Ossian (Lacaussade)/Témora

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Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 239-330).



TÉMORA.


POÈME ÉPIQUE.


______



LIVRE PREMIER.



Argument.
Cairbar, fils de Borbar-duthul, seigneur d’Alha en Connaught, le chef le plus puissant de la race des Firbolg, ayant assassiné Cormac fils d’Artho, dans son royal palais de Témora, usurpa le trône. Corrnac descendait de Conar fils de Trenmor, grand père de Fingal, et roi de ces Calédoniens qui habitaient la partie occidentale de l’Écosse. Fingal, blessé de la conduite de Cairbar, résolut de passer en Irlande avec une armée pour y rétablir sur le trône la famille royale. Cairbar, informé de bonne heure des desseins de Fingal, rassembla dans l’Ulster quelques-unes de ses tribus et ordonna à son frère Cathmor de venir en toute hâte de Témora à la tête d’une armée. Tel était l’état des affaires en Irlande, quand on vit les Calédoniens paraître sur les côtes. Le poème commence le matin. Cairbar est éloigné du reste de l’armée, une de ses sentinelles vient lui porter la nouvelle du débarquement de Fingal. Il assemble un conseil où Foldath, chef de Moma, parle de l’ennemi avec beaucoup de dédain : il est vivement repris par Malthos. Cairbar après avoir écouté leurs débats, ordonne qu’on prépare une fête à laquelle, par son barde Olla, il invite Oscar fils d’Ossian ; avec le projet de susciter à ce héros quelque querelle qui lui offre le prétexte de le tuer. Oscar vient à la fête ; la querelle arrive ; les deux partis combattent et les chefs se donnent mutuellement la mort. L’armée de Fingal entendit le bruit du combat. Le roi vint au secours d’Oscar, et les Irlandais se replièrent derrière l’armée de Cathmor qui s’était avancé près des rives du Lubar, sur la bruyère de Moi-lena. Fingal après avoir pleuré son petit-fils, ordonne à Ullin chef de ses bardes, de porter son corps à Morven pour y être enterré. La nuit vient. Althan fils de Connachar, raconte au roi les particularités du meurtre de Cormac. Fingal envoie son fils Fillan observer pendant la nuit les mouvements de Callimor, ce qui termine l’action du premier jour.
La scène est dans une plaine, près de la montagne de Mora, aux pieds de laquelle s’étendent les bruyères de Moi-lena dans l’Ulster.
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fils de Connachar, raconte au roi les particularités du meurtre de Cormac. Fingal envoie son fils Fillan observer pendant la nuit les mouvements de Callimor, ce qui termine l’action du premier jour.
La scène est dans une plaine, près de la montagne de Mora, aux pieds de laquelle s’étendent les bruyères de Moi-lena dans l’Ulster.

Les vagues bleues d’Érin roulent dans la lumière, le jour couvre les montagnes et les arbres balancent à la brise leurs têtes rembrunies ; les torrents grisâtres versent leurs eaux bruyantes. Deux vertes montagnes chargées de chênes antiques entourent une plaine étroite. Là courent les eaux bleues d’un torrent : sur ses bords était Cairbar d’Atha. La lance du roi lui sert d’appui ; ses yeux sont rouges de tristesse et de terreur. Dans son âme se lève Cormac avec toutes ses borribles blessures. Le spectre livide du jeune chef apparaît dans les ténèbres ; le sang coule de ses flancs aériens. Trois fois Cairbar jette sa lance sur la terre, trois fois il saisit sa barbe : ses pas sont courts ; souvent il s’arrête et agite ses bras nerveux ; il est comme un nuage dans le désert, changeant de forme à cliaque bouffée de vent. Les vallées voisines sont tristes, et tour à tour elles redoutent la pluie. Le roi, recueillant enfin son âme, prend sa lance aiguë et tourne les yeux vers la plaine de Lena. Les sentinelles de l’Océan accouraient ; elles accouraient avec les pas de la peur et souvent elles regardaient derrière elles. Cairbar comprit que les puissants étaient proches : il appela ses sombres chefs.

Ses guerriers viennent et leurs pas retentissent ; ils tirent en même temps leurs épées. Là se tient Morlath au visage morne ; le vent soupire dans la longue chevelure d’Hidalla ; Cormar aux cheveux roux se penche sur sa lance et roule ses yeux aux obliques regards ; sauvage, sous deux épais sourcils, est le regard de Malthos. Foldath se tient semblable au rocher qui d’écume couvre ses flancs obscurs ; sa lance est comme le sapin de Slimora qui lutte avec les vents du ciel ; son bouclier porte l’empreinte des coups de la bataille, et son œil enflammé méprise le danger. Ces chefs et mille autres avec eux entouraient le roi d’Érin, quand arriva la sentinelle de l’Océan, Mor-annal, venu de Moi-lena[1] des torrents : ses yeux semblent sortir de sa tête ; ses lèvres sont tremblantes et pâles.

« Eh quoi ! s’écria-t-il, les chefs d’Érin sont immobiles et silencieux comme une forêt à l’approche de la nuit ! ils sont comme une forêt silencieuse et Fingal est sur la côte ! Fingal, le roi de Morven, si terrible dans les combats ! »

« As-tu vu le guerrier ? lui dit Cairbar avec un soupir. Ses héros sont-ils en grand nombre sur la côte ? lève-t-il la lance des combats ou vient-il en paix ? » — « Il ne vient point en paix, roi d’Érin ! J’ai vu sa lance levée[2] : c’est un météore de mort ; le sang de mille ennemis en rougit l’acier. Il est descendu le premier sur le rivage, vigoureux encore sous les cheveux blancs de la vieillesse. Ses membres nerveux se levaient sans efforts lorsqu’il marchait dans sa puissance. Elle est à son côté, cette épée qui ne fait point de seconde blessure ; son bouclier est terrible comme la lune sanglante qui monte à travers la tempête. Ensuite viennent Ossian, roi des chants, et le fils de Morni, le premier des hommes. Connal s’élance en avant à l’aide de sa lance ; Dermid laisse flotter sa brune chevelure ; Fillan bande son arc, ce jeune chasseur du Moruth. Mais quel est celui qui les devance, terrible comme le cours d’un torrent ? C’est le fils d’Ossian ; son visage brille entre les boucles de sa chevelure ; ses longs cheveux tombent sur ses épaules ; ses noirs sourcils sont à demi cachés sous l’acier ; son épée pend librement à son côté ; sa lance étincelle à chacun de ses mouvements. J’ai fui ses terribles regards, ô roi de la haute Témora ! »

« Fuis donc, homme faible ! répondit le sombre courroux de Foldath ; fuis vers les torrents de ton pays, enfant à l’âme débile ! N’ai-je pas vu cet Oscar ? J’ai vu ce chef dans la mêlée. Il est, dans les dangers, de la race des puissants ; mais il est d’autres qui lèvent aussi la lance ! Érin a plus d’un fils aussi brave, ô roi de Témora des bois ! Permets que Foldath s’oppose à lui dans sa puissance ; permets que j’arrête ce torrent impétueux ! Ma lance est couverte de sang, mon bouclier est pareil aux murailles de Tura ! »

« Foldath ira-t-il seul à la rencontre des ennemis ? reprit Malthos au noir sourcil. Ne sont-ils pas sur nos côtes, comme les eaux de plusieurs torrents ? Ne sont-ce pas ces mêmes chefs qui vainquirent Swaran quand s’enfuirent les enfants de la verdoyante Érin ! Et Foldath ira combattre leurs plus braves héros ! Foldath au cœur d’orgueil, prends avec toi les forces de notre armée et que Malthos t’accompagne. Le carnage a rougi mon épée, mais qui jamais m’en entendit parler ? »

« Fils de la verte Érin, dit Hidalla, que Fingal n’entende point vos paroles. L’ennemi pourrait s’en réjouir et son bras en devenir plus puissant sur nos terres. Vous êtes braves, ô guerriers, vous êtes des tempêtes dans la guerre ! Vous êtes semblables aux ouragans qui sans crainte rencontrent les rochers et déracinent les forêts. Mais avançons lentement et en force, comme un nuage ramassé ! Alors tremblera le puissant ; la lance tombera de la main du vaillant. Nous voyons, diront-ils, le nuage de la mort, tandis que des ombres passeront sur leurs visages. Fingal se désolera dans sa vieillesse, il verra s’envoler sa renommée. On ne verra plus à Morven les pieds de ses héros et la mousse des années croîtra dans Selma. »

Cairbar, en silence, écoutait leurs paroles, semblable à la nue orageuse qui s’arrête sombre sur le Cromla jusqu’à ce que les éclairs jaillissent de ses flancs : la flamme du ciel éclaire la vallée et les esprits de la tempête se réjouissent. Tel se tenait silencieux le roi de Témora ; il laisse enfin tomber ces mots :

« Qu’on prépare une fête sur la plaine de Lena. Que mes cent bardes s’y rendent. Toi, Olla aux cheveux roux, prends la harpe du roi. Va trouver Oscar, chef des épées, et invite-le à notre festin. Aujourd’hui, nous fêtons, nous écoutons les chants : demain, nous briserons les lances ! Dis-lui que j’ai fait élever la tombe de Cathol ; que mes bardes ont donné aux vents l’ombre de son ami. Dis-lui que Cairbar a entendu parler de ses exploits sur les rives retentissantes du Carun. Cathmor mon frère n’est point ici ; il n’est point ici avec ses milliers, et nous sommes faibles en nombre. Cathmor est un ennemi de toute querelle au milieu des festins ! Son âme est brillante comme ce soleil ! Mais il faut, chefs de la verte Témora, que Cairbar combatte Oscar ! Que n’a-t-il pas dit sur la mort de Cathol ? Cairbar en brûle de colère. Il tombera sur la plaine de Lena et ma gloire se lèvera dans le sang. »

La joie brillait sur tous leurs visages ; ils se répandent sur la plaine de Lena et la fête des coupes est préparée. Les chants des bardes s’élèvent. Les chefs de Selma entendirent leurs réjouissances. Nous crûmes que le puissant Cathmor s’avançait, Cathmor l’ami des étrangers, le frère de Cairbar aux cheveux roux. Leurs âmes n’étaient pas semblables. La lumière du ciel habitait l’âme de Cathmor. Ses tours s’élevaient sur les rives d’Atha : sept sentiers conduisaient à son palais. Sept chefs se tenaient sur les sentiers et conviaient l’étranger à ses fêtes. Mais Cathmor demeurait dans les bois pour fuir la voix de la louange !

Olla vint avec ses chants. Oscar se rendit à la fête de Cairbar. Trois cents guerriers s’avancent sur la plaine murmurante de Lena ; les chiens gris bondissent sur la bruyère et l’on entend leurs hurlements au loin. Fingal vit partir le héros : l’âme du roi s’attrista ; il redoutait les sinistres pensées de Cairbar, même au milieu de la fête des coupes.

Mon fils portait la lance de Cormac. Cent bardes en chantant vinrent au devant de lui. Cairbar cachait sous un sourire la mort qu’il méditait dans l’ombre de son âme. Le festin est étalé ; les coupes résonnent. La joie éclaire le visage des guerriers ; mais c’est le rayon mourant du soleil quand il est près de cacher sa tête ardente dans la tempête.

Cairbar se lève en armes. Les ténèbres s’amassent sur son front. Les cent harpes se taisent à la fois. Le bruit des boucliers se fait entendre[3] ; Olla, dans l’éloignement, entonne un chant de douleur. Mon fils reconnaît le signal de mort et, se levant, il saisit sa lance. — « Oscar, dit Cairbar aux cheveux roux, j’aperçois la lance d’Érin. Fils des bois de Morven, dans ta main brille la lance de Témora, l’orgueil de cent rois, la mort des héros des siècles passés ! Cède-la, fils d’Ossian, cède-la à Cairbar le chef des chars ! »

« Je céderais, reprit Oscar, le présent de l’infortuné roi d’Érin ! le présent que Cormac aux blonds cheveux fit à Oscar, lorsque je dispersai ses ennemis ! Quand Swaran eut fui devant Fingal, je me rendis au palais de Cormac. La joie se leva sur le visage du jeune chef ; il me donna la lance de Témora. Et il ne l’a point donnée à un lâche, ô Cairbar, ni à une âme débile ! Les ténèbres de ta face ne sont point une tempête pour moi ; ni tes yeux, les flammes de la mort ! Est-ce que je m’effraie du bruit de ton bouclier ? Est-ce que je tremble au chant d’Olla ? Non : Cairbar, épouvante le faible ; Oscar est un rocher ! »

« Tu ne céderas pas la lance, reprit Cairbar avec orgueil ? Tes paroles sont-elles si superbes parce que Fingal est proche ? Fingal, ce roi aux cheveux blancs des cent bois de Morven ? Il n’a combattu que des hommes dégénérés, mais il s’évanouira devant Cairbar, comme une colonne de brouillard devant les vents d’Atha ! » — « Si celui qui n’a combattu que des hommes dégénérés était en présence du chef altier d’Atha, le chef d’Atha, pour éviter sa fureur, abandonnerait la verdoyante Érin ! Ne parle plus du puissant, ô Cairbar ! tourne ton épée contre moi ! Notre force est égale, mais Fingal est renommé, Fingal est le premier des mortels ! »

Les guerriers observent leurs sombres chefs ; leurs pas se pressent et retentissent au loin ; leurs yeux roulent dans le feu : mille épées sont à moitié tirées. Le roux Olla entonne le chant de bataille ; le cœur d’Oscar en tressaille de joie, de cette joie familière à son cœur quand se faisait entendre le cor de Fingal. Sombre comme la vague enflée de l’Océan avant le réveil des vents, alors qu’elle penche sa tête vers la côte, telle s’avance l’armée de Cairbar !

« Fille de Toscar, pourquoi cette larme ? Il n’est point encore tombé ! Nombreuses sont les victimes de son bras, avant que mon héros soit lui-même abattu ! — Vois-les tomber devant mon fils comme les arbres du désert, lorsqu’un fantôme furieux s’élance à travers la nuit, et dans sa main emporte leurs vertes têtes. Morlath tombe ! Ma-ronnan expire, Connachar se débat dans son sang. Cairbar recule devant le glaive d’Oscar : il se glisse en rampant derrière une roche, lève sa lance et, sans être vu, perce le flanc de mon Oscar ! Il tombe en avant sur son bouclier, mais il se soutient sur un genou, et sa lance est toujours dans sa main. Vois le traître Cairbar ! il tombe ! le fer a percé son front et va sortir derrière entre ses cheveux sanglants ! Il le pose étendu, comme un roc éclaté que le Cromla détache de ses flancs hérissés, lorsque la verte Érin secoue ses montagnes d’une mer à l’autre mer. »

Mais jamais plus Oscar ne se relèvera ! Il s’appuie sur son bouclier et sa lance est dans sa main terrible. Les enfants d’Érin restent à quelque distance, immobiles et sombres ; leurs cris s’élèvent comme les bruits confus des torrents, et les échos de Lena leur répondent au loin. Fingal entendit ces cris ; il saisit la lance de Selma. Ses pas nous devancent sur la bruyère ; il nous adresse ces paroles de douleur : « J’entends le bruit de la guerre ; le jeune Oscar est seul. Levez-vous, enfants de Morven, et rejoignez le glaive de ce héros ! »

Ossian s’élance sur la bruyère ; Filian bondit sur Moi-lena. Fingal, dans sa force, s’avance à grands pas : l’éclat de son bouclier est terrible. Les fils d’Érin l’aperçoivent dans l’éloignement ; ils tremblent dans leurs âmes : ils comprennent que le courroux du roi s’est allumé ; ils prévoient leur mort. Nous arrivâmes les premiers et nous combattîmes. Les chefs d’Érin soutinrent notre fureur ; mais, quand arriva le roi dans l’impétuosité de sa course, quel cœur d’acier eût pu résister ? Les guerriers d’Érin fuient sur Moi-lena ; la mort poursuit leur fuite. Nous trouvâmes Oscar sur son bouclier ; nous vîmes son sang autour de lui. Le silence consterne tous les visages ; chacun tourne le dos et pleure. Le roi s’efforce de cacher ses larmes : le vent siffle dans sa barbe grise ; il penche la tête sur le héros, et ses paroles sont entrecoupées de soupirs.

« Et tu tombes, ô Oscar ! au milieu de ta course ! Le cœur d’un vieillard palpite sur toi ! Il voit les batailles qui t’attendaient ! tes batailles à venir, il les voit ! mais elles sont enlevées à ta renommée. Quand la joie habitera-t-elle dans Selma ? quand la douleur s’éloignera-t-elle de Morven ? Mes fils tombent l’un après l’autre : Fingal est le dernier de sa race. Ma gloire commence à s’éclipser ; ma vieillesse sera sans amis ; je resterai dans mon palais, comme un nuage obscur, et je n’entendrai pas le retour d’un fils au bruit retentissant de ses armes. Pleurez, héros de Morven, Oscar ne se relèvera plus ! »

Et ils le pleurèrent, ô Fingal ! le héros était cher à leur cœur. Il allait au combat, l’ennemi disparaissait. Il revenait avec la paix au milieu de leur joie. Nul père ne pleura son fils tué dans sa jeunesse ; nul frère, le frère de son amour : ils périrent sans être pleurés, car le chef du peuple était tombé ! Bran hurle à ses pieds, le noir Luath est triste ; car souvent il les avait conduits à la chasse des cerfs bondissants du désert.

Quand Oscar vit ses amis autour de lui, sa poitrine se gonfla de soupirs. « Les gémissements des chefs anciens, dit-il, les hurlements de mes chiens, les accents soudains des chants de douleur, ont attendri l’âme d’Oscar ; mon âme, qui jamais encore ne s’était attendrie : elle était semblable à l’acier de mon épée. Ossian, porte-moi sur mes collines ; élève les pierres de ma renommée ! Place le bois d’un cerf, place mon épée à mes côtés ! Le torrent, par la suite, peut emporter la terre ; le chasseur trouvera ce fer et dira : « Ceci fut l’épée d’Oscar, l’orgueil des années passées ! »

Et tu succombes, fils de ma gloire ! Oscar, ne te reverrai-je jamais ? Quand d’autres entendront parler de leurs fils, moi je n’entendrai plus parler de toi ! La mousse est sur tes quatre pierres grises, et le vent est plaintif à l’entour. On combattra sans toi ! tu ne poursuivras plus les biches fauves. Quand un guerrier reviendra de la guerre et parlera des contrées étrangères : « J’ai vu, dira-t-il, près d’un torrent mugissant, un tombeau, sombre demeure d’un chef ; il est tombé sous les coups d’Oscar, le premier des mortels ! » Peut être alors entendrai-je sa voix, et un rayon de joie se lèvera dans mon âme. »

La nuit serait descendue dans la tristesse et le matin serait revenu dans l’ombre de la douleur ; nos chefs, debout sur la plaine de Lena, comme de froids rochers qui distillent l’eau, auraient oublié la guerre ; si le roi, bannissant sa tristesse, n’eût élevé sa voix puissante. Les chefs, comme éveillés d’un rêve, lèvent leurs têtes autour de lui.

