Origine et progrès de la puissance des Sikhs/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.

CHAPITRE VIII.


Seconde expédition et conquête du Cachemir. — Mesures pour consolider le pouvoir sikh dans les montagnes. — Conquêtes sur l’Indus. — Disgrace et emprisonnement de Sada Kounwar, belle-mère de Randjit Singh. — Arrivée d’officiers français à la cour de ce prince.


En février et mars 1819, Desa Singh de Madijhitia et le radja Sansar Tchand furent envoyés par Randjit Singh dans les montagnes pour y recueillir les tributs. Le cours de leurs opérations les mit en rapport avec le radja de Kahlour, dont la capitale Balaspour est située sur la rive anglaise du Satledj, mais qui possédait à cette époque de vastes territoires au nord et à l’ouest de ce fleuve. Ce chef ayant refusé le tribut demandé, Desa Singh vint occuper ses possessions, et s’étant emparé de tout ce qu’il possédait sur la rive droite, fit passer le fleuve à un détachement qu’il envoya contre Balaspour. Le capitaine Ross, agent politique du gouvernement britannique dans les montagnes avoisinantes et commandant d’un bataillon de troupes Gourkhas cantonné à Sabathou, se dirigea aussitôt sur le point menacé où il fut joint par un détachement de Loudiana que lui envoyait le résident de Delhi. Cette promptitude alarma le prince sikh et Desa Singh reçut ordre, non seulement de rappeler son détachement, mais de se rendre auprès du capitaine Ross et de lui offrir les explications et les excuses qu’il serait en son pouvoir de fournir.

Aucun autre événement d’importance ne se passa pendant la première partie de cette année. Toute la saison fut employée aux préparatifs d’une seconde expédition contre le Cachemir. Randjit Singh y fut encouragé et par ses succès récens dans le Moultan qui lui avaient donné confiance dans ses troupes et avaient grandement rehaussé sa réputation, et surtout par la situation de l’empire afghan et l’assurance qu’il avait que Mohammed Azim Khan avait emmené avec lui ses meilleures troupes pour appuyer ses desseins sur Caboul, et était trop éloigné pour prêter assistance au gouverneur qu’il avait laissé en sa place. Misar Dewan Tchand, le conquérant de Moultan, fut choisi par Randjit Singh pour commander cette nôuvelle expédition. Le prince sikh fut déterminé à ce choix et par ses infirmités corporelles, et par une idée superstitieuse qui lui faisait croire que la fortune et le destin s’étaient prononcés contre ses succès personnels dans la vallée, mais surtout peut-être parce qu’il savait que l’opération la plus difficile de la campagne serait d’assurer les convois et de soutenir les corps avancés, opération qui me pouvait être accomplie par personne mieux que par lui-même. Ces motifs le déterminèrent à rester sur ses frontières dans les plaines du Penjab.

En avril l’armée sikhe fut dirigée sur la frontière et une forte division d’élite sous les ordres de Misar prit les devans. Un second corps formé pour soutenir cet officier fut commandé par Kounwar Kharak Singh, Randjit Singh garda auprès de lui la réserve pour escorter les convois de vivres et de munitions.

Au commencement de juin, Misar Dewan Tchand avait occupé Radjaori, Pountch et toutes les montagnes au sud de Pir Pandjal. La division qui le soutenait s’avança donc sur Radjaori pour assurer les communications. Le chef de cette dernière place était en insurrection et s’entendait avec le radja de Pountch pour défendre les défilés des monts Pir Pandjal. Mais Randjit Singh avait donné la liberté à Sultan Khan de Bhimbhar après un emprisonnement de sept ans, et s’était assuré le secours de ses avis et de sa coopération active en lui faisant espérer qu’il résulterait pour lui-même de grands avantages du succès de l’entreprise. Le 23 juin, Misar Dewan Tchand attaqua les radjas de Radjaori et de Pountch dans leur position aux passes de Daki Dio et de Madija et les emporta. Ce succès lui assurait la route de Pir Pandjal. Kharak Singh s’avança avec sa division jusqu’à Sardi Thana et Randjit Singh avec la réserve vint camper à Bhimbhar, tandis que Misar Dewan Tchand, passant la barrière des montagnes, descendit dans la vallée et prit position à Saraï Ali sur la route de Sopeïn.

