Orphée-Roi/5

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G. Crès (p. 115-131).


V

LA MONTAGNE ET LES AIRS SONORES

Et l’on se replonge avec Lui dans un grand calme rasséréné, au centre des échos du premier cirque en la Montagne, — là même ou, voici quelques mois à peine… quelques jours… quelques instants…

Le Prêtre et Le Guerrier l’avaient élu Roi, selon l’Oracle.

(ÉPILOGUE)

Le Rideau s’ouvre une dernière fois.

De nouveau l’on aperçoit la conque montagneuse, et, couché noblement au centre des échos,

ORPHÉE

de nouveau seul.

Sa grande Voix et sa LYRE aux cordes nombreuses et retendues, sonnent à pleine envolée…

Il va se faire un moment radieux, un Hymne…

Mais survient, à pas précipités,

LE VIEILLARD-CITHARÈDE
Il jette des signes… il veut parler…
ORPHÉE

Ne trouble pas l’écho de la Montagne !

LE VIEILLARD

Pardonne-moi… Il faut que tu m’écoutes : Pour fuir encore… au delà !

ORPHÉE

Ne trouble pas l’écho de la Montagne !

LE VIEILLARD

Ce n’est plus ce que tu pouvais craindre.

Ce ne sont plus les hommes : ils s’occupent, loin d’ici, à d’autres jeux :

Ils se tuent l’un l’autre, pour toi.

ORPHÉE

Laisse-les battre.

LE VIEILLARD

Ou ils te prétendent imposteur. Ou, que tu es bien mort, mais, comme un dieu, ressuscité.

ORPHÉE

Laisse-les dire.

LE VIEILLARD

Ils recueillent des lambeaux de ta tunique.

Ils répètent tes mots chantés.

Ils miment les douleurs de ton agonie…

Et ils pleurent.

ORPHÉE

Laisse les hommes !

LE VIEILLARD

Ce ne sont plus les hommes qui menacent ! Mais ce qui vient ! Celles qui accourent sur mes pas…

ORPHÉE

Nulle femme ne me joindra plus jamais

LE VIEILLARD

Aucune femme… Oui, je le sais, moi, le père…

Ton merveilleux pouvoir : tu es redoutable à ceux qui t’aiment.

Tu es puissant. — Mais toutes celles-ci…

ORPHÉE

chantant à mi-voix, sur un mode recueilli, avec un amical accent asséréné :

Pourquoi ne m’avais-tu jamais écouté face à face ?

Pourquoi n’osais-tu murmurer ce que tu vas me dire ?

Reprends haleine, et chante enfin selon ton gré.

L’accueil est si apaisé, si confidentiel, que
LE VIEILLARD

oubliant sa course et ses craintes, s’assied, pour des aveux, près du Maître.

Oui. Je le puis maintenant. Près de toi.

Maintenant quelque chose nous unit et nous sépare.

En ce moment, je puis enfin t’interroger.

Moi.

— Voici : tu ne vis pas comme les hommes d’aujourd’hui. Tu n’as pas vécu parmi les hommes d’autrefois. Tu ne fais pas les gestes des dieux honorés.

Tu n’as point d’âge. Tu n’es personne.

Ô Toi ! Qui es-tu ?

ORPHÉE

Orphée.

Le Nom tonne à travers la Montagne.
LE VIEILLARD

Oh ! le Nom a tonné à travers la Montagne !

Des mondes…

S’ouvrent… Trop loin !

Trop vite…

Je suis trop lié à mon âge ! D’autres viendront, peut-être…

D’autres entendront.

ORPHÉE

Profère ta seconde angoisse.

LE VIEILLARD

Eh bien ! Dis-moi sans tarder, — car j’ai droit —

Celle que tu… qui mourut sous tes chants par grand amour,

Celle qui brûla d’extase sous ta voix…

Là-bas, au Palais sonore…

Dis-moi, avant de mourir sous ta voix,

A-t-elle entendu ?

Celle que tu choisis, que tu suivis… a-t-elle…

ORPHÉE

Jamais je n’ai suivi personne.

J’appelais… J’appelais… Eurydice !

Aussitôt des bruissements de
PETITES VOIX MYRIADAIRES

partout, dans le vent, au bout des arbres, dans les feuilles qui tournoient, dans les gouttes suspendues… murmurent universellement

Eurydice…


et les ravins, la Montagne et le Ciel attentif s’extasient avec douceur sur l’Infini du nom multiplié.
LE VIEILLARD

Oh ! Oh ! j’entends ceci : elle vit : elle est immortelle.