« Combien de temps pleurerons nous sur Moi-lena ? combien de temps, dans Érin, verserons-nous des larmes ? Le puissant ne reviendra pas. Oscar ne se lèvera plus dans sa force ! Les vaillants, à leur jour, doivent tomber et n’être plus connus sur leurs collines. Où sont nos pères, ô guerriers ! les chefs des temps passés ? Ils se sont couchés, comme les astres, après avoir brillé. Nous n’entendons plus que le bruit de leurs louanges, et cependant ils furent fameux dans leurs jours, ils furent la terreur de leurs temps ! Ainsi nous passerons nous-mêmes au jour de notre chute. Rendons-nous donc fameux, tandis que nous le pouvons, et derrière nous laissons notre renommée, comme le soleil ses dernières clartés, lorsqu’il cache sa tête ardente dans l’Occident. Le voyageur regrette son absence en se rappelant la flamme de ses rayons.

« Ullin, ancien de mes bardes, prends le vaisseau du roi et porte Oscar à la Selma des harpes ! Que les vierges de Morven pleurent, et nous, combattons dans Érin pour la race de Cormac assassiné. Les jours de mes années commencent à décliner ; je sens la faiblesse de mon bras. Mes pères se penchent sur leurs nuages pour recevoir leur fils dont l’âge a blanchi les cheveux. Mais avant que je parte d’ici, un rayon de gloire s’élèvera ; mes jours se termineront comme mes années ont commencé, avec gloire, et ma vie sera pour les bardes futurs un torrent de lumière ! »

Ullin déploya ses blanches voiles ; le vent du sud souffla, et sur les vagues il bondit vers Selma. — Je restai dans ma douleur, mais sans faire entendre une parole. La fête est préparée sur la plaine de Lena. Cent héros érigent le tombeau de Cairbar, mais pour ce chef aucun chant ne s’élève : son âme a été noire et sanguinaire. Les bardes se rappelaient le meurtre de Cormac, que pouvaient-ils dire à la louange de Cairbar ?

La nuit descend. De cent chênes, la flamme monte et brille. Fingal était assis sous un arbre. Le vieil Althan, debout au milieu des guerriers, fit le récit de la mort de Cormac. Althan, le fils de Connachar et l’ami de Cuthullin des chars, demeurait avec Cormac dans Témora, lorsque le fils de Semo tomba près du torrent de Lego. Althan raconta ainsi sa touchante histoire, et des larmes étaient dans ses yeux.

« Le soleil couchant jaunissait le sommet du Dora, le gris crépuscule commençait à descendre. Les bois de Témora s’agitaient au souffle d’un vent inconstant. Un nuage épais se formait dans l’Occident, une étoile rouge parut à son extrémité. J’étais seul dans la forêt : j’aperçus un fantôme dans les airs assombris. Ses pas s’étendaient d’une montagne à l’autre, et sur ses flancs était son obscur bouclier. C’était le fils de Semo ; je reconnus les traits du guerrier. Mais il s’évanouit dans une bouffée de vent et tout devint sombre à l’entour ! Mon âme était triste. Je revins à la salle des coupes : mille lumières y brillaient, et les cent bardes avaient accordé leurs harpes. Cormac, au milieu d’eux, ressemblait à l’étoile du matin, lorsqu’elle se réjouit sur les collines de l’Orient, et que ses jeunes rayons se baignent dans la rosée : brillante et silencieuse est sa marche dans les cieux, mais le nuage qui doit la voiler est proche ! L’épée d’Artho était dans les mains du roi. Il en contemplait avec joie la brillante poignée. Trois fois il essaya de la tirer, et trois fois il l’essaya en vain : ses cheveux dorés étaient épars sur ses épaules ; animées étaient les joues de sa jeunesse. Je pleurais sur ce rayon de jeunesse, car il devait bientôt s’éteindre ! »

« Althan, me dit-il avec un sourire, as-tu connu mon père ? Lourde est l’épée du roi ; sûrement son bras était fort ! Ah ! que ne suis-je comme lui dans la bataille, alors que s’allumait le feu de sa colère ! J’aurais alors, comme Cuthullin, combattu le fils de Cantéla ! Mais les années viendront, ô Althan, et mon bras deviendra fort. As-tu entendu parler du fils de Semo, du chef de la haute Témora ? Il devrait être de retour avec sa gloire ; il avait promis de revenir cette nuit. Mes bardes, avec leurs chants, l’attendent, et ma fête est préparée dans la salle des rois. »

J’écoutais Cormac en silence. Mes larmes commençaient à couler ; je les cachais avec mes cheveux blancs. Le roi s’aperçut de ma douleur, « Fils de Connachar, me dit-il, le fils de Semo est-il tombé ? Pourquoi ces soupirs qui s’échappent en secret ? Pourquoi tes larmes coulent-elles ? Torlath, le chef des chars, vient-il ? Entends-tu la marche de Cairbar aux cheveux roux ? Ils viennent !… Je le vois à ta douleur ! Le chef de Tura n’est plus ! Ne volerai-je pas au combat ?… Mais je ne puis lever la lance ! Oh ! si mon bras avait la force de Cuthullin, Cairbair, serait bientôt en fuite ; la renommée de mes pères serait renouvelée ainsi que les hauts faits des siècles passés ! »

Il prend son arc ; des larmes coulent de ses yeux étincelants. La tristesse augmente autour de lui. Les cent bardes se penchent en avant sur leurs harpes ; le vent seul en touche les cordes tremblantes, elles rendent un son lugubre et sourd[4]. Une voix se fit entendre dans l’éloignement ; telle celle d’un homme plongé dans la douleur. C’était Carril des temps anciens, qui venait de la sombre Slimora. Il raconta la mort de Cuthullin ; il raconta ses glorieuses actions. L’armée était éparse autour de son tombeau ; les guerriers avaient posé leurs armes sur la terre ; ils avaient oublié la guerre, car ils ne voyaient plus celui qui fut leur père !

« Mais, dit Carril à la voix douce, quels sont ceux qui s’avancent comme des cerfs bondissants ? Leur stature est semblable à celle des jeunes arbres de la vallée qui croissent à la pluie ! Leurs joues sont douces et vermeilles ! Des âmes intrépides se montrent dans leurs yeux ! Quels autres que les fils d’Usnoth, chef d’Etha des torrents ? Les guerriers se lèvent de toutes parts, tels qu’un feu à moitié éteint, quand les vents viennent subitement du désert sur leurs ailes bruyantes. Le front noir de la colline s’illumine tout à coup, et le matelot qui passe ralentit sa course sur la mer. On entend le son du bouclier de Caithbat. Les guerriers, dans Nathos, crurent revoir Cuthullin ; c’est ainsi qu’il roulait ses yeux étincelants ; tels étaient ses pas sur la bruyère ! Des combats sont livrés sur les bords du Lego, et l’épée de Nathos triomphe. Tu le verras bientôt dans ton palais, ô roi de Témora. « Puissé-je voir bientôt ce chef, répondit le roi aux yeux bleus. Mais mon âme est triste à cause de Cuthullin. Sa voix était agréable à mon oreille. Souvent, sur le Dora, nous sommes allés ensemble à la chasse des chevreuils. Son arc était infaillible sur les collines. Il parlait des hommes puissants. Il me racontait les hauts faits de mes pères, et je sentais se réveiller ma joie. Mais assieds-toi au festin, ô Carril ! J’ai souvent entendu ta voix. Chante à la louange de Cuthullin : chante à la louange de Nathos d’Etha ! »

Avec tous les rayons de l’Orient, le jour se leva sur Témora. Le fils du vieux Gellama, Crathin, se présente dans la salle. « Roi d’Érin, dit-il, j’aperçois un nuage dans le désert ! D’abord il m’a semblé voir un nuage, mais maintenant c’est une foule de guerriers ! Un seul devant eux s’avance plein d’ardeur. Ses cheveux roux volent sur les vents, son bouclier étincelle au rayon du matin. Sa lance est dans sa main. » — « Convie-le à la fête de Témora, répondit le roi souriant. Fils du généreux Gellama, mon palais est la demeure des étrangers ! C’est peut-être le chef d’Etha qui vient dans toute sa gloire. Salut, auguste étranger[5] ! es-tu des amis de Cormac ? Mais, Carril, il est sombre et sans beauté. Il tire son épée : barde des vieux temps, est-ce là le fils d’Usnoth ? »

« Ce n’est pas le fils d’Usnoth, s’écria Carril, c’est Cairbar, ton ennemi ! Pourquoi parais-tu dans tes armes à Témora, chef au sinistre front ? Ne lève point ton épée contre Cormac ! où portes-tu tes pas ? » — Sans répondre il s’avance sombrement et saisit la main du roi. Cormac prévoit sa mort ; la rage étincelle dans ses yeux. — « Retire-toi, chef d’Atha ! Nathos approche et la guerre avec lui. Tu es audacieux dans le palais de Cormac, parce que son bras est faible ! » L’épée entre dans le flanc du roi ; il tombe dans le palais de ses pères : ses blonds cheveux traînent dans la poussière et son sang fume autour de lui.

« Et tu tombes dans ton palais, dit Carril, ô fils du noble Artho ! Que n’avais-tu près de toi le bouclier de Cuthullin ou la lance de ton père ! Le deuil est sur les montagnes d’Érin, car le chef du peuple est abattu ! Bienheureuse soit ton âme, ô Cormac ! Tu t’es éteint dans ta jeunesse ! » Ces paroles arrivèrent aux oreilles de Cairbar. Il nous enferma au milieu des ténèbres. Il craignait de lever son épée sur les bardes, quoique son âme fut criminelle. Longtemps nous languîmes dans la solitude : enfin arriva le généreux Cathmor. De la caverne il entendit notre voix et tourna sur Cairbar les yeux de son courroux.

« Frère de Cathmor, dit-il, jusqu’à quand affligeras-tu mon âme ? Ton cœur est un rocher, et tes pensées sont noires et sanguinaires ! Mais tu es le frère de Cathmor ; et Cathmor brillera dans tes guerres. Mon âme cependant ne ressemble pas à la tienne, guerrier à la main débile ! La lumière de mon âme est ternie par tes actions ! Les bardes ne chanteront point ma gloire ; ils diront peut-être ; « Cathmor était brave, mais il combattit pour le sombre Cairbar. » Ils passeront en silence sur ma tombe et ma renommée ne sera point célébrée. Cairbar, rends la liberté aux bardes. Ce sont les fils des siècles à venir ; leurs voix se feront entendre dans les années futures, alors que ne seront plus les rois de Témora. »

Nous sortîmes à ces paroles du chef et nous le vîmes dans sa force. Il te ressemblait, ô Fingal, lorsque dans ta jeunesse tu levas la lance pour la première fois. Son visage était semblable au soleil lorsqu’il est dans toute sa splendeur ; aucun nuage ne passait sur son front. Il venait alors avec ses’milliers, pour secourir Cairbar aux cheveux roux ; il vient maintenant pour venger sa mort, ô roi de Morven des bois ! »

« Qu’il vienne, s’écria le roi, j’aime un ennemi aussi généreux ; son âme est grande, son bras est fort et ses combats sont pleins de gloire. Mais l’âme du faible est une vapeur qui flotte autour d’un lac marécageux ; elle ne s’élève jamais sur la verte colline, de peur d’y rencontrer les vents : sa demeure est dans les cavernes, et de là elle lance les traits de la mort. Nos jeunes héros, ô guerriers, sont fameux comme leurs pères. Ils combattent dans leur jeunesse, ils tombent et leurs noms survivent dans les chants. Les ténèbres des années s’épaississent autour de moi, mais Fingal ne doit point tomber comme un chêne vieilli à travers un torrent ignoré : le chasseur s’approche et le voyant couché sous le vent, « comment cet arbre est-il tombé ? » Il dit et s’éloigne en sifflant.

« Bardes de Morven, entonnez léchant de la joie ! Que nos âmes oublient le passé. Les rouges étoiles nous regardent des nues et descendent en silence. Les pâles rayons du matin vont bientôt paraître et nous montrer les ennemis de Cormac. Fillan, mon fils, prends la lance du roi, va sur les flancs obscurs du Mora, et que tes regards volent sur la bruyère. Observe les ennemis de Fingal ; observe la course du généreux Cathmor. J’entends un bruit lointain, semblable à celui des rochers tombant dans le désert. Frappe de temps à autre sur ton bouclier pour que l’ennemi ne vienne pas à travers la nuit et ne détruise point la gloire de Morven. Je commence à me sentir seul, ô mon fils, et je crains la chute de ma renommée. »

La voix des bardes s’éleva. Le roi s’appuyait sur le bouclier de Trenmor. Le sommeil descendit sur ses yeux : dans ses songes se lèvent ses batailles futures. L’armée dort autour de lui. Fillan aux cheveux bruns observe l’ennemi. Ses pas sont sur la montagne éloignée, et de temps à autre nous entendons le bruit de son bouclier.

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LIVRE DEUXIÈME.


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Argument.

Ce livre commence vers le milieu de la nuit par un monologue d’Ossian qui s’était éloigné du reste de l’année pour pleurer son fils Oscar. Entendant le bruit de l’armée de Cathmor qui s’approche il va trouver Fillan son frère qui veillait sur la colline de Mora, en face de l’armée de Fingal. En causant avec son frère il introduit l’épisode de Conar, fils de Trenmor, premier roi d’Irlande. Cet épisode dévoile l’origine des contestations qui existaient entre les Cael et les Fir-bolg ; les deux peuples qui s’étaient, les premiers, emparés de cette île. Ossian allume un grand feu sur Mora ; Calhmor renonce alors au dessein qu’il avait formé de surprendre les Calédoniens. Il assemble le conseil de ses chefs et réprimande Foldath d’avoir proposé une attaque de nuit ; puisque les Irlandais sont de beaucoup en nombre supérieurs à l’ennemi. Le barde Fonar raconte l’histoire de Crothar, ancêtre de Cathmor, épisode qui répand un grand jour sur l’histoire d’Irlande et sur l’origine des prétentions de la famille d’Atha au trône de ce pays. Les chefs d’Érin se livrent au sommeil, et Calhmor se charge seul de la veille de nuit. Dans sa marche autour de l’armée il est rencontré par Ossian : entrevue de ces deux héros. Cathmor obtient d’Ossian la promesse qu’il fera chanter une élégie funèbre sur la tombe de Cairbar ; c’était alors une opinion générale que les âmes des morts ne pouvaient être heureuses qu’après avoir été célébrées par les chants des bardes. Le jour paraît. Cathmor et Ossian se séparent. Ce dernier, rencontrant par hasard Carril, fils de Kinfena, envoie ce barde chanter l’hymne funèbre sur la tombe de Cairbar.


Père des héros, ô Trenmor, suprême habitant des tourbillons de l’air, où la foudre enflammée sillonne les nuages bouleversés ! ouvre ton palais orageux ! Que les bardes des siècles passés s’approchent et descendent vers nous avec leurs chants et leurs harpes à moitié visibles ! Ce n’est point un habitant des humides vallées qui se présente ; ce n’est point un chasseur inconnu aux bords de ses torrents ! Mais c’est un chef des chars, c’est Oscar, qui vient des champs de la guerre. Que tu as, ô mon fils, subitement changé de ce que tu étais sur la plaine obscure de Lena ! Les vents le roulent dans leurs plis et gémissent à travers les cieux. Ne vois-tu pas ton père près du torrent de la nuit ? Les chefs de Morven dorment loin de moi. Ils n’ont point perdu un fils ! mais vous avez perdu un héros, ô chefs de Morven ! Qui pouvait égaler sa force quand la bataille roulait contre lui, semblable à la majesté sombre des vagues orageuses ! Mais pourquoi ce nuage sur l’âme d’Ossian ? Elle doit s’enflammer dans le danger. L’armée d’Érin s’approche : le roi de Selma est seul. Tu ne seras pas seul, ô mon père ! tant que je pourrai lever la lance !

Couvert de toutes mes armes je me levai et je prêtai l’oreille aux vents de la nuit. Le bouclier de Fillan ne se faisait point entendre : je tremblai pour le fils de Fingal. L’ennemi serait-il venu pendant la nuit ? Le guerrier aux cheveux bruns aurait-il succombé ? » Dans l’éloignement s’élève un murmure sourd, semblable au bruit du lac de Lego, quand ses ondes se resserrent aux jours de la gelée et qu’on entend craquer les glaces qui se brisent : le peuple de Lara lève les yeux au ciel et prévoit la tempête. Je m’avance sur la bruyère ; la lance d’Oscar est dans ma main. D’en haut regardaient les rouges étoiles et je brillais dans l’ombre de la nuit. Je vis devant moi Fillan, se penchant en silence sur le rocher du Mora. Il écoutait les cris de l’ennemi et la joie se levait dans son âme. Il entendit le bruit de mes pas et tourna sa lance contre moi.

« Fils de la nuit, viens-tu avec la paix, ou viens-tu affronter ma colère ? Les ennemis de Fingal sont les miens. Parle ou redoute ce fer. Je ne suis point en vain le bouclier de la race de Morven ! » — « Et puisses-tu ne l’être jamais en vain, ô fils de Clatho aux yeux bleus ! Fingal commence à être seul. Les ténèbres s’amassent sur les derniers de ses jours ; mais il a deux fils qui doivent briller dans la guerre, qui doivent être deux rayons de lumière pour éclairer le départ de sa vie. »

Fils de Fingal, répondit le jeune guerrier, je ne lève la lance que depuis peu de temps encore ; mon épée n’a point encore laissé de traces sur le champ des batailles ; mais mon âme est de feu ! Les chefs de Bolga[6] se pressent en foule autour du bouclier du généreux Cathmor ; ils sont assemblés sur cette bruyère. Mes pas s’approcheront-ils de leur armée ? Je n’ai cédé qu’au seul Oscar dans les courses de Cona ! »

« Tu ne dois point, Fillan, t’approcher de leur armée ni tomber avant que ta gloire ne soit connue. Mon nom est célébré dans les chants. J’avancerai quand il en sera temps. Retiré sous les voiles de la nuit, j’observerai leurs brillantes tribus. Mais pourquoi, Fillan, me parles-tu d’Oscar ? pourquoi réveiller mes soupirs ? Il me faut oublier le guerrier jusqu’à ce que la tempête soit passée. La tristesse ne doit pas rester dans le danger ni les pleurs dans l’œil de la guerre. Nos pères oubliaient la mort de leurs enfants, jusqu’à ce que le bruit des armes eût cessé. La douleur alors revenait à leurs tombes et les bardes faisaient entendre leurs chants. Le souvenir de ceux qui avaient péri succédait promptement au départ de la guerre. Lorsque s’est dissipé le tumulte des combats, l’âme en silence s’attendrit sur les morts.