Djabar Khan, à qui Mohammed Azim Khan avait laissé le gouvernement du Cächemir, était avec cinq mille hommes à Sopeïn où il attendait l’armée sikhe. Mais ses troupes ne se composaient que de nouvelles levées et étaient incapables de lutter avec les bataillons disciplinés de Misar Dewan Tchand d’ailleurs beaucoup supérieurs en nombre. Le 5 juillet les Sikhs ayant reçu des munitions et des renforts de leur arrière-garde, s’avancèrent sur Sopeïn et attaquèrent l’armée cachemirienne aussitôt qu’ils l’aperçurent. Leur victoire, après quelques heures d’un combat acharné qui entraîna des pertes considérables des deux côtés, fut complète. Les Afghans et les troupes de Djabar Khan ne s’arrêtèrent dans leur fuite que derrière les montagnes de l’Indus, laissant l’armée victorieuse occuper toute la vallée sans opposition. Randjit Singh éprouva la plus grande joie de ce succès. Les villes de Lahor et d’Amritsar furent illuminées pendant trois nuits. Moti Ram, fils du dernier ministre Mokham Tchand, fut nommé gouverneur de la vallée, on lui donna un corps d’armée considérable pour réduire Darband et d’autres places fortifiées avec ordre de ne rien épargner pour décider les chefs de Pountch et de Radjaori à faire leur soumission.

Les mesures que nécessita la conquête du Cachemir occupèrent Randjit Singh pendant le reste de 1819. Vers la fin de cette année l’armée sikhe fut convoquée et conduite par Randjit Singh en personne à Moultan, d’où il dirigea les opérations contre le nabab de Bahawalpour et au sud contre Bhakhar, appartenant aux émirs du Sindh. Il voulait extorquer de nouveaux tribnts. Dera Ghazi Khan, sur la rive occidentale de l’Indus, fut privé de son gouverneur, Zaman Khan, et par un marché fait avec le chef de Bahawalpour, passa entre ses mains moyennant une rente considérable.

Randjit Singh retourna à Lahor en avril 1820, emmenant avec lui un cheval de grande réputation qu’il avait enlevé à Hafiz Ahmed Khan de Mankera. Il a encore tenté quelques entreprises pour s’approprier d’autres animaux de cette espèce ; son amour pour eux, le désir qu’il a de posséder tous ceux qui ont quelque renom est une passion qui va chez lui jusqu’à la folie. Le cheval qu’il acquit dans cette circonstance s’appelait Soufid-Peri[1].

Dans le Cachemir les troupes étaient employées à de faciles opérations contre des chefs isolés. L’un d’eux, Shir Zaman Khan de Gandgarh, s’étant révolté, Ram Deïal, fils du gouverneur et petit-fils du ministre Mokham Tchand, jeune homme qui donnait les plus grandes espérances, fut envoyé contre lui et mourut malheureusement dans un combat qui d’ailleurs entraîna la prise de la place. Mais cette perte affligea profondément Randjit Singh et Moti Ram, père du jeune homme ; il emporta avec lui les regrets de tous, c’était un des officiers les plus distingués de l’armée sikhe. Le radja de Radjaori fut, dans le courant de mai, fait prisonnier par Goulab Singh, frère de Mia Dhian Singk, le Diohriwala, ou chef de la chambre privée de la cour de Lahor. Comme récompense de ce service, sa famille obtint en djagir la principauté de Djammou qu’elle avait autrefois possédée. En juin la garnison du Cachemir ayant eu beauçoup à souffrir des maladies, fut relevée et le gouverneur Moti Ram, homme d’habitudes pacifiques et pieuses fut remplacé par un chef plus belliqueux dans la personne de Hari Singh de Naloua, djagirdar sikh, qui, à cheval et sans autre secours que celui de ses mains, avait tué un tigre ; cet exploit lui avait coûté son cheval.

