Orphée-Roi/4
IV
LE TEMPLE SOUS LA TERRE ET L’ANTRE
Un grand cri d’homme désespéré, — et le Rideau se divise sur
ACTE IV (SCÈNE I)
l’arrivée hagarde du
Ma fille est morte !
Ma fille est morte ! Qui êtes-vous ? Laissez-moi. Ma fille est morte. Je cherche le lieu funéraire…
Qui êtes-vous ?
Ta fille est morte…
— Morte, comment est-elle morte…
— Morte,
où donc est-elle…
… morte, là-haut, aux pieds du Maître, dans le Palais résonnant.
Je l’ai trouvée aux pieds du Maître, étendue, extasiée…
Je l’ai emportée !
Lui ?
— Que faisait-il ?
— Que disait-il ?
Il chantait avec triomphe !
Il chantait, et ta fille est morte !
Morte, et comment ?
Il a tué ta fille.
Il ne l’aimait plus.
Elle devait mourir de lui.
Il l’a trouvée indigne de lui.
Oh ! Ô ma fille !
Nous diras-tu comment elle est morte ?
Elle est morte par grand amour.
Ha ! Le vieux fou !
On ne meurt pas d’amour parmi les gens que nous sommes.
Je parlais autrefois ainsi…
Elle est morte par maléfice.
C’est un sorcier redoutable.
C’est un sacrilège : il n’est pas fou comme il convient.
Ne l’insultez pas. Vous n’en êtes pas dignes !
Tu le défends : tu es un bon serviteur. Il a tué ta fille. Tu te lamentes.
Et lui ?
Il n’a pas pleuré comme il faut sur cette mort.
Il ignore les chants funèbres pour ceux qu’on aime : Écoute…
Vous ! Oh ! vous, n’entendrez jamais. — Il ne sait pas que ma fille est morte. Il l’appelle ! Il la désire. Il veut descendre ici-bas pour la réclamer à la terre.
Il vient ! Il vient ! Sa voix sonnera sans pareille sous la terre !
Qu’il triomphe de toute la terre !
Il n’osera pas.
Il osera. Je le pousserai.
Ho !
C’est là… peut-être… le meilleur destin pour lui. On oublie… Il oubliera… Il dépouillera sa folie. Il deviendra comme les autres.
Qu’il y aille, et n’en sorte jamais !
Laissez… Laissez-moi le conduire. Laissez-le moi.
Prends garde. Il est mortel à qui l’approche. Et l’Antre est plein de vapeurs empoisonnées.
Taisez-vous. Éteignez les torches.
Enfin, il vient à moi !
Il est juste qu’il expie.
Qu’est-ce qu’ils trament contre lui ? Quelle insulte plus obscure et plus basse ?
envahit le Temple souterrain.
s’élance à l’encontre pour lui barrer le passage, criant :
Ô Maître ! Ne descends pas ! Ne cherche plus ! Fuis les hommes…
apparaît.
Et fuis-moi, fuis-moi aussi !
passer outre, — traverser le Temple, — et plonger dans la bouche de l’Antre.
(SCÈNE II)
comme en proie à une frénésie.
Plus bas ! Plus bas ! jusqu’au ventre impur de la terre…
Je te cherche avec allégresse, ô Fugitive !
Je te poursuis en riant ! À tâtons ! Je fouille les replis du manteau lourd que j’avais cru dépouillé…
Plus bas ! Ha ! plus bas encore…
Les hommes perdent l’esprit dans ces ténèbres !
Je m’y plonge ! Je me baigne ! Je descends avec délices !
Es-tu là ? Pourquoi disparaître et t’enfuir ?
Morte…
— Morte…
tuée par lui…
— Morte par
grand a…
— Morte par
— maléfice !
(avec emportement)
Morte… Qui a dit « morte » ?
éclatant d’un rire de haine :
Ce sont les hommes… là-haut ! Ils jacassent entre eux…
Morte ! Ils te croient morte !
La mort n’atteint pas où nous sommes.
indécisément voilée,
Tu es là : vraiment ! dans cette boue et dans ce silence…
Pourquoi ? Pourquoi ?
Tu ne réponds pas ?
Je ne suis plus celle que tu aimes.
Ne joue pas avec les échos.
Je ne suis plus celle que tu as tuée.
Ne fais pas mentir les échos.
Ma voix est véridique.
Ta voix est fausse, soudain… Qu’es-tu devenue ! Eurydice !
Je ne suis pas Eurydice.
Ô aveu d’ingratitude ! Tu ne serais pas Eurydice ! Tu ne me crois plus…
Qui te reconnaîtrait mieux que moi ?
Réponds ! — Tu n’oses pas ? Ta voix changée, tu en as peur toi-même…
Oui. Mieux vaut se taire… se taire et… Fuir tout d’un coup !
Viens, remontons vers le Palais chantant.
Ah ! jamais plus ! N’y songe plus ! Tu es ici-bas où l’on meurt.
