Ornithologie du Canada, 1ère partie/Le Canard Ordinaire

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 85-87).

LE CANARD ORDINAIRE.[1]
(Mallard.)


Le Canard ordinaire que les chasseurs nomment Canard de France, a la tête et la croupe ornées d’un beau vert changeant, et les quatre plumes du milieu de la queue sont recourbées en demi-cercle. Cette espèce est la souche de toutes nos races domestiques ; elle habite le nord des deux continents. Ces Canards nichent quelquefois sur une touffe de joncs dans les marais. La ponte est de huit à quatorze œufs d’un gris verdâtre très clair, plus petits et plus colorés que ceux du Canard domestique ; avant l’éclosion des œufs, le mâle se tient près du nid et le défend contre les autres Canards. Les Canards que l’on élève en domesticité et qui proviennent d’œufs sauvages trouvés dans les roseaux sont farouches comme leurs parents, et cherchent sans cesse à reprendre leur liberté ; mais lorsque la captivité s’est perpétuée pendant plusieurs générations, l’instinct s’efface, l’animal devient familier. Aucun oiseau de basse-cour, l’Oie exceptée, n’est plus facile à nourrir :[2] il ne faut lui donner que de l’eau et un gîte : il sait se procurer le reste, il ne coûte rien à son maître.


  1. No. 576. — Anas boschas. — Baird.
    Anas boschas. — Audubon.
  2. « On dit bête comme une oie, et l’on a très-grand tort ; l’oie n’est pas aussi bête qu’elle en a l’air ; elle est même l’emblème du paysan rusé. On ne dit pas bête comme un canard, et l’on a parfaitement raison ; car le canard est un animal plein de ressources et de malices, et qui cache parfaitement son jeu lorsqu’il a intérêt à le cacher. Je l’ai vu nicher sur les chênes quand il trouvait à sa convenance un bon nid de corbeau qui lui épargnait la peine d’en construire un de son propre bec ; et dans ce cas, il n’est aucunement embarrassé de mener ses petits à la mare ou à la rivière : la mère les prend délicatement par la peau du cou et les transporte à l’eau l’un après l’autre. On sait que dans cette espèce, c’est la femelle qui porte les culottes, et que le mâle se contente de jouer le rôle du mari ensorcelé. Le mariage, du reste, est un contrat qui n’engage aucun des contractants…
    « Le canard est un goinfre de la famille du porc ; il a un appétit qui lui sert de chronomètre et lui faire dire à la minute près les grandes heures du jour, c’est-à-dire les heures où l’on dîne. La montre du renard lui-même, qui est excessivement soigneux de ces détails, retarde presque toujours sur celle du canard, et l’oiseau est bête à en revendre au quadrupède en matière d’imposture.
    « On sait qu’un blaireau ou qu’un renard qu’on tire vivant du terrier fait volontiers le mort pour qu’on ne l’achève pas, et réussit parfois, au moyen de ce mensonge, à tromper le chasseur novice. On n’est pas sans avoir entendu parler non plus du procédé suprême qu’emploient les chasseurs d’ours qui ont manqué leur coup, et qui consiste à jouer aussi le personnage de cadavre et à se laisser retourner sans mot dire par la bête. Ces ruses, qui le croirait, sont familières au canard cauteleux, comme il sera prouvé par l’histoire qui suit :
    « Un monsieur avait un furet qui s’ennuyait d’être seul ; il lui apporta un jeune canard pour lui tenir compagnie. La bête scélérate s’avance aussitôt vers l’étranger pour lui souhaiter la bienvenue d’usage en lui ouvrant la jugulaire d’un coup de dent, d’après la méthode mustélienne. La pauvre volatile, que ce début chagrine, essaye d’éviter l’accolade et fuit d’abord dans toutes les directions ; puis s’apercevant que toute tentative d’évasion est inutile, elle change de batterie, s’arrête tout à coup, feint de subir une attaque d’apoplexie foudroyante, et s’étend tout de son long sur le carreau comme une masse inerte. Le furet s’approche de la défunte, la flaire dans tous les sens, constate le décès et, dédaigneux de la chair, se couche auprès et se rendort avec la stoïque insouciance particulière à son espèce. À peine a-t-il fermé les yeux que la morte ressuscite et relève la tête pour juger de la situation ; mais le mouvement qu’elle a fait a suffi pour troubler le sommeil léger de son argus, à qui l’aspect de cette tête dressée rend l’espoir d’une saignée copieuse, idée fixe des furets. Il est sur son sujet d’un bond, et se met en devoir de pratiquer l’opération. Désappointement nouveau, désillusion cruelle ; la tête s’est détendue machinalement et s’est roidie en retombant lourdement sur le sol, preuve que l’apoplexie n’était pas simulée et que le col ne s’était redressé que sous l’effort d’une convulsion dernière. Et le praticien trop expert de regagner sa paillasse pour reprendre son somme. Ce que voyant, le propriétaire, qui observait le débat par le trou de la serrure, entre-bâilla la porte pour abréger l’expérience, et le canard, profitant aussitôt de la voie de salut qui lui était offerte, s’esquiva vivement, abandonnant le furet mystifié à ses réflexions amères.
    « Or, voici en deux mots l’explication du mystère : les furets comme les fouines sont des bêtes qui n’aiment que le sang, et qui savent par l’expérience que ce liquide ne coule pas de la saignée après la mort. Voilà pourquoi elles méprisent souverainement le cadavre, et pourquoi, dans l’espèce, notre canard fut sauvé… Maintenant qui avait pu révéler à l’innocente volatile, dans un âge aussi tendre, les mystères les plus profonds de l’organisme et le secret des secrets du furet ? »Toussenel.