Dans cette saison la cour de Lahor reçut deux visites : l’une de l’ex-radja de Nagpour Moudadji Bhousla, appelé le plus souvent Apa-Saheb ; il s’était échappé en fugitif et à l’aide d’un déguisement après la campagne où fut pris Asirgarh et se décida la chute définitive du dernier prince Mahratte qui essaya de résister par les armes à la suprématie de l’Angleterre dans l’Hindoustan. Le fugitif séjourna pendant quelque temps à Amritsar, tandis que Randjit Singh était avec son armée dans le sud-ouest, mais au retour de ce prince il reçut ordre de quitter la capitale et les terres de la domination sikhe. Il alla chercher un asile dans les montagnes auprès du radja Sansar Tchand. Là ayant noué quelques intrigues avec les prinçes de Caboul réfugiés à Loudiana, il dut, sur l’ordre du radja, quitter sa cour. Il se dirigea sur Mandi où le chef Ishari Sein lui accorda sa protection. Le gouyernement britannique, tout surveillant le lieu de résidence du fugitif, ne fit aucune demande d’extradition et ne le troubla plus que pour obtenir des renseignemens sur ses démarches et ses desseins.

Le second visiteur fut le Surintendant des travaux scientifiques poursuivis par la Compagnie des Indes (superintendent of the compagny’s Studs in India), l’aventureux voyageur Moorcroft, qui passa à Lahor en se rendant à Ladak sous le costume d’un marchand qui allait acheter des chevaux à Boukhara. Il fut reçu avec beaucoup d’égards et d’attention par le prince sikh, et de Ladak qu’il atteignit en passant par Mandi, il dirigea sa route par les montagnes au nord du Cachemir. De là descendant dans les plaines il se rendit à Balk où il mourut de la fièvre, victime d’une tentative téméraire qu’il fit pour traverser un pays malsain dans une saison où cette maladie sévit avec une violence particulière ; victime aussi de sa trop grande confiance dans les médicamens européens et dans sa propre habileté médicale.

Après le mois d’octobre la revue de l’armée sikhe fut faite à Sialkot où Randjit Singh se rendit en passant par Battala. De là longeant les montagnes, et envoyant des détachemens pour ravager le territoire de la turbulente tribu de Tchib-Bhao, il s’avança jusqu’à Rawal-Pindi qu’il annexa au khalsa en dépossédant Nand Singh. Randjit Singh retourna à Lahor le 13 décembre et fut occupé pendant le reste de la saison par des affaires domestiques.

Shir Singh, l’aîné des enfans que Randjit Singh n’avait pas voulu reconnaître, avait été adopté par Sada Kounwar et élevé par elle. Il approchait alors de l’âge viril et commençait à réclamer un djagir et un apanage séparé. Randjit encourageait ces prétentions espérant que la rani lui ferait un établissement convenable sur ses possessions du serdari de Ghani. Mais elle exigeait que le jeune homme fût reconnu et que les frais de son établissement fussent faits par Randjit Singh : celui-ci s’y refusait obstinément. Le Sikh astucieux fomentait la discorde entre Shir Singh et sa mère adoptive et gagna à sa cause Beïsakh Singh ; vieux et puissant tenancier du Ghanimisal, qui avait toute la confiance de Sada Kounwar. Lorsque le succès de cette intrigue fut assuré et que les plaintes de Shir Singh eurent produit l’impression défavorable qu’on en attendait pour s’en faire une arme contre Sada Kounwar, Randjjt jugea que les choses en étaient venues au point où son intervention devenait nécessaire. Il envoya donc en octobre à sa belle-mère l’ordre de partager son djagir pour faire un établissement convenable aux deux jeunes gens Shir Singh et Tara Singh, qu’elle avait élevés pour de si hautes espéranres. Elle protesta en vain contre cet ordre, en vain elle quitta le camp sikh pour se rendre à Shah Dehra ; elle y était encore au pouvoir de Randjit Singh, il fallut bien se plier à la nécessité de faire ce qu’on exigeait d’elle. Mais elle ne l’eut pas plutôt accompli qu’elle chercha les moyens de s’évader, et bientôt après quitta le camp secrètement dans un chariot couvert. La nouvelle de son évasion parvint à Randjit Singh par Beïsakh Singh. Desa Singh fut envoyé avec un détachement de cavalerie pour la poursuivre ; elle fut mise en prison sur l’ordre de son gendre. Non content de cette punition, Randjit Siegh ordonna à une division de son armée de mettre toutes ses richesses et toutes ses terres sous le séquestre. Cette mesure fut réalisée après une résistance de quelques semaines opposée par une de ses femmes dans le fort d’Attal-Garh, sa principale forteresse.