« Conar était frère de Trathal le premier des mortels. Il avait combattu sur toutes les côtes. Mille torrents roulaient le sang de ses ennemis. Sa renommée comme une brise agréable, remplissait la verdoyante Érin. Les nations se rassemblaient dans Ullin et bénissaient le roi ; le roi de leurs ancêtres, venu de la terre de Selma.

« Les chefs orgueilleux du midi s’étaient rassemblés : dans l’horrible caverne de Moma ils échangèrent de secrètes paroles. Là, disait-on, apparaissaient souvent les ombres de leurs pères, montrant leurs pâles fantômes dans les fentes des rochers et leur rappelant l’honneur de Bolga. « Pourquoi, disaient-ils. pourquoi Conar, un enfant de Morven, règnerait-il sur nous ? »

« Leurs cent tribus s’avancent en rugissant semblables aux torrents du désert. Mais Conar est un roc devant eux : rompus et brisés ils roulaient de chaque côté. Mais ils revenaient sans cesse, et sans cesse tombaient les enfants de Selma. Le roi, debout au milieu des tombes de ses {guerriers, pencha tristement son visage consterné. Son âme se repliait sur elle-même ; il avait marqué la place où il devait tomber, quand, dans toute sa puissance, parut Trathal, son frère, venu de la nuageuse Morven. Et il ne vint pas seul ! Colgar était à ses côtés ; Colgar le fils du roi et de la blanche Solin-Corma.

« Tel que Trenmor, revêtu de météores, descend du palais du tonnerre, et, devant lui, verse les noires tempêtes sur l’Océan troublé, tel Colgar descend dans la mêlée et dévaste la plaine retentissante. Son père le contemplait avec orgueil : mais une flèche vint ! Sans une larme on éleva sa tombe. Le roi avait un fils à venger ; il s’élance au combat, repousse Bolga jusqu’à ses torrents, et l’ennemi se soumet.

« Quand la paix fut rendue au pays et que les vagues bleues de ses mers l’eurent porté à Morven, le roi alors se souvint de son fils et répandit des larmes silencieuses.

« Trois fois les bardes à la caverne de Furmono, appelèrent l’âme de Colgar ; trois fois ils l’appelèrent sur les collines de son pays. De son nuage le héros les entendit. Trathal plaça son épée dans la caverne pour que lame de son fils en pût être réjouie. »

Colgar, fils de Trathal, s’écria Fillan, tu fus célèbre dans ta jeunesse ! Mais Fingal n’a point vu mon épée briller au loin sur le champ de bataille. Je pars avec la foule et je reviens sans gloire. Mais les ennemis approchent, Ossian, j’entends leur rumeur sur la bruyère. Le bruit de leurs pas ressemble à celui de la foudre dans le sein de la terre, quand les montagnes ébranlées secouent les arbres de leurs forêts et qu’aucun vent ne tombe des cieux obscurcis ! »

Aussitôt je me retourne, appuyé sur ma lance : j’allume un chêne sur la colline, et la flamme se déploie sur les vents du Mora. Cathmor s’arrête dans sa marche. Debout il brille comme un rocher quand les vents qui errent autour de ses flancs saisissent ses eaux bruyantes et les revêtent de glaces. Tel paraît l’ami des étrangers. Les vents soulèvent sa lourde chevelure. Tu es, ô roi d’Atha, le plus majestueux de la race d’Érin !

Fonar, chef de mes bardes, dit Cathmor, appelle les chefs d’Érin. Appelle Cormar le roux, Malthos aux noirs sourcils, Maronnan le sombre, aux obliques regards. Que l’orgueilleux Foldath paraisse avec Turlotho qui roule des yeux enflammés. N’oublie pas Hidalla ; sa voix dans le danger, c’est le bruit d’une ondée qui tombe dans une vallée flétrie, non loin du torrent épuisé d’Atha : agréable est son murmure sur la plaine, tandis que le tonnerre éloigné voyage à travers les cieux ! »

Ils arrivent dans leurs armes bruyantes, ils se penchent vers sa voix, comme si l’esprit de leurs pères leur parlait sur un nuage de la nuit. Terribles, ils brillaient à la lumière, comme le torrent de Bnumo[7] dans sa chute, quand les météores l’éclairent la nuit aux yeux du voyageur : tremblant, il s’arrête dans sa course et cherche au ciel le rayon du matin.

« Pourquoi, dit le roi, Foldath se plaît-il à verser la nuit le sang des ennemis ? À la clarté du jour, son bras est-il plus faible dans les combats ? Les ennemis devant nous ne sont point nombreux ; pourquoi nous envelopper dans les ténèbres ? Les braves aiment à briller quand ils combattent pour leur pays. Ton conseil était vain, chef de Moma ! Les yeux de Morven ne dorment point. Ils veillent, comme des aigles sur la mousse de leurs rochers. Que chacun rassemble, sous l’ombre de son bouclier, les forces de sa rugissante tribu. Demain, je marcherai dans la lumière, à la rencontre des ennemis de Bolga ! Puissant était celui qui est terrassé, le fils de Borbarduthul ! »

Mes pas jamais, reprit Foldath, n’ont passé devant ta race, sans être remarqués ! C’est dans la lumière que j’ai combattu les ennemis de Cairbar. Ce guerrier louait mes exploits… Mais sa tombe a été élevée sans une larme ! Nul barde n’a chanté sur le roi d’Érin, et ses ennemis s’en réjouiraient sur leurs vertes collines ! Non, ils ne s’en réjouiront pas ! Cairbar était l’ami de Foldath ! Nos paroles se mêlaient dans la silencieuse caverne de Moma, tandis qu’encore enfant, tu poursuivais sur la plaine les barbes des chardons. Je m’élancerai à la tête des enfants de Moma ; je trouverai l’ennemi sur ses sombres collines ; et dans sa tombe, sans être chanté, reposera Fingal, le roi aux cheveux blancs de Selma !

Penses-tu, faible mortel, reprit Cathmor, à moitié courroucé, penses-tu que Fingal, dans Érin, puisse tomber sans gloire ? Les bardes pourraient-ils rester silencieux sur la tombe du roi de Selma ? Leurs chants éclateraient à ton insu et réjouiraient l’ombre de ce guerrier ! C’est quand tu succomberas que les bardes oublieront leurs chants. Tu es sombre, chef de Moma, quoique ton bras soit une tempête dans la guerre. Oublié-je le roi d’Érin dans son étroite demeure ? Mon cœur n’est point fermé à Cairbar, le frère de mon amour ! J’ai vu les rayons brillants de la joie passer sur son âme ténébreuse, quand je revenais avec gloire dans Atha des torrents. »

Superbes, à ces mots du roi, ils se retirent chacun vers sa sombre tribu, d’où monte un bourdonnement confus. Ils se dispersent sur la bruyère ; ils brillent faiblement à la lueur des étoiles, comme les vagues poussées par les vents de la nuit dans une baie pleine d’écueils. Le chef d’Atha se repose sous un chêne. Son bouclier, orbe obscur, est suspendu aux branches. Près de lui s’appuie contre un rocher le bel étranger d’Inis-huna[8], ce rayon de lumière, à la chevelure flottante, venu de Lumon des chevreuils. À quelque distance s’élevait la voix de Fonar ; il chantait les faits des temps passés ; et sa voix par instants se perdait dans le rugissement des ondes du Lubar !

« Crothar, commença le barde, habita le premier les vertes rives des torrents d’Atha ; mille chênes abattus des montagnes formèrent son vaste palais. Là s’assemblait le peuple pour s’asseoir aux fêtes du roi aux yeux bleus. Mais qui, parmi ses chefs, était semblable au majestueux Crothar ? Sa présence enflammait les guerriers et réveillait les jeunes soupirs des vierges. Ce héros, le premier de la race de Bolga, était honoré dans Alnecma[9].

« Il chassait, dans Ullin, sur la verte cime de Drumardo. La fille de Gathmin, Con-lama aux yeux bleus le vit de la forêt : elle soupira secrètement ; elle pencha la tête sous ses boucles flottantes. La lune la contemplait et la voyait la nuit agiter ses bras blancs, car elle pensait au puissant Crothar dans la saison des rêves.

« Crothar fut trois jours en fêtes avec Cathmin ; le quatrième ils allèrent éveiller les chevreuils. Con-lama aux pas charmants les suivit à la chasse. Elle rencontra Crothar dans un étroit sentier. L’arc tombe tout à coup de sa main : elle se détourne, et dans ses cheveux cache à moitié son visage. Crothar s’éprit d’amour ; il amena dans Atha la blanche jeune fille. Les bardes chantèrent en sa présence, et la joie habita près de la fille de Cathmin.

« L’orgueil de Turloch s’enflamma ; ce jeune chef aimait Con-lama aux mains blanches. Il vint porter la guerre, dans Alnecma, à Atha des Chevreuils. Cormul, frère de Crothar, vint à sa rencontre ; il vint, mais il fut vaincu et son peuple en gémit. Superbe et silencieux, s’avance à travers le torrent le sombre et redoutable Crothar ; il roule les ennemis au delà d’Alnecma, et son retour remplit de joie la blanche Con-lama.

« La bataille succède à la bataille ; le sang est versé sur le sang ; les tombes des braves s’élèvent et les nuages d’Érin sont chargés de fantômes. Les chefs du midi s’assemblèrent autour du bouclier retentissant de Crothar. Il vole avec la mort sur les traces de l’ennemi. Les vierges pleuraient près des torrents d’Ullin ; elles regardaient le brouillard de la colline, mais nul chasseur n’en descendait. Le silence attristait le pays, et sur les vertes tombes soupiraient les brises solitaires.

« Semblable à l’aigle du ciel qui descend sur ses ailes bruyantes, lorsqu’avec joie il abandonne les vents, tel le fils de Trenmor, Conar, le bras de la mort, accourt des forêts de Morven. Il verse ses forces sur la verte Érin : derrière son épée marche sombrement la mort, et les fils de Bolga fuient devant ses pas, comme devant un torrent qui, s’élançant du désert orageux, roule ensemble et la plaine et les bois qui la couvrent ! Crothar et lui combattent ; mais les guerriers d’Alnecma sont mis en fuite. Le roi d’Atha se retira lentement et la douleur dans l’âme. Depuis il brilla dans le midi, mais obscurci, comme le soleil d’automne quand il visite, dans sa robe de brouillards, les noirs torrents de Lara : l’herbe flétrie est couverte de rosée, et la campagne, quoique brillante, est triste. »

« Pourquoi, dit Cathmor, le barde évoque-t-il devant moi le souvenir de ceux qui ont fui ? Quelque fantôme, de son nuage obscur, s’est-il penché à ton oreille et t’a-t-il inspiré ces récits d’autrefois pour effrayer Cathmor et l’éloigner du champ de bataille ? Habitants des voiles de la nuit, pour moi votre voix n’est qu’un souffle qui emporte la tête des chardons et répand leurs barbes sur les torrents. Il est une voix dans mon sein ; les autres ne fentendent pas. L’âme du roi d’Érin lui défend d’éviter les combats. »

Confus, le barde se retire dans la nuit ; il s’éloigne et se penche sur un torrent. Ses pensées se reportent aux jours d’Atha, où Cathmor écoutait ses chants avec joie ; des larmes coulent de ses yeux, et les vents sifflent dans sa barbe.

Érin s’endort de toutes parts ; nul sommeil ne descend sur les yeux de Cathmor. Sombre, il vit dans son âme l’esprit de Cairbar : privé de son chant funèbre, il le vit qui roulait dans les vents de la nuit. Il se lève, il porte ses pas autour de l’armée et frappe de temps en temps sur son bouclier sonore. Le bruit parvint aux oreilles d’Ossian, sur la verte cime du Mora. — « Fillan, m’écriai-je, les ennemis s’avancent. J’entends le bouclier du combat. Reste dans cet étroit sentier. Ossian observera leur marche. Si, après ma chute, leur armée débordait dans la plaine, que ton bouclier se fasse entendre. Réveille le roi sur la bruyère, de crainte que sa gloire ne s’envole à jamais. » Je m’avançai dans tout le bruit de mes armes ; d’un seul bond je franchis le torrent qui, devant le roi d’Atha, serpentait sombrement dans la plaine. Le roi de la verdoyante Atha vint à ma rencontre, la lance levée. Nous nous serions alors engagés dans une lutte horrible, semblables à deux fantômes hostiles qui, penchés sur deux nuages, déchaînent les vents rugissants, si, levant les yeux, Ossian n’eût reconnu le casque des rois d’Érin. Une aile d’aigle le surmontait et se balançait avec bruit dans la brise ; une étoile rouge brillait entre les plumes. Je retins ma lance déjà levée.

« Le casque des rois est devant moi ! Qui es-tu, fils de la nuit ? la lance d’Ossian sera-t-elle célèbre quand elle t’aura renversé ? » À ces mots il laissa tomber sa lance étincelante ; sa forme, devant moi, paraissait s’agrandir. Il étendit sa main dans la nuit et m’adressa des paroles de roi.

« Ami des ombres des héros, est-ce toi que je rencontre ainsi dans les ténèbres ? J’ai souhaité, dans Atha, tes pas majestueux aux jours de notre joie ; pourquoi ma lance se lèverait-elle maintenant ? Ossian, il faut que le soleil nous contemple lorsque nous combattrons, étincelants sous nos armes. Les guerriers futurs remarqueront la place du combat et penseront, en frémissant, aux années qui ne sont plus ; ils remarqueront ce lieu ; et, comme celui que fréquentent les ombres, il sera agréable et terrible à l’âme. »

« Sera-t-il donc oublié, lui dis-je, l’endroit où nous nous sommes rencontrés en paix ? Le souvenir des batailles est-il toujours agréable à l’âme ? Ne voyons-nous pas avec joie la place où nos pères ont donné des fêtes, tandis que nos yeux se remplissent de larmes sur les champs de leurs guerres ? Cette pierre s’élèvera avec toute sa mousse et dira aux années à venir : « Ici se rencontrèrent Ossian et Cathmor ; les guerriers s’y rencontrèrent en paix ! » Ô pierre ! quand tu auras disparu, quand les eaux du Lubar auront cessé de couler, le voyageur viendra peut-être se reposer ici ; quand la lune obscurcie roulera sur sa tête, nos formes nébuleuses viendront peut-être, et se mêlant à ses rêves, lui rappelleront quelle fut cette place. Mais pourquoi, si sombre, te détournes-tu, fils de Borbar-Duthul ? »

« Célèbres par les chants, fils de Fingal, nous monterons sur ces vents. Nos actions, aux yeux des bardes, sont des torrents de lumière. Mais les ténèbres roulent sur Atha. Cairbar est dans la tombe, privé de son chant funèbre. Son âme orageuse est toujours un rayon pour Cathmor ; semblable à la lune quand elle parcourt dans un sombre nuage le rouge sentier de la foudre. »

« Fils d’Érin, répondis-je, mon courroux n’habite point dans sa tombe ; de l’ennemi terrassé ma haine s’envole sur les ailes de l’aigle. Il entendra les chants des bardes et Cairbar se réjouira sur ses vents. »

Un soupir s’échappa du sein oppressé de Cathmor. Il ôte de son côté son poignard et le place, étincelant, dans ma main. Il le place dans ma main, soupire et s’éloigne en silence. Je le suivis des yeux ; il brillait faiblement dans la nuit, semblable au fantôme que le voyageur rencontre sur la bruyère ténébreuse : ses paroles sont obscures comme les chants d’autrefois ; et avec l’aube disparaît la forme indéfinie.

Quel est celui qui vient du vallon de Lubar et sort des plis humides du brouillard du matin ? La rosée du ciel est sur sa tête et ses pas sont dans les sentiers de la douleur. C’est Carril des temps anciens. Il vient de la caverne silencieuse de Tura que j’aperçois sombre dans le rocher, à travers les voiles légers du brouillard. Là, peut-être, Cuthullin est assis sur les vents qui inclinent ces arbres. Agréable est l’hymne du matin chanté par le barde d’Érin.

« Les vagues, chantait Carril, reculent de frayeur : car elles entendent, ô soleil, le bruit de ton approche. Terrible est ta beauté, fils du ciel, quand la mort descend sur ta chevelure, quand devant toi tu roules tes vapeurs sur les armées flétries ! Mais agréable est ta lumière au chasseur assis près d’un rocher dans un orage, quand tu te montres sur les nues divisées et que tu brilles sur ses cheveux humides. Il abaisse ses regards sur la murmurante vallée et voit descendre les chevreuils. Combien de temps encore te lèveras-tu sur les champs de la guerre et, bouclier sanglant, rouleras-tu dans les cieux ? Je vois la mort des héros, errer sombrement sur ta face ! »

« Où s’égarent les paroles de Carril, m’écriai-je ? Le fils du ciel connaît-il la douleur ? Inaltérable dans sa course, sans cesse il se réjouit dans ses feux. Roule donc, ô insoucieuse lumière ! Toi aussi tu dois tomber peut-être ! Peut-être, malgré tes efforts, ton heure de ténèbres te saisira, roulant à travers tes cieux ! Mais agréable est la voix du barde ! Elle plaît à l’âme d’Ossian comme l’ondée du matin quand elle descend dans la frémissante vallée que regarde à travers le brouillard le soleil se levant du sein de ses rochers. Mais ce n’est pas l’heure, ô barde, de s’asseoir à la lutte harmonieuse des chants. Fingal est en armes dans la vallée ; tu vois le bouclier flamboyant du roi. Entre ses cheveux s’assombrit son visage et il regarde la vaste ondulation de l’armée d’Érin. Carril, près du torrent, ne vois-tu pas cette tombe ? Trois pierres lèvent leurs têtes grises sous un chêne qui s’incline. Sous ces pierres un roi repose profondément. Donne son âme aux vents, ouvre-lui son palais aérien ! C’est le frère de Cathmor ! Que tes chants soient un fleuve de joie à l’ombre inquiète de Cairbar ! »

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LIVRE TROISIÈME.


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Argument.

Le jour paraît. Fingal, après un discours à son armée, en remet le commandement à Gaul fils de Morni : l’usage étant alors que le roi se tint à l’écart jusqu’à ce que la position critique de son armée exigeât la supériorité de sa valeur et de son intelligence. Fingal et Ossian se retirent sur le rocher de Cormul qui domine le champ de bataille. Les bardes entonnent le chant de guerre. L’action générale est décrite. Gaul fils de Morni se distingue : il tue Turlathon chef du Moruth, et d’autres chefs de moindre renom. De son côté Foldath qui commandait l’armée Irlandaise (car Cathmor, à l’exemple de Fingal, se tenait hors de la mêlée), combat vaillamment et tue Connal chef de Dun-lora. Il s’avance pour en venir aux mains avec Gaul. Celui-ci, dans le même moment, est blessé à la main par une flèche lancée au hasard ; mais Fillan le couvre de son bouclier et fait des prodiges de valeur. Le cor de Fingal rappelle ses guerriers ; les bardes vont à leur rencontre et, dans un chant de félicitation, célèbrent surtout les louanges de Gaul et de Fillan. Les chefs s’assoient à un festin : Fingal s’aperçoit de l’absence de Connal. Épisode de Connal et de Duth-caron, qui jette un jour plus grand sur l’ancienne histoire d’Irlande. Carril est envoyé pour élever une tombe à Connal. L’action de ce chant remplit la seconde journée depuis le commencement du poème.


