offrit quelques présens comme marque de faveur. Le chef s’en défendit, disant avec la franchise qui le caractérisait, qu’il devait se trouver trop heureux de conserver par un temps pareil son turban sur sa tête. Randjit ne s’offensa point de cette liberté, il sourit et conseilla à son interlocuteur d’être tranquille et d’avoir bon courage.

L’année 1811 se termina par une visite que fit à Lahor Shah Zaman, frère du malheureux et exilé Shah Shoudjai, pour comble d’infortune, il venait encore d’être privé de la vue. Il arriva dans le cours de novembre avec sa famille et ses serviteurs, mais n’ayant trouvé que de l’indifférence chez le prince sikh, il retourna bientôt après à Rawal Pindi, où il avait déja demeuré pendant quelques mois. Shah Shoudja, après n’avoir pu obtenir en septembre l’entrée de Moulian, s’était engagé dans une entreprise désespérée pour relever sa fortune au-delà de l’Indus. Il fut défait, et perdit son principal officier Akram Khan. Il dut lui-même chercher son salut dans la fuite. Ses frères avaient dès les premiers mois de cette année envoyé à Loudiana un fils de Zaman Shah pour savoir si l’on ne pourrait pas obtenir du gouvernement britannique quelques secours en hommes et en argent. Le jeune prince, reçu avec beaucoup d’égards et de civilité, fut cependant informé qu’aucun membre de la famille royale de Caboul ne devait compter sur l’assistance des Anglais.

  1. Sansar Tchand joua un double rôle dans toute cette négociation. Après s’être engagé avec Randjit Singh, il traita avec Amar Sing, promettant de lui rendre la forteresse. Ce fut sous prétexte d’emmener sa famille, faculté qui lui fut accordée, qu’il introduisit son frère dans la place avec des vivres pour quatre mois. Il espérait ainsi la conserver malgré la prétention de ses deux ennemis. Mais Randjit s’empara d’Anrodh Tchand, comme otage, et ayant obtenu de Sansar Tchand un ordre pour que les portes de la place lui fussent ouvertes, il gagna Amar Singh, dont l’armée mauquait de vivres, pour s’assurer que celui-ci ne s’opposerait pas à son entrée dans la forteresse. (Note de l’auteur.)

    Comment concilier cette note avec ce qui est dit plus loin, que les Sikhs perdirent beaucoup de monde ?
  2. Khoushwakt Raï dit que pendant que Goulab Singh passait au camp de Randjit Singh, Sabeb Sing, de son côté, s’enfuyait à Bhuisbar, et qu’ainsi tout le territoire, le trésor tombèrent sans coup férir au pouvoir de Randjit Singh. Un djagir du revenu de 12, 000 roupies fut donné à Goulab Singh. Les dépouilles de cette famille rapportèrent, dit-on, cinq ou six lakhs de roupies et soixante-dix villages. En 1810, Saheb Sing obtint pour lui-même un djagir du revenu de 25, 000 roupies. (Note de l’auteur.)
  3. Suivant Khoushwakt Raï Sha Shoudja fut appelé à Moultan par Mozaffar Khan, auprès de qui la Vafa Begam, avec la famille et les joyaux du shah, était déja venue chercher un refuge. Mozaffar Khan réclamait l’aide et l’assistance du shah pour être mieux en état de repousser les attaques de Randjit Singh. Mais le malheureux prince ne se fut pas plutôt montré sous les murs de la ville qu’il y fut reçu à coup de canon. Aussi Khoushwakt Raï dit-il que le Kiladar désirait la mort du shah pour s’emparer de ses joyaux, et qu’il était résolu à le livrer au prince Kamran s’il s’était remis entre ses mains. Shah Shoudja se retira hors la portée du canon et resta dans le voisinage jusqu’à ce que Mozaffar Khan, se repentant de sa conduite, lui assigna quatre parganas et un djagir de 10, 000 roupies pour ses dépenses personnelles. (Note de l’auteur.)