Ainsi après une haute influence de près de trente ans succomba cette femme d’un esprit vraiment élevé. Elle avait été réellement utile à Randjit Singh, c’était elle qui avait jeté les fondemens de sa puissance pendant qu’il était encore si jeune, c’était par ses intrigues et par son assistance que Randjit Singh avait pu de si bonne heure prendre en main le pouvoir et éloigner sa mère et son ministre. Ses manières indépendantes et le ton élévé qu’elle avait pris avaient été pendant quelque temps à charge à Randjit Singh, aussi dut-elle attribuer sa disgrace non moins aux événemens qu’à elle-même. Elle supporta son emprisonnement avec beaucoup d’impatience, se plaignant continuellement et appelant la malédiction sur la tête de son gendre ingrat.

Un autre événement domestique antérieur de quelque temps à la disgrace de Sada Kounwar, ce fut la naissance du fils de Kharak Singh. Cet événement, arrivé en 1821, fut l’occasion de grandes fêtes et réjouissances, l’enfant fut nommé Nou-Nihal Singh. En avril Randjit se rendit à Adina-Nagar, où il resta jusqu’en juin occupé à lever les tributs sur les montagnards. Les deux petits territoires de Kishtiwar et Man-Kôt furent alors annexés au khalsa de Lahor. La rudesse de Hari Singh l’ayant rendu impopulaire dans le Cachemir, l’avait fait rappeler en décembre 1820 et remplacer par le doux et pacifique Moti Ram.

Ces événemens ayant rempli l’été et la saison des pluies de 1821, l’armée sikhe fut convoquée comme à l’ordinaire après le Dasrah, et Randjit Singh, prenant le commandement en personne, la conduisit sur l’Indus dans les possessions des chefs de Mankera, Bhakar et Lia au sud de Moultan. Des contributions annuelles et des présens avaient été pendant quelque temps extorqués selon l’habitude à Hafiz Ahmed, mais alors on se détermina à s’emparer ouvertement de tout le pays.