Quel est celui qui se tient près du bleu torrent de Lubar, non loin de la colline inclinée des chevreuils ? Majestueux, il s’appuie sur un chêne déraciné par les vents de la nuit. C’est le fils de Comhal, brillant de tout l’éclat de sa dernière bataille. Ses cheveux pris flottent sur la brise. Il tire à moitié l’épée de Luno, et ses yeux, tournés vers Moi-lena[10], suivent les sombres mouvements de l’ennemi. — Entends-tu la voix du roi ? Elle est comme la chute écumante d’un torrent dans le désert, lorsqu’à travers les rochers retentissants, il s’avance vers les plaines brûlées par le soleil !

« L’ennemi descend en déployant ses vaste ailes ! Fils de la Selma des bois, levez-vous ! Soyez comme les rochers de notre pays, sur les flancs desquels se précipitent les torrents. Un rayon de joie se lève dans mon âme, car je vois les ennemis en force devant moi. C’est quand ils sont faibles qu’on entend les soupirs de Fingal ; il craint alors que la mort n’arrive sans renommée et que les ténèbres n’habitent sur sa tombe. Qui conduira mes guerriers contre l’armée d’Alnecma ? Mon épée ne doit briller que lorsque le danger s’accroît : telle fut autrefois la coutume de Trenmor, l’arbitre des vents ! Tel Trathal au bouclier bleu descendait jadis dans la bataille !

Les chefs se penchent vers le roi : chacun semble réclamer le commandement de l’armée. Ils racontent en partie leurs glorieuses actions et tournent leurs regards vers Érin. Mais, loin du reste des héros, se tient le fils de Morni : il garde le silence ; car qui n’a entendu parler des batailles de Gaul ? Son âme se les rappelle, et sa main, en secret, se pose sur son épée ; cette épée qu’il apporta de Strumon, alors que s’éteignit la force de Morni.

Fillan de Selma s’appuyait sur sa lance et ses cheveux ondovaient à la brise. Trois fois il leva les yeux sur Fingal ; trois fois sa voix expira sur ses lèvres. Mon frère ne pouvait vanter ses combats : soudain il s’éloigne à grands pas. Penché sur un torrent il s’arrête à quelque distance ; des larmes tremblent dans ses yeux et de temps à autre il frappe de sa lance la tête des chardons. Fingal a remarqué l’agitation de son fils, il l’observe à la dérobée, sa joie éclate ; dans le trouble de son âme il se tourne en silence vers les bois du Mora et cache ses larmes sous ses cheveux. Enfin sa voix se fait entendre.

« Premier des fils de Morni, rocher qui défies la tempête, conduis mon armée et combats pour la race de Cormac assassiné ! Ta lance n’est point le bâton d’un enfant et ton épée n’est point une flamme impuissante !

« Fils de Morni, voilà l’ennemi ! détruis ! — Fillan, observe ton chef ; il n’est point calme dans la mêlée, mais il ne brûle point dans les combats d’une ardeur imprudente. Mon fils, observe ton chef ; il est impétueux coiume le torrent de Lubar, mais il n’écume ni ne rugit jamais. Du haut de la nuageuse Mora, Fingal contemplera la bataille. Ossian, non loin de la chute du torrent, tiens-toi près de ton père. Élevez les chants, ô bardes ! que Selma s’avance aux sons de votre voix ! C’est ici ma dernière bataille : couvrez-la de gloire ! »

Tel que le réveil subit des vents ou le mugissement éloigné des mers bouleversées, quand un sombre fantôme, dans sa fureur, fait passer les vagues sur une île ; une île, depuis maintes années le séjour du brouillard sur l’abîme ; telle et plus terrible encore est la rumeur de l’armée s’étendant sur la plaine. Gaul, devant elle, s’avance majestueux ; les torrents brillent entre ses pas ; il mêle aux chants des bardes le bruit de son bouclier, et sur les ailes des vents s’élèvent les voix mélodieuses.

« Sur le Crona, chantaient les bardes, un torrent jaillit pendant la nuit. Il s’enfle dans sa course ténébreuse, jusqu’au premier rayon du jour ; écumant alors, du haut de la montagne il touille avec les rochers et leurs arbres. Que mes pas soient toujours loin du Crona ! la mort s’y précipite ! Enfants de la nuageuse Morven, descendez ainsi de la colline de Mora ! »

« Quel est celui qui, sur les rives de Clutha, se lève de son char ? les collines tremblent devant lui, les sombres forêts retentissent alentour et s’éclairent de son acier. Voyez-le au milieu des ennemis, semblable au fantôme de Colgach, quand, en se jouant, il disperse les nuages et chevauche sur le tourbillon des vents. C’est Morni, le chef aux coursiers bondissants. Ô Gaul, sois semblable à ton père ! »

Les portes de Selma sont ouvertes. Les bardes prennent leurs harpes tremblantes. Dix jeunes guerriers apportent le chêne de la fête. Un rayon de soleil dore au loin le flanc de la colline. Les sombres ondulations de la brise passent sur la verdure de la plaine. Pourquoi es-tu silencieuse, Selma ! ton roi revient avec toute sa gloire. La guerre n’a-t-elle pas rugi ? Cependant son front est paisible ! Oui, la guerre a rugi et Fingal a triomphé ! Ô Fillan, sois semblable à ton père ! »

Les guerriers s’avancent à la voix des bardes ; leurs armes se balancent dans l’air, comme les roseaux de la plaine sous les vents de l’automne. Le roi dans ses armes se tenait sur le Mora. Le brouillard volait autour de son large bouclier, suspendu à une branche élevée sur le vert rocher de Cormul. Près de Fingal je me tenais silencieux et tournais mes yeux vers les bois du Cromla, de peur qu’à la vue de l’armée mon âme brûlante n’y précipitât mes pas. Un pied en avant sur la bruyère, je brillais, majestueux sous mes armes, comme la chute du torrent de Tromo, que les vents de la nuit enchaînent et couvrent de glaces : le jeune enfant le voit briller sur la montagne au rayon du matin ; il prête l’oreille et s’étonne de son silence.

Cathmor, de son côté, ne restait point penché sur son torrent, comme un enfant dans une plaine tranquille. Vague orageuse et sombre, il déployait au loin les ailes de son armée ; mais quand il aperçut Fingal sur le sommet du Mora, il sentit s’éveiller son généreux orgueil : « Le chef d’Atha combattra-t-il quand le roi n’est pas dans la plaine ? Foldath, conduis mon armée ; tu es un astre de lumière ! »

Foldath de Moma s’avance comme un nuage, la demeure des fantômes. Il tire son épée ; c’est une flamme qui jaillit de son côté. Il donne le signal du combat et les tribus, semblables aux vagues écumantes, versent sombrement leurs forces sur la plaine. Il marche fièrement devant elles ; son œil roule étincelant de rage ; il appelle Cormul, le chef de Dunratho, et lui dit ces paroles :

« Cormul, tu vois ce vert sentier qui serpente derrière les ennemis ; places-y tes guerriers, de crainte que Selma n’échappe à mon épée. Bardes d’Érin aux verdoyantes vallées, que nul de vous n’élève la voix : il faut que les fils de Morven tombent sans être célébrés ; ce sont les ennemis de Cairbar. À l’avenir, le voyageur rencontrera près du lac des roseaux l’épais et sombre brouillard de leurs ombres, errant sur la plaine de Lena : privées du chant funèbre, jamais elles ne monteront à la demeure des vents. »

Cormul s’éloigne d’un air de plus en plus sombre. Sa tribu se précipite sur ses pas. Ils disparaissent derrière un rocher. Gaul, dont l’œil a suivi la marche du chef de Dun-ratho, s’adresse à Fillan de Selma : « Tu vois les pas de Cormul : que ton bras s’arme de force ! quand il sera terrassé, souviens-toi, fils de Fingal, que Gaul combat ici : c’est ici que je vais fondre sur l’ennemi, au milieu de ces rangs de boucliers. »

Le signal de la mort s’élève : c’est le son terrible du bouclier de Morni. Gaul mêle sa voix à ce bruit. Fingal se lève sur le sommet du Mora : il voit les guerriers, d’une aile à l’autre, se penchant tous ensemble au combat. Debout sur sa colline obscure, brille Cathmo de la murmurante Atha. Les deux rois ressemblaient à deux esprits du ciel, lorsque debout chacun sur son ténébreux nuage, ils versent les vents et soulèvent les mers mugissantes : les vagues bleues roulent devant eux sillonnées par les baleines, mais pour eux, ils sont calmes et rayonnants et la brise soulève légèrement leur chevelure de vapeur.

Quel rayon de lumière brille dans les airs ? C’est la terrible épée de Morni. Tu sèmes la mort sur tes pas, ô Gaul, et dans ton courroux, tu entasses les ennemis l’un sur l’autre. Tur-lathon tombe comme un jeune chêne au milieu de ses branches. Son épouse féconde, endormie dans le désordre de ses cheveux, au murmure du Moruth, étend en rêve ses bras blancs vers le chef qui revient ; mais ce n’est que son ombre, Oichoma ! le chef est terrassé ! Ne prête plus l’oreille aux vents pour entendre le bruit du bouclier retentissant de Tur-lathon ; il s’est brisé aux bords de ses torrents et le son s’en est évanoui pour toujours !

La main de Foldath ne reste point oisive : il fraie sa route à travers le sang. Connal le rencontre et ils croisent leurs armes retentissantes. Pourquoi mes yeux les contempleraient-ils ? L’âge, ô Connal, a blanchi tes cheveux ! Sur les rochers couverts de mousse de Dun-lora, tu fus toujours l’ami des étrangers. Quand les cieux étaient bouleversés, c’est alors qu’étaient étalés tes festins : l’étranger, dehors, entendait les vents et se réjouissait devant ton chêne enflammé. Pourquoi, fils de Duth-caron, es-tu couché dans ton sang ? Sur toi se penche un arbre desséché ; ton bouclier repose brisé à tes côtés et ton sang se mêle aux ondes du torrent, ô toi qui brisais les boucliers !

Dans son courroux, Ossian saisit sa lance. Mais Gaul se précipite sur Foldath. Le faible passe à ses côtés, mais toute sa fureur se tourne contre le chef de Moma. Déjà ils avaient levé leurs lances mortelles : une flèche arrive, invisible, et perce la main de Gaul. Son fer tombe et résonne sur la terre. Le jeune Fillan accourt avec le bouclier de Cormul ; large, il le place devant le roi. Foldath jette des cris au loin et rallume l’ardeur des combattants : ainsi le vent soulève la flamme aux larges ailes sur les bois retentissants de Lumon.

« Fils de Clatho aux yeux bleus, s’écria Gaul, ô Fillan, tu es un esprit du ciel, qui, descendant sur l’abîme agité, enchaîne les ailes de la tempête. Cormul est tombé devant toi. Tu as atteint de bonne heure à la gloire de tes pères ; mais ne t’avance pas trop, ô mon héros, je ne puis lever la lance pour te secourir. Dans les combats, je ne suis plus redoutable, mais ma voix retentira au loin ; les fils de Selma l’entendront et se souviendront de mes exploits passés ! »

Sa voix terrible s’élève sur les vents. Les guerriers s’élancent au combat. Souvent, à Strumon, ils l’avaient entendu lorsqu’il les appelait à la chasse des chevreuils. Il se tient, majestueux, au milieu de la mêlée, comme un chêne, au milieu d’un orage, qui tantôt s’enveloppe de brouillards et tantôt montre son ondoyante et large tête : le chasseur pensif dans la plaine des roseaux, lève les yeux et le contemple !

Mon âme te suit, ô Fillan, à travers le sentier de ta gloire ! Tu roules les ennemis devant toi. Foldath allait peut-être fuir, mais la nuit descendit avec tous ses nuages. Le cor de Cathmor se fait entendre sur la colline.

Des brumes épaisses du Mora, les enfants de Morven entendent la voix de Fingal. Les bardes versent leurs chants, comme la rosée, sur les guerriers qui reviennent.

« Qui vient de Strumon, disaient-ils, au milieu de ses boucles flottantes ? Elle est triste dans sa démarche, elle lève ses yeux bleus sur Érin. Pourquoi es-tu triste, Evir-choma ? En renommée, qui est semblable à ton chef ? Terrible il est descendu au combat, il revient, comme d’un nuage remonte une lumière. Dans son courroux il a levé l’épée et les ennemis ont reculé devant le bouclier bleu de Gaul !

« La joie, comme une brise frémissante, vient sur l’âme du roi. Il se rappelle les batailles d’autrefois, les jours où ses pères ont combattu. Les jours d’autrefois reviennent à l’esprit de Fingal, lorsqu’il contemple la gloire de son fils. Comme le soleil, sur son nuage, se réjouit dans l’arbre que ses rayons ont fait croître, lorsqu’il balance sur la plaine sa tête solitaire ; ainsi le roi se réjouit dans Fillan !

« Comme le roulement du tonnerre sur les montagnes, quand les plaines de Lara sont tranquilles et sombres, tels sont les pas des guerriers de Selma, agréables mais terribles à l’oreille ! Ils reviennent dans le bruit de leurs armes, comme des aigles vers leurs rocs sourcilleux, quand ils ont, sur la plaine, déchiré leur proie, les fils au poil fauve des biches bondissantes. Vos pères, enfants de Selma, se réjouissent sur leurs nuages ! »

Telle était la voix nocturne des bardes sur Mora des chevreuils. La flamme s’élève de cent chênes que les vents ont arrachés du sommet du Cormul. Le festin est étalé : autour sont assis les chefs étincelants : Fingal s’y montre dans sa puissance. La plume d’aigle de son casque s’agite avec bruit. Les vents d’ouest se lèvent et soufflent par intervalles à travers la nuit. Longtemps le roi promène en silence ses regards autour de lui ; enfin, ses paroles se font entendre :

« Mon âme ressent une perte dans notre joie. Je vois un vide au milieu de mes amis. La tête d’un arbre est à bas. Les vents orageux se répandent dans Selma. Où est le chef de Dun-lora ? Connal au festin devrait-il être oublié ? Quand oublia-t-il l’étranger au sein de son palais ? Vous êtes silencieux en ma présence ! Connal n’est donc plus ! Que la joie, comme un fleuve de lumière, aille à ta rencontre, ô guerrier ! Que ta course vers tes pères soit rapide sur les vents mugissants ! Ossian, ton âme est de feu, rallume la mémoire du roi ! Rappelle les batailles de Connal, quand pour la première fois il brilla dans la guerre ! L’âge avait blanchi ses cheveux ; mais les jours de sa jeunesse se sont mêlés aux miens, et le même jour Duth-caron tendit nos premiers arcs contre les cerfs de Dun-lora. »

« Nombreuses, m’écriai-je, sont les traces de nos combats dans Érin, aux vallées verdoyantes ! Nos voiles se levèrent souvent sur les vagues bleues et agitées, lorsqu’aux jours du passé nous allions secourir la race de Conar.

« Jadis dans Alnecma la bataille rugissait près des torrents écumeux de Duth-ula. Avec Cormac, Duth-caron descendit pour combattre des collines de Morven. Mais Duth-caron n’en descendit pas seul : à ses côtés était son fils, le jeune Connal aux longs cheveux, levant la première de ses lances. Tu leur commandais, ô Fingal, de secourir le roi d’Érin !

« Semblables à la force impétueuse de l’Océan, les fils de Bolga se précipitèrent au combat. À leur tête était Colc-ulla, le chef d’Atha aux ondes bleues. La bataille s’engagea sur la plaine. Cormac brillait dans la mêlée, rayonnant comme les esprits de ses pères. Loin du reste de l’armée, Duth-caron abattait les ennemis. Près de son père, Connal ne restait point le bras oisif ; mais Colc-ulla triompha sur la plaine, et, pareils aux brouillards dispersés, s’enfuirent les guerriers de Cormac.

« Alors Duth-caron et Connal au large bouclier lèvent leurs épées ; ils couvrent la retraite de leurs amis, semblables à deux rochers couronnés de sapins. La nuit descendit sur Duth-ula : les chefs en silence s’éloignèrent à grands pas sur la plaine. Un torrent des montagnes rugissait à travers le sentier ; Duth-caron ne pouvait le franchir. « Pourquoi s’arrête mon père, dit Connal ? J’entends venir l’ennemi. » — « Fuis, Connal, dit-il, la force de ton père commence à l’abandonner ; je reviens blessé du combat. Laisse-moi reposer ici pendant la nuit. » — « Mais tu ne resteras pas seul, reprit Connal avec un profond soupir. Mon bouclier est une aile d’aigle pour couvrir le roi de Dun-lora ! » Sombre, il se penche sur son père : le puissant Duth-caron expire.

« Le jour parut, la nuit revint et pas un barde, méditant profondément, ne parut sur la plaine. Connal pouvait-il abandonner la tombe de son père avant qu’il n’eût reçu sa renommée ! Il bande l’arc contre les cerfs de Duth-ula et prépare son repas solitaire. Sept nuits il posa sa tête sur la tombe de son père et le voyait dans ses rêves. Sombre, il le voyait roulant au sein d’un tourbillon, semblable à la vapeur des roseaux du Lego. Enfin arriva Colgan, le barde de la haute Témora. Duth-caron reçut sa renommée et resplendit en montant sur les vents. »

« Agréable à l’oreille, dit Fingal, est la louange des rois des hommes, quand leurs arcs sont redoutables dans les combats et qu’ils s’attendrissent à la vue de l’affligé. Que mon nom soit ainsi célébré quand les bardes éclaireront le vol de mon âme ! Carril, fils de Kinfena ! prends avec toi les bardes et érige une tombe. Que Connal entre cette nuit dans son étroite demeure, et que l’âme du brave n’erre point sur les vents. La faible lueur de la lune tremble sur Moi-lena à travers les larges têtes des arbres de la colline ! À sa lumière, élève des tombes à tous ceux qui sont tombés dans la bataille. Quoique tous ne fussent pas des chefs, leurs bras cependant étaient puissants dans le combat : ils étaient mon rocher dans le danger ; la montagne d’où je déployais mes ailes d’aigle. C’est par eux que je suis célèbre ! Carril, n’oublie point ceux qui sont tombés ! »

Tous à la fois les cent bardes entonnent les chants de la tombe. Carril devant eux marche à pas solennels ; et leurs voix, à sa suite, murmurent comme les torrents. Le silence habite les vallées de Moi-lena où chacune, avec son ruisseau ombragé, serpente à travers les montagnes. J’entendais la voix des bardes s’affaiblir à mesure qu’ils s’éloignaient. Penché sur mon bouclier, je sentis se rallumer le feu de mon âme, et à demi formées, les paroles de mes chants jaillissaient sur la brise. Ainsi un arbre, dans la vallée, entend autour de lui la voix du printemps ; il étale ses vertes feuilles au soleil et balance sa tête solitaire : auprès de lui est le bourdonnement de l’abeille des montagnes, et le chasseur, de la bruyère dévastée, le contemple avec joie.