Ah ! le beau chant d’oiseau fou ! Il s’étrangle… Tu es ici-bas. Tu es homme.
Je suis heureuse.
Je suis maître. Viens !
Tu n’es plus maître que d’un seul hymne, Funèbre : et pour l’épouse, et pour l’époux.
Je suis heureuse.
Tu prononces des mots sans harmonie… Le son de tes lèvres est vide…
Il y a quelque maléfice humain. Ces vapeurs, ces bouffées d’un souffle empesté !
Cet antre sourd… Ô ! par où fuir, fuir, fuir ?
Personne que moi ne saurait te montrer la route.
Personne, et non pas un dieu, n’est sorti lui-même de ceci.
Mais je suis heureuse.
Je t’ai donné la ferveur de ma voix.
Je t’ai conduit au Palais de mes noces : Voici la couche et voici la maison.
Tu as passé le seuil ! L’épousée se dévoile.
Orphée ! Tu dois enfin regarder et me voir.
Vois donc ! Je suis la Prêtresse-Ménade !
Et vierge comme l’Autre, et sacrée !
Laisse-moi !
Je ne te touche pas.
Eurydice, qu’es-tu devenue !
Ne m’insulte pas.
Quoi ! Tu fais des signes… comme une femme ! Tes pieds s’enlisent dans la boue… Ta main est souillée… Arrache-toi de la fange !
C’est ma demeure ! C’est mon Palais à moi !
J’aurai le sort même de l’Autre.
Je l’enviais, là-bas, toutes les nuits au bord du Fleuve,
Je veux aussi… Chante ! Tu es redoutable à ceux qui t’aiment.
Tu es puissant.
Tu implores… (je ne te comprends pas…) je ne sais quoi… Attends… N’importe…
Je vais te secourir.
Ma LYRE s’assourdit et s’étouffe…
Ma LYRE même a peur ici ! Viens !
Suis-moi, ô celle que j’ai suivie…
Fais que j’obéisse.
Je ne t’entends plus… Je te vois, lamentablement.
Je te vois : tu es toute emprise par la terre…
La terre monte autour de tes jambes… La voûte pleut sa boue chaude sur tes seins…
Je… ne… puis…
Gloire ! tu es à moi ! Tu es là ! Le héros va mourir dans mes bras ; — et d’abord, captif, il me tuera.
Tu es ma divine proie ! J’ai choisi le dieu que j’aime ! Il est descendu, il m’habite.
Que fais-tu ? L’immonde nous étreint. Les hommes rient, là-haut. Leurs pieds frappent nos têtes !
Ils sont ivres de ces vapeurs et de nos plaintes…
Mais non ! Ils ne vaincront pas :
Souviens-toi, nous avons chanté et le Palais a volé en nuages…
Tu es en moi. Dans mon piège, dans mes bras. Tu es sans force et sans voix…
J’étouffe… J’étouffe… Ce poison… Ce chaos… dans ma poitrine…
Ce combat qui n’est pas le mien.
Gloire ! Dans mon palais sourd et au plus profond de mon antre, viens.
Aide-moi ! — Non ! ne caresse pas ainsi !
Ce n’est pas l’étreinte humaine
Joie ! ô joie ! la boue chaude
À quoi bon te dévoiler ?
lit de tendresse,
Tu crois t’évader de la fange ? mais
Crions d’amour, et que les roches dansent de respect et que la voûte
est ma volupté.
Et nous vivrons dans le ciel d’Eurydice.
Tu l’as véritablement tuée. Mais elle n’est pas morte avec toi.
Orphée !
Ne livre pas mon nom ici.
Orphée !
Tais-toi !
Oui. Le silence. Pour nous deux.
Le même silence.
Viens ! Viens !
Je t’ai dit « Viens » aussi. Je suis Reine ici. Je suis ivre ! Moi, prêtresse, je saisis mon dieu !
haut et droit, sans mouvement de retrait sous l’étreinte, dresse sa LYRE au dessus du combat.
Ha ! Ha ! Ha ! c’est toi qui fais cela !
Ha ! ils disaient bien, là-haut, tu es morte.
Tu es bien morte. Tu n’es pas l’autre Eurydice,
Morte d’amour, morte là-haut.
… mais moi ! Mais moi ! lyre au-dessus de tout !
Ah ! périsse la femme ! — Lyre, ouvre-moi la route ! Ma route !
À moi !
(qui se fend comme un fruit) de rayons faisant au plus profond de l’épaisseur une échappée radieuse,
par où, d’un seul bond, s’évade et disparaît
avec un obscur fracas.
(INTERLUDE)
Leurs clameurs doubles, — envieuses et glorieuses — se fondent et s’accrochent a l’en-allée du Héros.
Les timbres rancuniers persistent longtemps par-dessus les autres.
On rejoint ainsi et l’on suit à l’oreille, — on fait cortège à la marche à rebours d’Orphée, remontant le Drame et tout ce qui vient de s’entendre :
Rejoignant le bord du Fleuve, les rumeurs du Bois, les frémissements familiers du Repaire…