Dans cette vue, l’armée passant par Ram Nagar, Nour Miani, Pind Dadar Khan, et Bhira Khoushab, atteignit l’Indus le 5 novembre et campa devant Dera Ismaïl Khan. Un détachement de 8,000 hommes passa le fleuve et la place fut rendue le 9 par Manik Raï. Bhakar, Lia, Khangarh et Moudjgarh se rendirent successivement sans résistance. Mankera, entouré d’un mur de terre et défendu par une citadelle en briques mais surtout protégé par sa position dans le milieu d’un désert, était la seule place qui restât à soumettre. Elle était située entre des montagnes de sable dans lesquelles une armée assiégeante ne saurait trouver d’eau. Une division vint investir la place le 18. Les Bildars furent envoyés pour creuser des puits et chercher de l’eau, les troupes ne pouvant se fournir de cet objet de première nécessité qu’avec beaucoup de peines et de dépenses en le faisant venir de Moudgarh à dos de chameaux, de chevaux et de bœufs. Le 25 novembre des puits suffisans ayant été creusés, une nouvelle division s’avanca pour compléter l’investissement de la place et bientôt arriva Randjit Singh lui-mème avec son quartier-général pour conduire le siège en personne. Chaque djagirdar dut, comme c’était l’habitude, faire son attaque particulière, et une rivalité active, un esprit d’émulation s’empara de l’armée. Du 26 novembre au 7 décembre les travaux des assiégeans s’avancèrent jusqu’au fossé, mais non sans souffrir du feu continwel des assiégés. Le nabab Hafz Ahmed, jugeant alors qu’il en avait assez fait pour son honneur, demanda à capituler sous condition qu’il lui serait permis de sortir de Mankera avec ses armes et tout ce qui lui appartenait et qu’on lui donnerait la ville de Dera Ismaïl Khan avec un djagir convenable. Randjit Singh accepta les propositions et demanda comme garantie à être mis en possession d’une des portes de la citadelle. Des sermens solennels furent échangés, de riches habits d’honneur furent envoyés au nabab pour détruire tous les soupçons dans son esprit. Le 14 décembre il reçut un détachement sikh auquel il livra les portes ; le 18 il sortit avec une suite de 300 hommes et vint camper à un lieu qui lui avait été désigné près des Sikhs. Le 20 il se rendit auprès de Randjit Singh qui le reçut avec beaucoup d’égards. Une escorte lui fut donnée pour le conduire à Dera Ismaïl Khan, et le traité fut observé à la lettre et pleinement exécuté. C’était le premier exemple d’une fidélité si scrupuleuse de la part des Sikhs. Les tributs des Musulmans Beloutchis de Tonk et Sagar, à l’ouest de l’Indus, furent augmentés et l’armée sikhe se rendit de là à Dera Din Panah. Randjit Singh s’y embarqua sur l’Indus envoyant son armée par terre à Moultan. À Dera Ghazi Khan il accrut les tributs du nabab de Bahawatpour, les rentes que celui-ci devait pour ses fermages dans cette place et à Mittin Kôt furent aussi augmentées. Le 10 janvier 1822 il rejoignit son armée à Moultan, mais le 16 il partit précipitamment pour Lahor en lui ordonnant de le suivre. À son arrivée dans sa capitale, le 27, il apprit que l’un de ses principaux serdars et djagirdars, Djeï Singh Atariwala, était passé chez les Afghans à l’ouest de l’Indus.

Ce fut pendant le mois de mars de l’année 1822 que pour la première fois des Européens se présentèrent au darbar de Randjit Singh, demandant de l’emploi et une solde dans ses troupes. C’étaient deux officiers français, l’un Monsieur Ventura, Italien de naisance, l’autre Monsieur Allard. Tous deux avaient quitté l’Europe pour chercher fortune en Orient, lorsque la sanglante défaite de Waterloo eut ruiné les espérances de la jeunesse militaire de France. Ils avaient déja été employés en Perse, mais ne pouvant accepter le grade inférieur qu’on leur avait offert, ils étaient bientôt partis pour Lahor à travers le Candahar et le Caboul. Randjit Singh soupçonna d’abord leurs motifs, il ne pouvait comprendre ce qui avait pu engager deux jeunes gens à quitter leur pays natal et à venir si loin. Il ne pouvait se persuader que le désir d’entrer à son service fût un motif suffisant d’entreprendre un tel voyage. Ils avaient exposé leur demande verbalement et reçu quelques réponses en persan, mais cela était loin de satisfaire ce prince soupçonneux. Il leur demanda donc d’écrire leur demande dans leur langue maternelle et s’étant ainsi procuré une lettre écrite en français, Randjit Singh l’adressa à son agent à Loudiana pour qu’elle lui fût traduite et renvoyée ensuite. Après avoir obtenu cette satisfaction, Randjit Singh donna aux deux officiers français des assurances de service, des maisons à Lahor et quelque argent, dès-lors il les prit à sa solde[2]