Le jeune Fillan se tenait à quelque distance. Son bouclier brillait sur la terre ; sa brune chevelure était livrée au vent. Le fils de Clatho est un astre de lumière ! Appuyé sur sa lance il écoutait avec joie les paroles de Fingal.

« Mon fils, lui dit le roi, j’ai vu tes exploits, et mon âme en a été réjouie. La gloire de nos pères jaillit de leurs nuages amoncelés. Fils de Clatho, tu es brave mais téméraire dans le combat. Quoiqu’il n’ait jamais craint l’ennemi, Fingal n’avançait point ainsi. Que ton peuple soit un rempart derrière toi : c’est là ta force dans la bataille ! C’est ainsi que tu seras longtemps célèbre et contempleras la tombe des vieillards ! La mémoire du passé revient avec les exploits de ma jeunesse, quand pour la première fois je descendis de l’Océan sur cette île aux verdoyantes vallées ! »

Nous nous penchons vers la voix du roi. De son nuage, la lune regarde au loin, et le brouillard gris, demeure des fantômes, flotte autour de nous.

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LIVRE QUATRIÈME.


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Argument.

Suite de la seconde nuit. Fingal raconte à la fête sa première expédition en Irlande et son mariage avec Ros-crana, fille de Cormac roi de cette île. Les chefs irlandais se rassemblent autour de Cathmor. Description de la situation de ce roi. Histoire de Sul-malla, fille de Conmor, roi d’Inis-huna, laquelle, déguisée en guerrier avait suivi Cathmor à la guerre. L’orgueilleuse conduite de Foldath qui avait commandé l’armée dans la bataille précédente, renouvelle la querelle qui s’était élevée entre Malthos et lui ; mais Cathmor, s’interposant, fait cesser la dispute. Les chefs, assis au festin, écoutent les chants du barde Fouar. Cathmor s’éloigne et va se reposer à quelque distance de son armée. Le fantôme de Cairbar son frère lui apparaît en songe et lui prédit d’une manière obscure l’issue de la guerre. Monologue du roi : Il reconnaît Sul-malla. Le jour paraît. Monologue de Sul-malla.


« J’étais assis sous un chêne, dit Pingal, sur le rocher que baignent les torrents de Selma ; quand je vis Connal sortir de l’Océan avec la lance brisée de Duth-caron. Le jeune guerrier se tenait éloigné et détournait les yeux ; il se rappelait les pas de son père sur ses vertes collines natales. À ma place, je m’attristais et des pensées brumeuses passaient sur mon âme. Les rois d’Érin se levaient devant moi. Je tire à moitié mon épée : mes chefs s’approchent lentement et lèvent sur moi leurs yeux silencieux. Semblables à une chaîne de nuages ils attendaient que ma voix éclatât ; ma voix qui pour eux était un vent venu du ciel pour chasser les brouillards. »

« J’ordonnai que mes blanches voiles se déployassent au vent rugissant de Cona. Trois cents jeunes guerriers voguant sur les flots fixaient leurs yeux sur le bouclier de Fingal. Il était suspendu au haut du mât et se réfléchissait dans la mer profondément bleue. Mais quand descendit la nuit je frappai de temps en temps sur la bosse du signal[11] ; je frappai et je cherchai au ciel Ul-érin[12] à la chevelure enflammée. L’étoile des cieux n’était point absente : rouge, elle voyagait entre les nuages et je suivais la lumière charmante sur l’abîme faiblement éclairé. Avec l’aube, Érin se leva du sein des brouillards. Nous entrâmes dans la baie de Moi-lena où les vagues bleues roulent au milieu des bois qu’habitent les échos. C’est-là que Cormac dans sa demeure secrète, évitait la force de Colc-ulla ; mais seul il n’évitait pas l’ennemi. Près de lui brillaient les yeux bleus de Ros-crana : Ros-crana, la fille du roi, la vierge aux blanches mains ! »

« Appuyé sur sa lance sans pointe, Cormac aux cheveux gris s’avance à pas chancelants. Il souriait sous ses cheveux flottants, mais la tristesse était dans son âme. Il nous vit en petit nombre devant lui et il soupira. Je vois, dit-il, les armes de Trenmor ; et ce sont là les pas du roi ! Fingal, tu es un rayon de lumière pour l’âme assombrie de Cormac. Précoce est ta gloire, mon fils, mais puissants sont les ennemis d’Érin. Ils sont comme le débordement des torrents dans le pays, ô fils de Comhal des chars ! » — « Mais ils peuvent être repoussés, m’écriai-je dans l’orgueil de mon âme. Nous ne sommes point de la race des faibles, ô roi des tribus aux bleus boucliers ! Pourquoi la peur, comme un fantôme de la nuit, viendrait-elle parmi nous ? L’âme du brave s’agrandit quand les ennemis s’accroissent sur le champ des batailles. Ne roule pas, ô roi d’Érin, une ombre décourageante sur moi, jeune encore dans la guerre ! »

Les larmes du roi jaillissent ; il prend ma main en silence. « Race de l’audacieux Trenmor, me dit-il enfin, je ne roule aucun nuage devant toi ! Tu brûles du feu de tes pères ! Je vois ta gloire : comme un fleuve de lumière, elle révèle ta course à travers les batailles. Mais attends l’arrivée de Cairbar ; il faut que l’épée de mon fils se joigne à ton épée ! De leurs torrents éloignés, il appelle au combat tous les enfants d’Érin. »

« Nous arrivâmes au palais du roi. Il s’élève au milieu des rochers dont les flancs rembrunis conservent les traces des anciens torrents. De larges chênes revêtus de mousse se penchent alentour ; non loin de là se balance le bouleau touffu. À moitié cachée dans l’ombre de ses bois, Ros-crana chantait, et sa main blanche effleurait sa harpe. Je contemplai ses beaux yeux bleus ; elle ressemblait à un esprit du ciel à demi enveloppé dans les plis d’un nuage.

« Nous passâmes trois jours en fêtes à Moi-lena. Brillante se levait Ros-crana dans mon âme troublée. Cormac me vit inquiet, il me donna la blanche jeune fille. Elle vint, les yeux baissés, au milieu des boucles flottantes de sa lourde chevelure : elle vint ; tout à coup la bataille rugit. Colc-ulla parut, je pris ma lance. Mon épée et mon peuple se lèvent contre les rangs ennemis. Alnecma fuit ; Colc-ulla tombe ; Fingal revient avec gloire.

« Il est célèbre, ô Fillan, celui qui combat dans la force de son armée ! Les bardes accompagnent ses pas sur la terre de l’ennemi ; mais celui qui combat seul n’a que peu d’exploits à transmettre aux siècles à venir ! Lumière puissante, il brille aujourd’hui ; demain il n’est plus : sa gloire est dans un seul chant ; son nom sur une seule plaine : il n’est connu qu’aux lieux où sa tombe pousse des touffes de verdure. »

Telles sont les paroles de Fingal sur Mora des chevreuils. Trois bardes, du haut du rocher de Cormul, versent leurs chants mélodieux : à leur voix le sommeil descend sur l’armée étendue dans la plaine. Carril revint, avec les bardes, de la tombe du chef Dun-lora. La voix du matin n’arrivera point à ta couche obscure, ô Duth-caron ! et tu n’entendras plus les pas des chevreuils autour de ton étroite demeure !

Tels que sur une mer orageuse, les nuages roulent en désordre autour d’un météore de nuit, dont la flamme illumine leurs flancs ; tels les guerriers d’Érin se rassemblent autour du rayonnant Cathmor. Majestueux au milieu d’eux, il lève sa lance par intervalles, suivant que le son lointain de la harpe de Fonar s’élève ou s’abaisse. Près de lui, s’appuie contre un rocher Sul-malla aux yeux bleus, la fille aux seins blancs de Conmor, roi d’Inis-huna. Cathmor au bouclier bleu était venu au secours de ce roi et avait dispersé ses ennemis. Sul-malla le vit majestueux dans la salle des festins ; et les yeux de Cathmor ne se tournèrent point avec indifférence sur la vierge aux longs cheveux.

Le troisième jour se levait, quand Fithil vint des torrents d’Érin. Il rapporta que le bouclier de la guerre était levé dans Selma et que le danger menaçait Cairbar. Cathmor déploya les voiles à Cluba ; mais les vents étaient dans d’autres contrées. Il resta trois jours sur la côte ; ses yeux se tournaient vers le palais de Conmor ; il se rappelait la fille des étrangers et soupirait. Mais au moment où les vents réveillaient les vagues, un jeune guerrier descendit tout armé de la colline pour lever l’épée, avec Cathmor, dans le champ de ses batailles. — C’était Sul-malla aux blanches mains. Elle se tenait cachée sous son casque. Ses pas suivaient les pas du roi : ses yeux bleus se tournaient avec joie sur lui quand il reposait aux bords de ses torrents écumants. Mais Cathmor pensait que, sur Lumon, elle poursuivait encore les chevreuils ; il pensait que, belle sur un rocher, elle étendait sa blanche main aux vents pour sentir s’ils venaient d’Érin, la verte demeure de son amant. Il lui avait promis de revenir avec ses vaisseaux aux blanches voiles ; mais la jeune fille, ô Cathmor, est près de toi, appuyée sur son rocher !

Les chefs se tenaient, majestueux, autour de Cathmor ; tous, excepté Foldath, au sombre sourcil. Il s’appuie contre un arbre éloigné, son âme hautaine repliée sur elle-même. Le vent siffle dans ses cheveux touffus ; de temps à autre il bourdonne un chant ; enfin il frappe l’arbre de colère et s’élance devant le roi. Calme et majestueux à la clarté du chêne, se tenait le jeune Hidalla ; sa chevelure, autour de ses joues rougissantes, tombent en boucles d’ondoyante lumière. Douce était sa voix à Clonra[13], dans la vallée de ses pères ; douce était sa voix quand il touchait la harpe dans son palais, aux bords de ses torrents.

« Roi d’Érin, dit Hidalla, voici le temps des fêtes ; ordonne que la voix des bardes s’élève et dissipe la nuit. L’âme, après les chants, retourne plus terrible au combat. Les ténèbres se posent sur Érin : de colline en colline pendent les voiles des nuages, et l’on voit dans l’éloignement, terribles sur la bruyère, errer les pâles fantômes ; les fantômes de ceux qui sont tombés dans le combat, et qui se penchent vers nous pour demander leur chant. Ordonne, ô Cathmor, que les harpes retentissent pour réjouir les morts sur leurs nuages errants ! »

« Que les morts soient tous oubliés, s’écria le brûlant courroux de Foldath ! N’ai-je pas été vaincu dans la bataille ? Et j’écouterais les chants ! Ma course cependant a été meurtrière dans le combat. Le sang, comme un torrent, environnait mes pas ; mais les faibles étaient à ma suite et l’ennemi s’est soustrait à mon glaive ! Hidalla, va toucher la harpe dans la vallée de Clonra ; que l’écho de Dura réponde à ta voix, que quelque jeune fille contemple, de la forêt, ta blonde et longue chevelure ! Mais fuis de la plaine retentissante du Lubar : c’est le champ des héros ! »

« Roi d’Érin, dit Malthos, c’est à toi de nous conduire au combat. À nos yeux, tu es une flamme, sur les champs ténébreux de la guerre. Comme une tempête tu as passé sur les armées et tu les as couchées dans le sang ; mais qui, au retour des combats, t’a jamais entendu parler de tes exploits ? Les farouches se plaisent dans la mort ; leur mémoire se repose sur les blessures de leurs lances. L’image de la guerre se mêle à toutes leurs pensées, et ils se vantent sans cesse. Ta course, chef de Moma, ressemblait à celle d’un torrent débordé. Les morts étaient amoncelés sous tes pas ; mais d’autres ont aussi levé la lance. Nous n’étions pas faibles à ta suite, mais l’ennemi était puissant. »

Cathmor remarqua la colère croissante et l’attitude hostile des deux chefs : à demi tirées, ils tenaient leurs épées et roulaient des yeux silencieux. Bientôt ils se fussent engagés dans une lutte horrible, si n’eût éclaté le courroux de Cathmor. Il tira son épée : elle brilla dans la nuit à la clarté du chêne enflammé. « Fils de l’orgueil, s’écria le roi, calmez vos âmes irritées ! Retirez-vous dans la nuit. Pourquoi réveiller ma colère ? Me faudra-t-il vous combattre tous deux ? Ce n’est point ici le temps des querelles ! Retirez-vous de ma fête, soudures nuages ! N’irritez plus mon âme ! »

De chaque côté, ils disparaissent de la présence du roi, tels que deux colonnes de brouillard, quand le soleil se lève entre elles, du sein de ses rochers élincelants : sombres, elles roulent des deux côtés, chacune vers son étang que couvrent les roseaux.

Les chefs se sont assis en silence à la fête. De temps à autre ils regardaient le roi d’Atha, qui se promenait sur le rocher et calmait l’agitation de son âme. Les guerriers se couchent au loin dans la plaine ; le sommeil descend sur Moi-lena. La voix de Fonar s’élève seule, sous un arbre éloigné : elle s’élève à la louange de Cathmor, fils de Larthon du Lumon. Mais Cathmor n’écoutait point ses éloges : il se couche près du rugissement d’un torrent, et les brises de la nuit sifflent dans ses cheveux.

Son frère, à demi voilé dans les plis traînants de son nuage, lui apparut en songe. Une joie sombre éclairait son visage. Il avait entendu le chant de Carril[14] : les vents soutenaient le nuage obscur qu’il avait saisi dans le sein de la nuit, lorsqu’il monta avec sa gloire vers son palais aérien. Il laisse tomber ces faibles paroles qui se mêlent au bruit du torrent : « Que la joie, ô Cathmor, vienne au devant de ton âme ! Ta voix s’est fait entendre sur Moi-lena et les bardes ont chanté pour Cairbar. Il chemine sur les vents. Mon ombre est au palais de mon père, semblable à l’éclat d’une lumière terrible qui, dans une nuit d’orage, s’élance à travers les déserts. Nul barde, quand tu seras couché sous la terre, ne manquera d’environner ta tombe, car les fils des chants aiment le brave ! Ton nom, Cathmor, est une brise agréable ! Des sons lugubres s’élèvent ! Il est une voix sur la plaine du Lubar ! Chantez plus haut encore, ô fantômes ténébreux ! Ce sont des morts qu’environnait la gloire ! Le faible son devient plus fort et plus perçant ! L’on n’entend plus qu’une brise plus aiguë ! Ah ! Cathmor bientôt ne sera plus ! »

L’ombre, à ces mots, roulée sur elle-même, s’envole au large sur les ailes des vents. Le vieux chêne ressent le mouvement de son départ et balance sa tête gémissante. Cathmor se réveille en sursaut et saisit sa lance meurtrière : il lève les yeux autour de lui, mais il ne voit que la nuit au manteau ténébreux.

« C’était la voix du roi, dit Cathmor, mais son fantôme a disparu. Votre vol à travers les airs, ne laisse point de traces, ô enfants de la nuit ! Souvent, comme un rayon réfléchi, on vous aperçoit sur le désert stérile ; mais avant que nos pas ne puissent vous approcher, vous vous retirez dans vos nuages. Fuyez donc, ô race débile ! La science de l’avenir ne réside point en vous ! Vos joies sont vaines et semblables aux rêves de notre sommeil, ou à la pensée aux ailes légères, qui vole à travers notre âme ! Cathmor sera-t-il bientôt à bas, couché dans la nuit de son étroite demeure où jamais ne vient l’aube aux paupières entrouvertes ! Loin de moi, Ombre vaine ! Combattre est mon partage : loin de moi toute autre pensée ! Je m’élance sur les ailes de l’aigle pour saisir le rayon de ma gloire. Dans la solitaire vallée des torrents habite l’âme du faible. Les années s’écoulent, les saisons reviennent, mais il reste toujours inconnu. Dans les vents la mort obscure arrive, et sur le sol couche sa tête blanchie. Son fantôme est roulé dans la vapeur des plaines marécageuses, et sa course n’est jamais sur les collines, ni sur la mousse des vallées de la brise. Cathmor ne partira point ainsi ! Ce n’était point un enfant de la plaine, qui ne remarque encore que le lit des chevreuils sur la montagne des échos. Je sortais avec les rois, et je me réjouissais sur les plaines sanglantes où les armées brisées étaient roulées devant moi, comme devant la tempête, les vagues de la mer ! »

Ainsi parlait le roi d’Alnecma, rayonnant dans le transport de son âme. La valeur, comme une flamme généreuse, étincelle dans son sein. Majestueuse est sa marche sur la bruyère ! Les rayons de l’orient se répandent de tous côtés. Sur la plaine il voit sa vaste armée étendant au loin ses rangs dans la lumière. Il s’en réjouit, comme un esprit du ciel qui s’avance sur les mers, lorsqu’il voit les flots paisibles autour de lui et que les vents se sont tous apaisés : mais l’esprit réveille bientôt les vagues et, larges, il les roule vers quelque côte retentissante.

Sur les rives herbeuses d’un torrent, dormait la fille d’Inis-huna. Le casque était tombé de sa tête et ses rêves étaient dans le pays de ses pères. Là, le jour est sur la plaine, les gris torrents bondissent du haut des rochers et les brises, en ondulations ombreuses, volent sur les roseaux des plaines. Là, s’entendent le bruit d’une chasse qui se prépare et le mouvement des guerriers qui sortent du palais. Mais, grand au-dessus d’eux se voit le héros d’Atha : dans sa démarche majestueuse il penche son œil d’amour vers Sul-malla : elle détourne la tête avec fierté et bande négligemment son arc.