Oh ! Oh ! C’est plus divin que d’enfanter un dieu !

LES MÊMES VOIX MYRIADAIRES

C’est plus…

divin…

que d’enfanter…

un dieu !

Le souvenir, ayant pénétré la Montagne, revient, replié sur lui-même, après un grand cercle, vers le Vieillard, vers Orphée.

Tous deux, en un commun recueillement, prolongent au plus profond d’eux-mêmes cet écho.

Respectueux l’un de l’autre, ils n’échangent plus aucun chant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais, dans le lointain de l’espace, un sifflement se darde
(LE VIEILLARD

s’est dressé)

si aigre, si étranger, qu’il semble étonnant qu’il ait percé le formidable calme.
Un autre sifflement… et soudain, de toutes parts, et l’on ne sait plus où prêter l’oreille…
ORPHÉE

n’a point tressailli.
LE VIEILLARD

Les voilà ! Ce sont elles ! Les Ménades en furie, comme des chiennes… Elles réclament ta mort

Pour la mort de leur Prêtresse, écrasée par toi, engloutie au fond de l’Antre…

Tu te souviens ?

ORPHÉE

demeure impassible.
Les sifflements s’aiguisent et se renforcent.
LE VIEILLARD

Maître ! Maître ! Prends garde

ORPHÉE

Comment peux-tu craindre ?

LE VIEILLARD
pour toi.


Celles-ci ne se peuvent combattre : elles crient plus fort que tout : elles sifflent : elles se démènent…

Elles vont déchirer ta chair de leurs ongles… te mordre, te disperser !

Maître, ô Maître, exauce-moi une dernière fois. Fuis encore !

Évade-toi ! Tu n’es point armé contre elles…

ORPHÉE

daigne se lever enfin, lentement. Et dans la noble attitude où, pour la première fois, on le vit chanter,

Il a sa LYRE ressuscitée dans les bras. Ses doigts sont dispos.

Il regarde en souriant le Vieillard.
LE VIEILLARD

Tu méprises de mourir ? Soit ! Tu es Maître. Mais ta voix ! Elles vont la déchirer aussi… L’étrangler aussi…

Ta voix va mourir aussi et tout ne sera plus que silence…

Aie pitié de ceux qui viendront, de tes sujets,

De tes fils dans un monde sonore,

Orphée ! Orphée-Roi !

Et il se prosterne.
ORPHÉE

élève lentement sa LYRE comme un bouclier devant sa face…

Et le masque sonnant, peu à peu se substitue à son visage humain.

Alors au paroxysme de la tempête, une immense vague fauve et blanche, — femmes innombrables, ivres et nues sous les dépouilles de renards :
LES MÉNADES EN FURIE

bondissent, brandissant leurs roseaux aiguisés, faisant siffler leurs fouets de vignes et cinglant de leurs sistres avec ce singulier cri :

C’est lui, celui-ci

C’est ici lui, celui-ci

C’est lui, celui-ci

C’est lui


et assaillant toutes Orphée, le submergent, l’entraînent, dépècent sa voix toute vivante.
LE VIEILLARD

qui d’abord s’est jeté dans la mêlée, en est repoussé, s’abat et se démène d’impuissance.
LES MÉNADES et leur proie

ont disparu.

Une onde noire absorbe tout ; et la scène visible.

Il se fait un

DERNIER SILENCE
Puis on voit que tout près du Vieillard, la LYRE, dont le chant par éclats avait dominé le tumulte, gît, négligée du troupeau des assaillantes.
LE VIEILLARD

dresse La tête, se relève, s’en approche, s’agenouille et, dévotement, tend les mains pour la saisir et l’emporter.

À peine est-elle effleurée qu’il défaille, retombe et achève de mourir près d’elle sa vieillesse.

Seule, intacte, mortelle à tous, bienfaisante, irréelle, harmonieuse,
LA LYRE

s’élève peu à peu et plane au-dessus de l’abîme. Et voici que dans cette ascension fulgurante, le Chant s’affirme, et c’est
LA VOIX PREMIÈRE
D’ORPHÉE

— dominant de son épiphanie le sol lourd, les bois et les roches, les jeux, les amours et les cris, et se haussant, triomphante, — qui règne au plus haut des cieux chantants.
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