M. Ventura avait été colonel d’infanterie dans l’armée française, et M. Allard avait occupé le même grade dans la cavalerie[3]. Ils furent chargés de former des troupes à la discipline, aux exercices et aux manœuvres de l’Europe. Les commandans indigènes furent d’abord extrêmement jaloux de la faveur qu’obtinrent ces deux Européens et mécontens de les voir revêtus de commandemens ; mais ce qui les irrita surtout ce fut quand ils entendirent ces M. M., interrogés par Randjit Singh sur l’opinion qu’ils avaient de ses troupes, parler avec mépris de la discipline et de la tenue de l’armée[4]. Les officiers français furent d’abord sous les yeux de Randjit Singh attachés aux troupes qui occupaient la capitale, et M. Allard reçut ordre de former un corps de dragons disciplinés et équipés comme la cavalerie européenne. Ces officiers par leur conduite gagnèrent plus tard la confiance du radja ; et plusieurs autres, particulièrement M. Court[5], élève de l’École Polytechnique de Paris, les suivirent et vinrent se joindre à eux. M. Ventura est maintenant (1833) à la tête d’un corps de 10,000 hommes et revêtu d’un commandement particulier et important dans le Moultan ; il a su établir une confiance entière, une intelligence parfaite entre lui et ceux qui servent sous ses ordres. Mais les sentimens des serdars sont si opposés aux Européens, qu’ils pourraient bien rendre la position de ces officiers extrêmement hasardeuse et difficile à la mort de Randjit Singh. De plus, M. Ventura en 1829 eut avec Kharak Singh, l’héritiér présomptif de la couronne, une querelle qui s’apaisa difficilement et dont les conséquences pourraient lui devenir très fâcheuses lorsque ce prince succédera à son père.

Dans le commencement d’avril, Randjit Singh se rendit à Akhmar dans les montagnes de Djammou, son armée, sous les ordres de Misar Dewan Tchand, observait les mouvemens de Azim Khan qui était venu à Peshaver où il fut rejoint par le fugitif djagirdar Djeï Singh Atariwala, et de concert avec lui chassa jusqu’à l’Indus les postes et les garnisons des Sikhs, et même menaça Kheïrabad, le point principal qu’ils occüpaient sur la rive occidentale du fleuve. En juin, Randjit retourna dans sa capitale sans avoir rien accompli d’important.

Dans les possessions de Sada Kounwar était un petit territoire nommé Himmatpour Oudni, situé au sud du Satledj, et occupé par elle en 1808 avec l’agrément de Randjit Singh, moyennant 15,000 roupies. Ce territoire étant sur la rive du Satledj placée sous la protection de l’Angleterre, ne pouvait être confisqué avec le reste. Randjit Singh cependant força sa belle-mère à faire une cession de droits en sa faveur, et armé de cet acte, ordonna à son agent de s’emparer du territoire par la force. Cependant sur la résistance opposée par le tenancier de Sada Kounwar et les plaintes faites aux autorités anglaises, le titre fut rejeté comme non valide et le pays contesté dut être rendu aux premiers occupans. C’est ainsi qu’il fut préservé de la convoitise du souverain de Lahor jusqu’en 1828, époque à laquelle, sur des nouvelles représentations, le gouvernement suprême consentit à le laisser occuper par Randjit Singh. La position de Sada Kounwar ne fut pas améliorée par ce résultat. Elle fut, et aujourd’hui (1833) elle est encore prisonnière, et quelles que soient les réclamations que l’humanité élève en sa faveur, on ne saurait dire comment on pourrait la traiter autrement après la conduite qu’elle a tenue[6].

  1. Peri (fée) blanche.
  2. Ces détails ne sont pas en tout point conformes à ceux que nous tenons du général Allard sur ce sujet.

    C’est en qualité de voyageurs que M. Allard et son compagnon, M. Ventura, se présentèrent à Randjit Singh. Informé qu’ils avaient servi sous Napoléon, dont le nom était parvenu jusqu’à lui, ce fut lui-même qui les sollicita d’entrer à son service. Il est vrai qu’il leur demanda une lettre écrite en français, probablement dans l’intention de s’assurer de leur nationalité. Voici cette lettre :

    À Sa Majesté le Roi.