Tels étaient les rêves de la jeune fille, quand vint Cathmor d’Atha. Il voit devant lui ce beau visage au milieu de ses boucles flottantes : il reconnaît la fille de Lumon. Que doit faire Cathmor ? Il soupire, ses larmes coulent : mais soudain il se détourne. « Ce n’est point ici le temps, ô roi d’Atha, de réveiller le secret amour de ton âme ! La bataille roule devant toi comme un fleuve troublé. »

Il frappe sur son bouclier cette bosse du signal[15] où réside la voix de la guerre. Érin se lève autour de lui avec un bruit semblable à celui des ailes de l’aigle. Sul-malla se réveille en sursaut, dans le désordre de ses cheveux ; elle saisit son casque par terre et tremble à sa place. « Aurait-on reconnu dans Erin, la fille d’Inis-huna ? Elle se rappelle qu’elle est de la race des rois, et la fierté de son âme se réveille. Elle se retire derrière un rocher, non loin d’un torrent dont les ondes bleues serpentent dans une vallée, où demeuraient les biches fauves avant que n’éclatât la guerre. Là, de temps en temps, la voix de Cathmor arrivait à l’orreille de Sul-malla. Son âme est profondément triste. Elle répand ces paroles sur la brise :

« Les rêves d’Inis-huna sont partis : ils se sont évanouis de mon âme. Je n’entends plus la chasse dans mon pays. Je suis cachée sous le voile de la guerre. Je regarde hors de mon nuage, mais nul rayon ne paraît pour éclairer mes pas. Je vois mon guerrier terrassé ; car le roi au large bouclier s’approche ; celui qui triomphe des dangers, Fingal venu de la Selma des lances ! Ombre de Conmor ! tes pas errent-ils sur le sein des vents ? Viens-tu quelquefois dans les pays étrangers, ô père de la triste Sul-malla ? Oui ! tu y viens ! J’ai entendu ta voix dans la nuit, tandis que sur les flots je voguais vers Érin des torrents. On dit que les ombres de nos pères appellent les âmes de leurs enfants, lorsqu’ils les voient seuls au milieu de la douleur. Appelle-moi, ô mon père, lorsque Cathmor sera coucbé sur la terre ; car alors, Sul-malla sera seule au milieu de sa douleur ! »

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LIVRE CINQUIÈME.


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Argument.

Le poète, après une courte invocation à la harpe de Cona, décrit l’ordre de bataille des deux armées sur les rives du Lubar. Fingal donne le commandement de la sienne à Fillan, mais en même temps ordonne à Gaul, fils de Morni, qui avait été blessé à la main dans la bataille précédente, de l’aider de ses conseils. L’armée des Fir-bolgs est commandée par Foldath. Description de l’action générale. Grandes actions de Fillan : il tue Rothmar et Culmin. Mais tandis que Fillan triomphe à une aile, Foldath pousse vivement l’autre : il blesse Dermid, fils de Duthno et met toute l’aile en fuite. Dermid délibère un instant et prend la résolution d’arrêter les succès de Foldath en le provoquant à un combat singulier. Tandis que ces deux chefs s’avancent l’un sur l’autre, Fillan vient tout à coup au secours de Dermid, engage le combat avec Foldath et le tue. Conduite de Malthos envers Foldath. Fillan met en fuite toute l’armée des Fir-bolgs. Ce livre se termine par une apostrophe à Clatho, mère de Fillan.


Toi qui demeures entre les boucliers suspendus dans le palais d’Ossian, descends de ta place ô harpe et que j’entende la voix. Fils d’Alpin, touches-en les cordes ; c’est à toi de réveiller l’âme du barde. Le murmure du torrent de Lora a roulé loin de moi la mémoire de mes chants. Je suis au milieu du nuage des années : il n’ouvre sur le passé que de rares perspectives, et encore quand la vision arrive, n’est-elle qu’obscure et confuse. Je t’entends, harpe de Selma, et mon âme revient, comme une brise que le soleil ramène dans la vallée où séjournerait le brouillard paresseux !

Le Lubar brille devant moi dans tous les détours de sa vallée. De chaque côté, s’élèvent, sur leurs collines, les tailles majestueuses des rois. Leurs guerriers répandus autour d’eux se penchent pour les écouter, comme si leurs pères leur parlaient en descendant des airs. Au milieu d’eux, les rois ressemblent à deux rochers, lorsqu’on voit dans les déserts, au-dessus des brouillards épais, s’élever leurs têtes noires de sapins : de leurs fronts escarpés les torrents jaillissent et répandent leur écume au souffle des vents.

À la voix de Cathmor, Érin se répand avec un bruit semblable à celui des flammes. L’armée se déploie et descend vers le Lubar. Foldath marche devant elle. Cathmor, sous un chêne incliné, se retire sur sa colline. Près de lui un torrent roule ses eaux écumantes ; il lève par instants sa lance étincelante : c’était, dans la guerre, une flamme aux yeux de son armée. Près de lui, appuyée sur un rocher, se tenait la fille de Conmor. Sa joie n’est point dans les combats, son âme ne se plaît point dans le sang. Derrière la colline s’étend une vallée verte qu’arrosent trois bleus torrents. Là, le soleil se repose en silence ; là, les chevreuils descendent de la montagne : c’est sur eux que se tournent les yeux de la pensive Sul-malla.

Fingal sur la colline aperçoit Cathmor, fils de BorBar-duthul. Il voit les vastes flots d’Érin rouler sur la plaine noircie. Il frappe sur cette bosse du signal[16] qui ordonne à ses guerriers d’obéir au chef qu’il envoie à leur tête dans les champs de la gloire. Au loin, leurs lances levées brillent au soleil. Leurs boucliers sonores répondent de toutes parts. La peur, comme une vapeur, ne se glisse point entre les rangs de l’armée ; car lui, leur roi, est près d’eux, lui, l’appui de l’orgueilleuse Selma. La joie éclairait le front du héros ; et, réjouis, nous écoutons ses paroles :

« Les enfants de Selma sortent nvec un bruit semblable au réveil impétueux des vents ! Ce sont des torrents de montagne dont rien ne peut détourner le cours. C’est par eux que Fingal est renommé ! C’est par eux que son nom s’est fait connaître dans les contrées étrangères. Il ne brillait pas seul au milieu du danger ; car vos pas toujours accompagnaient ses pas ! Mais jamais aussi l’aspect de Fingal assombri par la colère, n’épouvanta vos yeux. Ma voix à vos oreilles n’a point été un tonnerre et mes yeux sur vous n’ont point lancé la mort. Quand paraissait le superbe, je ne le regardais pas ; il était oublié à mes fêtes, et comme le brouillard il s’évanouissait bientôt. Un jeune astre est devant vous ! Ses pas vers la gloire sont peu nombreux encore ; ils sont peu nombreux ; mais il est vaillant ! Défendez mon fils aux cheveux bruns ; avec joie ramenez-le à son père. Par la suite il pourra se soutenir seul, car sa taille est semblable à celle de ses pères. Son âme est une étincelle de leur feu. Fils de Morni, suis le jeune guerrier ; qu’au fort de la mêlée ta voix arrive à son oreille ; car la bataille devant toi ne roule point inobservée, ô briseur de boucliers ! »

À ces mots, il s’avance vers les rocs escarpés de Cormul. Le roi des héros marche à pas lents, et à chacun de ses mouvements la lumière jaillit de son bouclier. Ses regards se portent de côté vers la bruyère, où les lignes de l’armée se forment et s’avancent. Ses cheveux à moitié blanchis flottent gracieusement autour de ses traits augustes, maintenant éclairés d’une terrible joie. Tout-puissant est le chef ! Sombre et à pas lents je marchais derrière lui. Tout à coup accourt vers moi le redoutable Gaul. Son bouclier pendait négligemment à sa courroie ; en hâte il parle ainsi à Ossian : « Fils de Fingal, attache ce bouclier, attache-le sur le côté de Gaul ; l’ennemi pourra l’apercevoir et croira que j’ai levé la lance. Si je succombe, que mon tombeau soit caché dans la plaine, car je tomberai sans gloire : mon bras ne peut lever la lance ! Qu’Évir-choma l’ignore, car elle en rougirait sous le voile de ses cheveux. Fillan, les puissants nous contemplent ! N’oublions pas le combat ! Descendraient-ils de leurs collines pour rallier notre armée en déroute ? »

Il s’avance au bruit de son bouclier, et ma voix le suit à mesure qu’il s’éloigne : « Le fils de Morni, dans Érin, peut-il tomber sans gloire ? Mais les actions des braves sont oubliées d’eux-mêmes ; ils s’élancent insoucieux sur les champs de la renommée, et jamais on ne les entend se vanter de leurs hauts faits ! »

Je me réjouissais dans la marche du chef. Je montai au rocher du roi : c’est là qu’il est assis, les cheveux flottants, au milieu des vents de la montagne.

Les armées, en deux sombres files, se penchent l’une vers l’autre, sur les rives du Lubar. Ici, colonne de ténèbres, s’élève Foldath : là, brille la jeunesse de Fillan. Chacun d’eux, sa lance dans le torrent, fait retentir au loin la voix de la bataille. Gaul frappe le bouclier de Selma. Tous, à la fois, se plongent dans le combat : l’acier réfléchit son éclat sur l’acier. Les armées, sur la plaine, brillent comme deux torrents qui, du haut de deux rocs sourcilleux, tombent et confondent leur écume ! Voyez ! il vient, le fils de la gloire ! Il couche les hommes sur le sol ! La mort autour de lui s’est assise sur les vents. Tes pas, ô Fillan, sont jonchés de guerriers !

Rothmar, le bouclier des guerriers, se tenait entre deux rochers crevassés. Deux chênes que les vents ont inclinés étendent leurs branches de chaque côté. Il roule de sombres regards sur Fillan, et, silencieux, il couvre ses amis. Fingal vit s’approcher l’instant du combat, et l’âme de ce héros en fut émue. Mais, comme la pierre de Loda[17] se détache et tombe tout à coup du sommet chancelant du Druman-ard, quand les esprits soulèvent la terre dans leur courroux, ainsi tomba Rothmar au bleu bouclier.

Non loin de là sont les pas de Culmin. Le jeune guerrier s’avance en fondant en larmes. Plein de rage, il coupe l’air de son épée, impatient de mêler ses coups à ceux de Fillan. Il avait bandé l’arc pour la première fois avec Rothmar sur le rocher de son bleu torrent natal. C’est là qu’ils remarquaient ensemble le gîte des chevreuils, quand les rayons du soleil glissaient sur la fougère. Pourquoi, fils de Culallin, pourquoi, Culmin, te précipites-tu sur ce rayon de lumière ? C’est un feu qui consume. Fils de Culallin, retire-toi ! Vos pères n’étaient point égaux dans la lutte étincelante des champs de bataille !

La mère de Culmin est restée dans sa demeure ; elle jette les yeux sur la course bleue du Strutha : un noir tourbillon se lève sur le torrent et tourne autour de l’ombre de son fils[18]. Ses chiens hurlent à leur place ; son bouclier est sanglant dans son palais. — « Es-tu tombé, ô mon fils à la blonde chevelure, dans la funeste guerre d’Érin ? »

Lorsqu’une biche, blessée secrètement, se couche pantelante aux bords de ses ruisseaux accoutumés, le chasseur examine ses pieds légers comme le vent et se rappelle son agilité fière et bondissante naguère : ainsi, sous les yeux de Fillan, repose étendu le fils de Cul-allin : ses cheveux roulent dans un faible torrent, son sang ruisselle sur son bouclier, et sa main tient encore l’épée qui l’a trahi au milieu du danger. — « Tu es tombé, dit Fillan, avant que ta gloire fut connue ! Ton père t’envoya à la guerre ; il s’attend à entendre parler de tes exploits : vieux peut-être il se tient aux bords de ses torrents, et ses yeux se tournent vers Moi-lena ; mais tu ne reviendras pas avec les dépouilles de l’ennemi vaincu. »

Devant lui, Fillan chassait Érin qui fuyait sur la plaine retentissante. Mais homme sur homme, les guerriers de Morven tombent devant la sombre et sanglante fureur de Foldath, qui répandait sur le champ de bataille le rugissement de la moitié de ses tribus. Dermid en courroux s’arrête devant lui, et les enfants de Selma se rassemblent autour de leur chef ; mais son bouclier est fendu par Foldath, et son peuple s’enfuit sur la bruyère.

Enfin, dit l’ennemi dans son orgueil, ils ont fui ! ma gloire commence ! Va, Malthos, va dire à Cathmor de garder les bords de l’Océan, pour que Fingal n’échappe point à mon épée. Il faut qu’il soit couché sur la terre ! Près de quelque marais on verra sa tombe ; elle s’élèvera sans un chant funèbre, et son ombre planera dans le brouillard sur l’étang que des roseaux. »

Malthos l’écoutait avec un doute de plus en plus sombre ; il roulait ses yeux en silence ; il connaissait la présomption de Foldath. Il lève les yeux et voit Fingal sur sa colline : il se retourne aussitôt d’un air sombre et plein de doute, et replonge son épée au milieu du combat.

Dans l’étroite vallée de Clono, où deux arbres s’inclinent sur le torrent, sombre dans sa tristesse, se tenait le fils silencieux de Duthno. Le sang coule du flanc de Dermid ; son bouclier est brisé près de lui et sa lance s’appuie contre une pierre. Pourquoi, Dermid, pourquoi si triste ?

« J’entends le rugissement de la bataille, mes guerriers sont seuls ; mes pas sont lents sur la bruyère et je n’ai plus de bouclier. — Triomphera-t-il ? ce ne sera que lorsque Dermid aura été renversé ! Je veux te défier, ô Foldath ! et te combattre de nouveau. »

Il saisit sa lance avec une joie terrible. Le fils de Morni arrive : « Arrête, fils de Duthno, arrête ! Tes pas laissent des traces de sang ; tu n’as plus de bouclier : pourquoi veux-tu tomber sans armes ? » — « Fils de Morni, donne-moi ton bouclier ; souvent il a fait reculer la bataille ; j’arrêterai ce chef dans sa course ! Fils de Morni, vois cette pierre qui lève sa tête grise au-dessus des herbes : là repose un chef de la race de Dermid ; place-moi là pendant la nuit. »

Il monte lentement sur la colline et contemple la confuse mêlée où les rangs étincelants de la bataille sont brisés et rompus de toutes parts. Comme ces feux éloignés qu’on voit la nuit sur la bruyère, tantôt paraissant perdus dans la fumée, tantôt élevant leurs torrents enflammés sur la colline, selon que les vents soufflent ou s’apaisent ; ainsi la bataille indécise se déploie sous les yeux de Dermid au large bouclier. À travers l’armée, Foldath se fraie un chemin, semblable à quelque noir vaisseau sur les vagues d’hiver, lorsqu’il s’élance d’entre deux îles pour bondir sur le vaste Océan.

Dermid contemple sa course avec fureur ; il tâche de s’élancer vers lui, mais il s’affaisse au milieu de ses pas et de larges larmes coulent de ses yeux. Il fait résonner le cor de son père ; trois fois il frappe son bouclier, trois fois il défie Foldath et l’appelle du sein de ses tribus rugissantes. Foldath voit le chef avec joie et lève dans l’air sa lance ensanglantée. Semblable à un rocher où sont restées les traces des torrents fangeux qui ont roulé sur ses flancs pendant un orage, le sombre chef de Moma est tout souillé du sang qui a rejailli sur lui. Les armées, de chaque côté, s’écartent de la lutte des rois. Ils lèvent en même temps leurs lances étincelantes. Impétueux, arrive Fillan de Selma. Foldath recule de trois pas en arrière, ébloui par ce rayon de lumière qui semble sortir d’un nuage pour sauver le héros blessé ; se recueillant dans son orgueil, il s’arrête et rassemble toutes ses forces.

Comme deux aigles aux vastes ailes se rencontrent au milieu des vents dans une lutte effrénée, tels, sur Moi-lena, les deux chefs s’élancent dans un combat horrible. Tour à tour les deux rois[19] s’avancent sur leurs rochers, car la guerre ténébreuse va bientôt descendre sur leurs épées. Cathmor, sur sa verte colline, ressent la joie des guerriers ; leur joie secrète, quand les dangers s’élèvent pour atteindre à leurs âmes. Son œil n’est point tourné vers le Lubar, mais sur le terrible roi de Selma qu’il voit, se levant dans ses armes, sur le sommet du Mora.

Foldath tombe sur son bouclier : la lance de Fillan a percé le roi. Ce jeune héros ne regarde pas le vaincu, mais poursuit sa course à travers la bataille. Alors s’élèvent les cent voix de la mort, « Arrête, fils de Fingal, suspends ta course ! ne vois-tu pas cette forme étincelante, terrible présage de mort ? Du roi d’Érin n’éveille point le courroux ! Reviens, fils de Clatho aux yeux bleus ! »

Malthos voit Foldath abattu. Tristement il se penche sur le héros et la haine s’éloigne de son âme : il ressemblait au rocher du désert, des flancs noirs duquel l’eau tombe goutte à goutte quand le brouillard s’en est lentement retiré, et que tous ses arbres sont flétris par les vents. Il interroge le héros mourant sur sa dernière demeure : « Ta pierre grise s’élèvera-t-elle dans Ullin ou dans le pays boisé de Moma, où le soleil ne regarde qu’en secret les ondes bleues du Dalrutho ? C’est là que demeure ta fille, Dardu-lena aux yeux bleus ! »

« Me la rappelles-tu, répondit Foldath, parce que je n’ai point de fils, point de jeune guerrier pour rouler les ennemis devant lui, en vengeance de moi ? Malthos, je suis déjà vengé ! Dans le combat je n’étais pas inactif. Élève autour de mon étroite demeure les tombeaux de ceux que j’ai tués : souvent j’abandonnerai les vents pour me réjouir sur leurs tombes, en les voyant autour de moi dispersées et couvertes de longues herbes sifflantes. »

Son âme s’envola vers les rêves de Dardu-lena, dans la vallée de Moma, où, de retour de la chasse des chevreuils, elle dormait près du torrent de Dal-rutho. Son arc détendu est près de la jeune fille, et la brise couvre son sein de sa longue chevelure : vêtue de la beauté de la jeunesse reposait l’amour des héros. Sombre et se penchant vers elle, son père blessé semblait sortir de la lisière du bois ; tantôt il se montrait, et tantôt il se cachait dans le brouillard. Fondant en larmes, elle se leva ; elle savait que le chef n’était plus. Sur elle descendit un rayon de son âme, tandis qu’elle se repliait dans son nuage orageux,… Tu fus la dernière de sa race, ô Dardu-lena aux yeux bleus !

Bolga en fuite se disperse et roule de tous côtés sur les bords du Lubar. Fillan s’attache à ses pas ; de morts il jonche la bruyère ; Fingal se réjouit dans son fils… Cathmor au bouclier bleu s’est levé !

Fils d’Alpin, apporte la harpe et confie aux vents les louanges de Fillan ; que ses louanges retentissent à mes oreilles, tandis qu’il brille encore dans la guerre.

« Sors, ô Clatho aux yeux bleus ! sors de ta demeure et contemple ton jeune astre ! L’armée s’est flétrie sous sa course : mais ne le regarde plus ; il s’est obscurci ! Réveillez les sons légers et tremblants de la harpe, réveillez-les, ô jeunes vierges ! Ce n’est point un chasseur qui descend de l’humide retraite des biches bondissantes : il ne tend point son arc contre les vents ; il ne lance point au hasard ses flèches aux plumes grises. Enveloppé dans la guerre sanglante, voyez contre ses flancs se briser la bataille. S’avançant au milieu des rangs de la mêlée, il verse la mort sur des milliers d’ennemis. Fillan est semblable à un esprit du ciel qui descend des ailes des vents : il marche de vague en vague et ses pas sont sentis par l’Océan troublé ; il laisse derrière lui un sentier lumineux, et les îles secouent leurs têtes sur les mers bondissantes. Sors, ô Clatho aux yeux bleus, sors de ta demeure ! »

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LIVRE SIXIÈME.


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Argument.

Ce livre s’ouvre par un discours de Fingal qui voit Cathmor descendre pour soutenir son armée en déroute. Le roi envoie Ossian au secours de Fillan, et lui-même se retire derrière le rocher de Cormul pour éviter spectacle du combat de son fils et de Cathmor. Ossian s’avance. Description de la descente de Cathmor ; il rallie son armée, recommence le combat et attaque Fillan avant qu’Ossian ait pu arriver. À l’approche d’Ossian le combat cesse entre les deux héros. Ossian et Cathmor se préparent à combattre, mais la nuit survient et les sépare. Ossian revient à l’endroit où Fillan et Cathmor ont combattu, il trouve Fillan mortellement blessé et appuyé contre un rocher. Leur entretien. Fillan meurt. Ossian porte son corps dans une caverne voisine. L’armée Calédonienne retourne vers Fingal. Il interroge ses guerriers sur le sort de son fils et, comprenant qu’il est mort, il se retire en silence au rocher de Cormul. Après la retraite de l’armée de Fingal, les Fir-bolgs s’avancent. Cathmor rencontre Bran, l’un des chiens de Fingal, couché sur le bouclier de Fillan, à l’entrée de la caverne où se trouve le corps de ce héros. Ses réflexions à ce sujet. Il revient tout mélancolique à son armée. Malthos tâche de dissiper sa tristesse en lui citant l’exemple de son père Borbar-duthul. Cathmor se retire pour se reposer. Le chant de Sul-malla termine ce livre qui s’arrête vers le milieu de la troisième nuit depuis l’ouverture du poème.


« Cathmor se lève sur sa colline ! Fingal prendra-t-il l’épée de Luno ? Mais que deviendrait ta gloire, ô fils de la blanche Clatho ? De Fingal ne détourne point tes yeux, belle fille d’Inistore ! Je n’éteindrai pas ton jeune astre ; il brille dans mon âme ! Lève-toi, Mora que couvrent les forêts, lève-toi entre la bataille et moi ! Fingal ne doit point contempler le combat, de peur de voir tomber son guerrier aux cheveux bruns ! À tes chants, ô Carril, joins les sons de ta harpe tremblante. Ici, sont les voix des rochers ; là, les chutes brillantes des eaux. Père d’Oscar, lève ta lance et défends le jeune dans les armes. Mais cache tes pas à Fillan : il ne faut pas qu’il sache que j’ai douté de son glaive. Nul nuage, ô mon fils, ne s’élèvera de moi pour ternir ton âme de feu ! »

Fingal disparaît derrière son rocher aux chants mélodieux de Carril. Rayonnant dans mon âme qui grandit je prends la lance de Témora. Je vois sur Moi-lena les bonds sauvages de la bataille ; la lutte de la mort dans les rangs étincelants, rompus et brisés de toutes parts. Fillan est un rayon de flamme et d’aile en aile s’étend sa course dévastatrice. Les rangs de la guerre se fondent devant lui et se dissipent comme la fumée dans la plaine !

Mais Cathmor s’avance dans l’armure des rois ! Une aile d’aigle flotte sombrement sur son casque de feu. Il marche insoucieux et calme, comme s’il allait à la chasse dans Érin. De temps en temps il élève sa voix terrible. Ses guerriers confus se rallient autour de lui ; comme un torrent, leurs âmes reviennent et ils s’étonnent des pas de leur terreur. Cathmor se lève devant eux, comme le rayon du matin sur la bruvère hantée par les esprits : le voyageur se retourne et regarde en baissant les yeux la plaine des fantômes. Soudain, du rocher de Moi-lena, Sul-malla descend à pas tremblants. Un chêne fait tomber de sa main la lance qu’elle tenait inclinée ; car ses yeux alors, du milieu de ses boucles flottantes, étaient tournés vers le roi ! Ce n’est point une lutte innocente que tu vois devant toi ! Ce n’est point la joute légère des arcs, à laquelle se livrait, sous les yeux de Conmor, la jeunesse d’Inis-huna !

Comme le rocher de Runo qui arrête à leur passage les rapides nuées et semble, dans les ténèbres amoncelées, grandir sur l’humide bruyère ; ainsi le chef d’Atha paraît plus grand au milieu des guerriers qui se pressent autour de lui. Les paroles de Cathmor font avancer ses guerriers de toutes parts, comme les souffles de plusieurs vents chassent devant eux les vagues bleues de la mer. Fillan, sur sa colline, n’est point silencieux ; il mêle ses paroles au bruit de son bouclier. Il semblait un aigle aux ailes bruyantes, appelant les vents à son rocher quand il voit les chevreuils sortir sur la verte plaine de Lutha !

Les voilà qui s’avancent et combattent ! La mort élève ses cent voix ! Les rois, de chaque côté, enflammaient les âmes de leurs guerriers. Je m’élance dans la plaine. Des rochers escarpés et de grands arbres s’élevaient entre la bataille et moi. Mais j’entendais le bruit du fer au milieu du cliquetis de mes armes. Je monte, rayonnant, sur la colline, et je vois l’une de l’autre reculer les armées. Elles reculent et se lancent de farouches regards. Les deux rois aux boucliers bleus étaient engagés dans une lutte terrible ! Sombres et majestueux, à travers les éclairs de l’acier, on voyait combattre les héros ! Mes craintes pour Fillan passent brûlantes à travers mon âme, je m’élance, j’arrive. Cathmor ne recule point ; il n’avance point ; mais il fait quelques pas de côté ! Froid et majestueux il ressemblait à un rocher de glace. Je rappelle tout mon courage. Nous nous avançons en silence, chacun de notre côté du torrent, puis, nous retournant tout à coup, nous levons en même temps nos lances acérées ! Nous levons nos lances, mais la nuit descend. Il fait nuit et silence partout, excepté sur la bruyère où retentissent les pas des armées qui s’éloignent !

J’arrive à l’endroit où Fillan a combattu. Nulle voix, nul son ne s’y faisait entendre : un casque brisé, un bouclier fendu en deux reposent sur la terre. Où es-tu Fillan, où es-tu jeune chef de Morven ? Appuyé contre un rocher qui penche sa tête grise sur le torrent, il m’entend : il m’entend, mais il reste morne et sombre. Enfin, j’aperçus le héros !

« Pourquoi restes-tu ainsi enveloppé dans les ténèbres, ô fils des forêts de Selma ? Brillant, ô mon frère, est le chemin que tu t’es frayé dans cette plaine obscure ! Longue a été ta lutte dans la bataille, mais à présent résonne le cor de Fingal. Monte vers le nuage de ton père, monte vers la colline de ses fêtes, où, assis dans le brouillard du soir, il écoute les sons de la harpe de Carril. Viens, jeune briseur de boucliers, viens porter la joie à ce vieillard ! »

« Le vaincu peut-il porter la joie ? Ossian, je n’ai plus mon bouclier ; il repose brisé sur la plaine ! l’aile d’aigle de mon casque est déchirée. C’est quand l’ennemi fuit devant eux qu’un père se réjouit dans ses fils. Mais il soupire tout bas quand leurs jeunes guerriers sont vaincus, Non ! Fillan ne verra point le roi ! Pourquoi ce héros gémirait-il ? »

« Fils de Clatho aux yeux bleus, ô Fillan, ne reveille point la douleur de mon âme ![20] N’étais-tu pas devant Fingal une flamme dévorante ? Et comment ne se réjouirait-il pas ? Une telle gloire n’appartient point à Ossian et cependant pour lui, le roi fut toujours un soleil. Avec joie il contemple mes pas et des ombres jamais ne me voilent sa face ! Monte, ô Fillan, sur la colline de Mora. Sa fête est étalée sous les voiles de ces brouillards. »

« Ossian, donne-moi ce bouclier brisé et ces plumes dispersées par les vents ; place-les auprès de Fillan afin qu’il perde moins de sa gloire. Ossian, je commence à défaillir. Pose-moi dans la caverne de ce rocher. Sur moi n’élève aucune pierre de crainte qu’on ne s’informe de ma renommée. Je suis tombé dans la première de mes batailles, et je suis tombé sans gloire ! Que ta voix seule réjouisse mon âme errante. Pourquoi les bardes sauraient-ils où repose le rayon éclipsé de Clatho ? »

« Ton âme s’est envolée sur les tourbillons des vents, ô Fillan, jeune briseur de boucliers ! Que la joie suive mon héros dans les plis de ses nuages. Les ombres de tes pères, ô Fillan, se penchent pour recevoir leur fils. Je vois sur le Mora s’étendre leurs météores ; je vois les nuages bleus qui les couronnent. Que la joie aille à ta rencontre, ô mon frère ! Pour nous, nous sommes tristes et sombres ! Je vois le vieillard environné d’ennemis, je vois la décadence de sa gloire. Tu restes seul dans le champ des combats, ô roi de Selma, ô roi aux cheveux blancs ! »

Je déposai Fillan dans la caverne du rocher, près le rugissement du nocturne torrent. Une étoile rouge brillait sur le héros, et le vent, par intervalles, soulevait ses cheveux. J’écoute : je n’entends aucun souffle : le jeune guerrier s’est endormi pour toujours ! Comme un éclair sur la nue une pensée passe à travers mon âme. Mes yeux roulent dans le feu ; je marche à grands pas et mes armes retentissent. « J’irai te trouver, roi d’Érin ! au milieu de tes mille guerriers, je t’irai trouver ! Pourquoi m’échapperait-il, ce nuage qui vient d’éteindre notre jeune astre ? Sur vos collines, ô mes pères, allumez vos météores, éclairez mes pas audacieux ! Je veux consumer dans mon courroux… — Mais ne dois-je pas revenir ? Le roi est sans enfants ! vieux et en cheveux blancs, il est seul au milieu de ses ennemis ! Son bras n’est plus ce qu’il fut autrefois, et sa gloire s’obscurcit dans Érin. Ah ! que je ne le voie pas couché sur son dernier champ de bataille ! — Mais puis-je revenir vers le roi ? Ne m’interrogera-t-il pas sur son fils ? » Tu devais défendre le jeune Fillan. » — Ah ! Ossian ira trouver l’ennemi ! Verdoyante Érin, le bruit de ta marche est agréable à mon oreille. Je vais fondre sur les rangs de ton armée pour éviter les regards de Fingal ! — Mais j’entends la voix du roi sur la cime brumeuse du Mora ! Il appelle ses deux fils ! Dans ma douleur, j’accours, ô mon père, j’accours comme l’aigle que la flamme de la nuit a surpris dans le désert et qu’elle a dépouillé de la moitié de ses ailes ! »

Les rangs brisés de l’armée de Morven sont dispersés sur le Mora à quelque distance du roi. Ils détournent les yeux et chacun se penche tristement sur sa lance de frêne. Le roi, au milieu d’eux, se tenait silencieux : pensées sur pensées roulaient dans son âme, comme la vague suit la vafjue écumante dans un lac des montagnes. Il regardait et ne voyait aucun de ses fils paraître avec sa longue lance étincelante. Les soupirs se pressent dans son âme ; mais il cache sa douleur. Enfin, j’arrive et m’arrête sous un chêne, mais ma voix ne se fait point entendre. Que pouvais-je dire à Fingal dans son heure d’affliction ? Enfin, sa voix s’élève au milieu de son peuple et ses guerriers reculent à ses paroles.

« Où est le fils de Selma, où est celui qui vous commandait dans le combat ? Je ne le vois point, avec mon armée, revenir du champ de bataille. Est-il tombé le jeune et bondissant chevreuil que l’on voyait si beau sur mes collines ? Il est tombé ! car vous gardez le silence. Il est brisé, le bouclier de la guerre ! Qu’on m’apporte son armure et l’épée de Luno. Je veille, cette nuit, sur ma colline : avec le jour je descends au combat ! »

Sur le haut du rocher de Gormul un chêne flamboie au vent. Les voiles gris du brouillard roulent autour de la flamme. C’est là que dans sa fureur le roi porte ses pas. Quand son âme brûlait de combattre il se retirait toujours à quelque distance de l’armée. Élevé sur deux lances est suspendu son bouclier, ce signal étincelant de la mort ; ce bouclier que pendant la nuit, il avait coutume de frapper, avant de s’élancer au combat. Ses guerriers savaient alors que le roi devait lui-même les conduire à l’ennemi ; car ce bouclier ne se faisait jamais entendre qu’au réveil du courroux de Fingal. Ses pas sont inégaux sur la colline : il brille à la clarté du chêne. Il est terrible comme le fantôme de la nuit, lorsqu’il revêt de vapeurs ses gestes sauvages, et que, s’élançant sur l’Océan trouble, il monte sur le char des vents.

Érin, Océan de guerre, ne s’était point encore remis de la tempête. Ses flots de guerriers brillaient à la clarté de la lune, et, murmurant sourdement, roulaient encore sur la plaine. Seul, Cathmor les devançait sur la bruyère : il poursuivait la fuite de l’armée de Morven. Il arrive à la caverne où Fillan, dans l’obscurité, était couché sur la mousse. Un arbre se penchait au-dessus du torrent qui étincelait sur le rocher. Sur la rive brillait aux rayons de la lune le bouclier brisé du fils de Clatho ; et tout auprès, sur l’herbe, reposait Bran aux pieds velus. Il n’avait point trouvé le chef sur la colline de Mora et l’avait cherché, guidé par le vent. Il croyait que le chasseur aux yeux bleus dormait ; il s’était couché sur son bouclier. Nulle brise ne soufflait sur la bruyère, qui ne fût connue du rapide Bran.

Cathmor vit le chien à la blanche poitrine ; il vit le bouclier brisé. La tristesse descendit sur son âme ; il se rappela la chute des guerriers. — « Ils viennent et passent comme les torrents ; une autre génération leur succède. Mais quelques-uns en passant, de leurs noms glorieux, marquent les champs de la guerre. La plaine leur appartient pendant le cours des noires années, et quelque bleu torrent y roule ses ondes à leur gloire. Puisse le chef d’Atha être de ce nombre quand il sera étendu sur la terre ! Puisse souvent la voix des temps futurs rencontrer Cathmor dans les airs, quand il marchera d’un vent sur l’autre vent, ou qu’il se cachera sous l’aile de la tempête ? »

Les enfants de la verte Érin se rassemblent autour du roi pour entendre la voix de sa puissance. À distances inégales ils inclinent leurs visages joyeux vers la lumière du chêne. Les terribles ont été repoussés et le Lubar serpente de nouveau au milieu de leur armée. Cathmor était ce rayon venu du ciel qui brilla quand son peuple était dans les ténèbres. Honoré, il se tenait au milieu de ses guerriers, et leurs âmes, avec ardeur, se levaient autour de lui. Le roi seul ne montrait aucune joie : il n’est point étranger à la guerre !

Pourquoi le roi est-il si triste ? dit Malthos à l’œil d’aigle. Reste-t-il quelque ennemi sur les rives du Lubar ? En est-il un parmi eux qui puisse lever la lance ? Ton père, Borbar-duthul, le roi des lances, n’était pas si paisible ; sa rage était un feu qui brûlait toujours, et grande était sa joie à la chute de ses ennemis. Le héros aux cheveux gris passa trois jours en fête quand il apprit que Calmar n’était plus, Calmar qui, venu de Lara des torrents, combattait pour la race d’Ullin. Souvent il toucha de ses mains le glaive qu’on lui disait avoir percé son ennemi ; il le touchait de ses mains, car la lumière avait abandonné ses yeux. Cependant, pour ses amis, ce roi était un soleil, une brise qui caressait leurs branches. La joie l’environnait dans son palais ; il aimait les fils de Bolga ; son nom se conserve dans Atha comme le souvenir des fantômes, dont la présence était terrible, mais dissipait la tempête. Maintenant que les voix d’Érin[21] relèvent l’âme du roi, de celui qui a brillé quand la bataille était noire, et qui a terrassé le puissant ! Fonar, du sommet grisâtre de ce rocher, répands l’histoire des temps passés sur l’armée d’Érin dont les vastes flots se calment à l’entour. »

« Non, dit Cathmor, aucun chant ne s’élèvera pour moi et Fonar n’ira pas s’asseoir sur le rocher du Lubar. C’est là que reposent les puissants : ne troublons point leurs ombres errantes. Loin de moi, Malthos, loin de moi, les chants mélodieux d’Érin. Je ne me réjouis point de la chute de l’ennemi, quand il a cessé de lever la lance. Avec le jour nous verserons nos forces dans la plaine. Fingal veille sur sa bruyante colline.

Semblables aux vagues repoussées par des vents subits, les guerriers d’Érin se retirent à la voix de leur roi. Dans la plaine de la nuit ils roulent et répandent leurs bourdonnantes tribus. De distance en distance, chaque barde, avec sa harpe, s’est assis sous son arbre. Ils élevaient la voix, ils touchaient les cordes, chacun pour le chef qu’il aimait. Devant un chêne brûlant, Sul-Malla, de temps en temps, touchait aussi sa harpe. Elle touchait la harpe et s’interrompait pour écouter dans ses cheveux les brises de la nuit. Non loin d’elle, dans l’obscurité, le chef d’Atha reposait sous un arbre antique. La lueur du chêne ne donnait point sur lui ; il voyait la jeune fille, mais n’en était pas vu. Son âme s’attendrit en secret quand il l’aperçut, les yeux remplis d’effroi. « Mais la bataille est devant toi, fils de Borbar-duthul ! »

Suspendant par moments les sons de sa harpe, elle écoutait si les guerriers dormaient. Son âme était pleine ; il lui tardait de répandre en secret le chant de sa propre tristesse. La plaine est silencieuse. Sur leurs ailes les vents de la nuit se retirent ; les bardes ont cessé leurs chants, et les rouges météores serpentent avec leurs fantômes. Le ciel devient obscur ; les ombres des morts se confondent avec les nuages. Mais la fille de Conmor se penche insoucieuse sur la flamme expirante ; car toi seul es dans son âme, ô vaillant chef d’Atha ! Elle touche la harpe, et entre chaque pause s’élève la voix de son chant.