    Sire, les bontés dont V. M. nous a comblés depuis notre arrivée en cette capitale sont innombrables. Elles correspondent à la haute idée que nous nous étions faite de l’excellence de son bon cœur ; et la renommée, qui a porté jusqu’à nous le nom du roi de Lahor, n’a rien dit en comparaison de ce que nous voyons. Tout ce qui entoure V. M. est grand, digne d’un souverain qui aspire à l’immortalité. Sire, la première fois que nous avons eu l’honneur d’être présentés à V. M., nous lui avons exposé le motif de notre voyage. La réponse qu’elle a daigné nous faire nous tranquillise, mais elle nous laisse dans l’incertitude sur l’avenir. C’est pour ce motif que nons avons eu l’honneur de faire il y a déja quelques jours une adresse à V. M., pour savoir si notre arrivée dans ses états lui était agréable, et si nous pouvions lui être de quelque utilité par nos connaissances dans la guerre, acquises comme officiers sous les ordres immédiats du grand Napoléon Bonaparte, souverain de la France. V. M. ne nous a pas tirés de l’incertitude, puisque nous n’avons pas encore reçu d’ordres de sa part. Nous avons donc renouvelé notre demande en langue française, d’après le conseil de Nour-oud-din Sâheb, qui nous fait croire qu’un employé auprès de votre auguste personne connaît notre langue. Dans notre incertitude, nous supplions V. M. de daigner nous faire transmettre ses ordres, que nous suivrons toujours avec la plus grande ponctualité.

    Nous avons l’honneur d’être, avec le plus profond respect,
    Sire,
    De Votre Majesté
    les très humbles, très obéissans et très dévoués serviteurs,
    Allard, Ventura.
    Lahor, 1er avril 1822.

    Mais Randjit Singh n’avait pas attendu jusqu’alors pour faire à ces deux officiers de riches présens. Selon la coutume orientale, ils avaient recu dès leur arrivée les mehmans, ou présens de l’hospitalité. — Ce ne fut que plus tard qu’ils eurent une solde régulière.
  3. Le général Allard avait été capitaine dans la cavalerie de la garde impériale. En 1815, aide-de-camp du maréchal Brune, il était à Avignon lorsque le maréchal y fut assassiné ; il faillit lui-même devenir victime des royalistes du Midi. Ce fut à la suite de ces malheureux événemens qu’il quitta la France. Il se rendit en Égypte, où Mehemet-Ali accueillait les officiers français ; c’est de là qu’il passa en Perse. Chevalier de la Légion-d’Honneur en 1815, il vient d’être promu au grade de commandeur. — M. Ventura était officier d’infanterie dans l’armée d’Italie, commandée par le prince Eugène de Beauharnais.
  4. Le général Allard se défend vivement d’un tel mauvais goût et d’une impolitesse que l’accueil amical qui leur fut fait rendrait inexcusable.
  5. Aujourd’hui commandant d’un corps d’infanterie et d’artillerie sur l’Indus. Voir ce que dit M. Burnes de cet estimable officier, qui a honoré le nom francais dans l’Inde autant par son savoir que par son caractère personnel. Vol. I. Passim. Vol. II, pages 16, 30, 52 et suivantes. Paris, 1835.
  6. Sada Kounwar, nousa dit le général Allard, n’était pas prisonnière, mais gardée à vue et jouissant de la liberté d’aller partout où elle voulait en se faisant suivre de son escorte. Randjit Singh la traita toujours avec beaucoup d’égards et lui payait une pension considérable ; plusieurs fois même il chargea le général Allard de faire des tentatives de réconciliation auprès de sa belle-mère, mais ce fut toujours en vain. Randjit Singh n’a jamais oublié que ce fut elle qui commenca l’édifice de sa fortune. Cette princesse est morte aujourd’hui.