« Clun-galo[22] vint et ne trouva plus sa fille. Où es-tu, rayon de lumière ? Chasseurs, de vos rochers couverts de mousse, avez-vous vu la beauté aux yeux bleus ? ses pas sont-ils sur la verte Lumon, près du lit des chevreuils ? Ah ! malheureuse, j’aperçois son arc dans le palais ! Où es-tu, rayon de lumière ? »

« Cesse, ô bien-aimée de Conmor, cesse tes plaintes ! Je n’entends point ta voix sur la bruyère. Mon œil est tourné vers le roi, dont la course est terrible dans la guerre ; vers celui pour qui mon âme est éveillée aux heures de mon repos. Profondément plongé dans le sein de la guerre, il ne me voit point du haut de son nuage. Pourquoi, soleil de Sul-malla, pourquoi ne me regardes-tu pas ? Je suis ici dans les ténèbres ; sur moi flotte lourdement la vapeur des brouillards ; mes cheveux sont remplis de rosée : regarde-moi du haut de ton nuage, ô soleil de l’âme de Sul-malla ! »

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LIVRE SEPTIÈME.


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Argument.

Ce livre commence vers le milieu de la troisième nuit depuis l’ouverture du poème. Le poète décrit une espèce de brouillard qui, pendant la nuit, s’élevait du lac de Lego, et était le séjour habituel des âmes des morts, durant l’intervalle qui s’écoulait entre leur décès et leur chant funèbre. Apparition de l’ombre de Fillan sur la caverne où se trouvait son corps. Sa voix arrive à Fingal sur le rocher de Cormul. Le roi frappe le bouclier de Trenmor, signe infaillible qu’il devait combattre en personne. L’effet extraordinaire du son de ce bouclier. Sul-malla, reveillée en sursaut, éveille Cathmor. Leurs discours touchants. Elle le presse de faire la paix : il persiste à continuer la guerre. Il engage Sul-malla à se retirer dans la vallée voisine de Lona, où demeurait un vieux druide, jusqu’à la fin de la bataille qui devait se livrer le lendemain. Il réveille son armée en frappant sur son bouclier. Description de ce bouclier. Le barde Fonar, à la demande de Cathmor, raconte le premier établissement des Fir-bolgs en Irlande, sous leur chef Larthon. Le jour vient. Sul-malla se retire dans la vallée de Lona. Un chant lyrique termine ce livre.


Des ondes du Leffo, qu’environnent les bois, s’élèvent de temps à autre d’épais et gris brouillards, lorsque les portes de l’Occident sont fermées sur l’œil d’aigle du soleil. Au loin, sur le torrent de Lara, se répand la sombre et profonde vapeur, et la lune, comme un obscur bouclier, nage à travers ses plis. Les esprits des vieux jours revêtent de cette vapeur leurs gestes subits sur les vents, lorsqu’ils marchent, de tourbillon en tourbillon, le long de la brumeuse nuit. Souvent, confondus avec les vents, sur la tombe de quelque guerrier, ils roulent le brouillard, gris séjour de son ombre, jusqu’à ce que les bardes aient chanté pour lui.

Un bruit vint du désert : c’était Conar, roi d’Inis-fail. Il roula son brouillard sur la tombe de Fillan, près des eaux bleues et sinueuses du Lubar. Triste et sombre, le fantôme était assis sur son gris nuage de fumée ; le vent quelquefois le roulait sur lui-même, mais l’ombre reparaissait de nouveau ; elle reparaissait, les yeux baissés, dans le sombre ondoiement de sa chevelure de vapeur.

Il faisait noir. Les armées endormies reposaient tranquilles dans les voiles de la nuit. La flamme s’éteignait sur la colline où, seul, Fingal reposait sur son bouclier. Ses yeux étaient à demi fermés par le sommeil. La voix de Fillan arrive : « L’époux de Clatho dort-il ? Le père du vaincu habite-t-il le repos ? suis-je oublié dans le sein des ténèbres, abandonné dans la saison de la nuit ? »

« Pourquoi, dit le roi, te mêles-tu aux songes de ton père ? Puis-je t’oublier, mon fils, puis-je oublier ta course de feu dans le champ de bataille ? Non, les actions des braves ne passent point ainsi sur l’âme de Fingal. Elles n’y brillent point comme l’éclair qui se montre et n’est plus. Je me souviens de toi, Fillan, et mon courroux commence à s’enflammer. »

Le roi prit sa lance meurtrière et frappât son bouclier retentissant, ce bouclier suspendu dans les ténèbres, ce funeste signal du combat. Les fantômes fuient de tous côtés et roulent sur les vents leurs formes ramassées. Trois fois, de la vallée qui serpente, s’élèvent les voix de la mort. Les harpes des bardes, sans être touchées, résonnent tristement sur la colline.

Le roi frappe de nouveau son bouclier, et les combats se lèvent dans les songes de ses guerriers. La bataille aux vastes flots brille dans leurs âmes ; des rois aux boucliers bleus descendent au combat ; des armées fuient en regardant derrière, et de glorieuses actions sont à moitié cachées par l’éblouissant éclat de l’acier.

Mais quand le bouclier retentit pour la troisième fois, les chevreuils s’élancèrent des fentes de leurs rochers ; les oiseaux remplirent le désert de leurs cris aigus et s’envolèrent effrayés sur les vents. Les enfants de Selma s’éveillent à demi et saisissent à moitié leurs lances. Mais le silence se répand de nouveau sur l’armée : elle a reconnu le bouclier du roi ; le sommeil revient sur ses yeux, et la plaine est sombre et tranquille.

Le sommeil, dans cette nuit obscure, n’était point descendu sur tes yeux bleus, ô fille de Conmor ! Sul-malla entend le bouclier terrible et se lève au milieu de la nuit. Ses pas sont vers le roi d’Atha. « Le danger, dit-elle, peut-il ébranler son âme audacieuse ? » Incertaine, elle s’arrête les yeux baissés. Le ciel brûle de toutes ses étoiles[23].

Le bouclier retentit de nouveau. Elle s’élance ; elle s’arrête. Sa voix s’élève à moitié mais expire sur ses lèvres. Elle le voit au milieu de ses armes qui brillent au feu du ciel ; elle le voit caché sous ses cheveux qui flottent sur le vent de la nuit. De crainte elle retourne sur ses pas : « Pourquoi réveillerais-tu le roi d’Érin ? Tu n’es point le rêve de son sommeil, fille d’Inis-huna ! »

Plus terrible encore retentit le bouclier. Sul-malla tressaille. Son casque tombe ; il roule sur le rocher, et du bruit de l’acier résonnent au loin les échos du Lubar. S’arrachant aux songes de la nuit, Cathmor se lève à moitié sous son arbre. Au-dessus de lui, sur le rocher, il voit la forme de la jeune fille. Une étoile rouge aux tremblantes lueurs brillait à travers sa flottante chevelure.

« À travers la nuit qui s’avance vers Cathmor, à l’heure de ses rêves ? M’apportes-tu des nouvelles de guerre ? Qui es-tu, fils de la nuit ? Es-tu quelque ombre des temps passés, une voix descendue du sein d’un nuage pour m’avertir du danger d’Érin ? »

— « Je ne suis point un messager solitaire, ni une voix descendue du sein d’un nuage, dit-elle, mais je viens t’avertir du danger d’Érin. Entends-tu ce bruit ? Ce n’est pas le faible, ô roi d’Atha, qui répand ses signaux sur la nuit. »

« Que le guerrier répande ses signaux, répondit Cathmor, ce sont pour moi les doux sons de la harpe. Ma joie est grande, ô voix de la nuit, elle embrase toutes mes pensées. Voici qu’elle est pendant la nuit la musique des rois sur leurs collines solitaires, quand ces fils des glorieuses actions enflamment leurs âmes intrépides ! Les faibles seuls demeurent dans la vallée des brises, où le brouillard enlève son voile matinal des ondes bleues et sinueuses des torrents. »

« Roi des hommes, ils n’étaient pas faibles les pères de ma race. Ils habitaient le sein de la bataille, dans leurs contrées lointaines. Mon âme cependant ne se plaît point dans les signaux de la mort ! Il s’avance, celui qui ne céda jamais ! oh ! envoie vers lui le barde de la paix ! »

Cathmor, dans ses larmes, était semblable au rocher du désert d’où l’eau tombe goutte à goutte. La voix de Sul-malla passait comme une brise sur son âme et réveillait le souvenir du pays où, près de ses torrents paisibles, elle habitait avant qu’il vînt combattre pour Conmor.

« Fille des étrangers, dit-il (elle, tremblante, se détourna), depuis longtemps j’ai reconnu sous ton armure, le jeune pin d’Inis-huna ! Mais mon âme, me suis-je dit, est enveloppée dans un orage et ce rayon d’amour ne doit se lever pour moi qu’au retour de la paix. Ai-je pâli en ta présence, quand tu m’as invité à redouter le roi ? Le temps du danger, ô vierge, est la saison de mon âme ; car elle grandit alors, et, torrent impétueux, elle me roule à l’ennemi !

« Sous le rocher de Lona que couvre la mousse, non loin de son torrent, blanc sous ses boucles de vieillesse, demeure Clonmal, le roi des harpes. Au-dessus de lui un arbre gémit au vent et les chevreuils bondissent. Le bruit de nos armes arrive à son oreille, tandis qu’il se penche sur les pensées des siècles. Sul-malla, repose-toi dans ce lieu jusqu’à ce que le combat ait cessé ; jusqu’à ce que de retour dans mes armes, je sorte du sein des nocturnes brouillards qui flottent sur Lona, près de la retraite de mon amour. »

Un rayon de joie tomba sur l’âme de la jeune fille : rayonnante, elle se leva devant le roi. Elle tourne vers Cathmor son visage que voilent ses cheveux ondoyants : « L’aigle du ciel serait plutôt détourné de sa course à travers les vents impétueux, quand il voit devant lui sa proie, le jeune fils de la biche bondissante, que toi, ô Cathmor, tu ne serais détourné d’une lutte glorieuse ! Puisse-je, ô guerrier, te voir bientôt sortir du sein des brouillards du soir, quand ils flotteront autour de moi, sur Lona des torrents. Mais pendant que tu seras loin de moi, frappe, ô Cathmor, frappe sur ton bouclier pour que la joie revienne à mon âme assombrie, tandis que je m’appuierai sur la mousse du rocher. Mais si tu succombais ! Je suis sur la terre des étrangers ! Oh ! du sein de ton nuage, fais entendre ta voix à la fille d’Inis-huna ! »

« Jeune branche de Lumon à la tête verdoyante, pourquoi trembles-tu dans la tempête ? Cathmor est souvent revenu des flots sombres de la guerre. Les traits de la mort sont pour moi comme la grêle ; souvent ils ont rebondi contre mon bouclier. Radieux, je suis sorti des combats, comme un météore, d’un nuage orageux. Astre charmant, ne quitte point ta vallée, quand grandira le rugissement de la bataille ; l’ennemi pourrait alors m’échapper, comme autrefois il échappa à mes pères. »

« On apprit à Son-mor que Clunar avait été tué dans un combat par Cormac. Son-mor pleura trois jours sur la mort de son frère. Son épouse, voyant le roi silencieux, prévit qu’il marcherait au combat. Elle prépara son arc en secret pour suivre son héros au bouclier bleu. Pour elle, les ténèbres habitaient dans Atha, quand son roi n’y était pas. De leurs cent torrents descendirent pendant la nuit les enfants d’Alnecma. Ils avaient entendu le bouclier du roi et leur rage s’était éveillée. Dans leurs armes retentissantes ils marchèrent vers les forêts d’Ullin. Son-mor, le chef de l’armée, de temps à autre, frappait son bouclier. Loin derrière eux, Sul-allin les suivait à travers les collines qu’arrosent les torrents. Elle brillait sur la montagne quand ils traversaient les profondes vallées ; mais ses pas étaient majestueux dans les vallées quand ils montaient sur les vertes collines. Elle craignait d’approcher du roi qui l’avait laissée dans Atha. Mais quand s’éleva le rugissement de la bataille, quand l’armée se rua sur l’armée, quand Son-mor rayonnait comme le feu du ciel au milieu des nuages : Sul-allin accourut, les cheveux en désordre, car elle tremblait pour son roi. Il suspendit le combat acharné pour sauver l’amour des héros ! l’ennemi s’enfuit pendant la nuit, et Clunar dormit privé du sang qui devait être versé sur sa tombe.

« Le courroux de Son-mor n’éclata point ; mais ses jours étaient mornes et sombres. Sul-allin, les yeux remplis de larmes, errait aux bords de ses torrents. Souvent elle contemplait le héros, lorsqu’il était enveloppé dans ses pensées ; mais craintive elle évitait ses yeux et portait loin de lui ses pas solitaires. La bataille bientôt éclata comme un orage et emporta les brouillards de son âme. Il vit avec joie les pas de Sul-allin errer dans le palais et ses blanches mains voltiger sur la harpe. »

Le chef d’Atha s’avance dans ses armes vers l’endroit où dans la nuit son bouclier était suspendu ; il était suspendu à une verte branche au-dessus des eaux bouillonnantes du Lubar. Sept bosses s’élèvent sur ce bouclier. Ce sont les sept voix du roi que les vents apportent à ses chefs et que les chefs rendent à toutes leurs tribus.

Sur chaque bosse est représentée une étoile de la nuit : Canmathon aux longs rayons ; Colderna sortant d’un nuage ; Ul-oicho vêtue de brume ; et le doux rayon de Cathlin étincelant sur un rocher. Souriante sur ses ondes bleues Rel-durath cache à moitié sa lumière dans les vagues du couchant. L’œil rouge de Berthin regarde à travers la forêt le chasseur qui revient de nuit, avec les dépouilles du chevreuil bondissant. Au milieu, brille large et sans nuage la lumière de Ton-théna, cette étoile qui guida sur les flots agités, la course de Larthon ; Larthon, le premier de la race de Bolga, qui voyagea sur les vents. Ce roi avait déployé ses blanches voiles vers Inis-fail des torrents ; la nuit obscure déroula devant lui ses voiles de brouillard. Les vents étaient contraires et le roulaient de vague en vague. Alors Ton-théna à la chevelure de feu se leva et sourit du haut de son nuage divisé. Larthon bénit le rayon bien connu qui brillait faiblement sur l’abîme.

Sous la lance de Cathmor résonne cette voix qui réveille les bardes. Ils arrivent de tous côtés errant dans les ténèbres et précédés des sons de leurs harpes. Le roi se réjouit à leur vue, comme le voyageur, dans un jour de soleil, quand il entend le murmure éloigné de quelque frais ruisseau qui tombe, dans le désert, du rocher des chevreuils.

Pourquoi, dit Fonar, entendons-nous la voix du roi aux heures de son repos ? Les fantômes obscurs de tes pères sont-ils descendus dans tes rêves ? Peut-être se tiennent-ils sur ce nuage et attendent-ils les chants de Fonar. Souvent ils descendent dans les plaines où leurs fils doivent lever la lance. Ou bien, notre voix chantera-t-elle pour celui qui ne lève plus la lance ; pour celui qui consumait la bataille,[24] le fils de la verdoyante Moma ? »

Ce nuage des batailles n’est point oublié, ô barde des temps passés. Sa tombe, séjour de la gloire, s’élèvera sur la plaine de Lena. Mais en ce moment ramène mon âme aux siècles de mes pères, aux années où, pour la première fois, ils se levèrent sur les vagues d’Inis-huna. Ce n’est point à Cathmor seul que plaît le souvenir de Lumon que les forêts ombragent ; de Lumon des torrents, le séjour des vierges aux seins blancs ! »

« Lumon[25] des torrents, tu te lèves sur l’âme de Fonar ! Ton soleil est sur tes flancs, sur les rochers de tes arbres inclinés. On voit le chevreuil dans tes genêts touffus ; le cerf y lève sa tête branchue, car il voit, par moments sur la bruyère, le limier qu’elle ne cache qu’à demi. Lents, sur la vallée, sont les pas des jeunes vierges, les filles de l’Arc aux mains blanches. Elles lèvent sur la colline leurs yeux bleus que voilent leurs boucles ondoyantes. Mais ce n’est point là qu’est la marche de Larthon, le chef d’Inis-huna. Dans la baie houleuse de Cluha il monte les vagues sur son noir chêne natal ; ce chêne qu’il a coupé dans les bois de Lumon, pour bondir sur la mer. Les jeunes filles détournent les yeux de peur de voir périr le roi ; car elles n’ont jamais vu un navire, noir chevaucheur des vagues.

« Larthon ose appeler les vents et se mêler aux brumes de l’Océan. La bleue Inis-fail se lève au milieu de la fumée, mais sur les flots descend la nuit au noir manteau. Les fils de Bolga tremblent. Thon-théna à la chevelure de feu se lève, et la baie de Culbin reçoit le navire dans le sein de ses bois qu’habitent les échos. Là, un torrent jaillit de l’horrible caverne de Duthuma, où brillent de temps à autre les formes indéfinies des esprits.

« Les songes descendirent sur Larthon : il vit sept esprits de ses pères, il entendit leurs paroles à demi formées et vit confusément les siècles à venir. Il vit les rois d’Atha, les fils des jours futurs. Sur les champs de bataille ils conduisaient leurs armées, semblables à des colonnes de brouillard que les vents répandent en automne sur les forêts d’Atha.

« Au son des harpes, Larthon éleva le palais de Samla. Il chassa les chevreuils d’Érin aux bords de leurs torrents accoutumés ; mais il n’oublia point Lumon à la tête verdoyante. Souvent il bondissait sur ces mers que Flathal aux blanches mains regardait de la montagne des chevreuils. Lumon aux torrents écumeux, tu te lèves sur l’âme de Fonar ! »

De l’Est se répand la lumière : les montagnes lèvent leurs têtes brumeuses et les vallées montrent de toutes parts le cours sinueux de leurs ruisseaux. Les guerriers de Cathmor entendirent son bouclier : autour de lui ils se lèvent tous ensemble comme la foule des vagues, quand elles commencent à sentir les ailes des vents : ces vagues ne savent point où elles doivent rouler, mais elles lèvent leurs têtes agitées.

Triste et lente, Sul-malla se retire vers Lona des torrents. Elle s’éloigne et souvent se retourne : ses yeux bleus roulent dans les larmes. Mais quand elle parvint au noir rocher qui couvre de son ombre la vallée de Lona, dans l’émotion de son âme elle regarda le roi et disparut aussitôt derrière le rocher.

Frappe tes cordes, fils d’Alpin, et s’il est quelque joie dans la harpe, verse-la dans l’âme d’Ossian ! elle est enveloppée de brouillards. Dans ma nuit, ô barde, je t’entends ! mais interromps tes sons légers et tremblants. Au milieu de ses obscures années, Ossian n’a d’autre joie que la joie de la tristesse !

De la colline des fantômes, ô verte épine qui balances ta tête aux vents de la nuit, je n’entends aucun bruit dans tes rameaux ! N’est-il point quelque esprit dont la robe aérienne frémisse dans tes feuilles ? On voit souvent les morts dans les noirs tourbillons des vents quand la lune, obscur bouclier, sort de l’Orient et roule à travers les cieux.

Ullin, Carril, Ryno, voix des jours du passé ! que je vous entende tandis qu’il fait sombre encore : charmez et réveillez mon âme ! Je ne vous entends pas, ô fils de l’harmonie ! Dans quel palais de nuage vous reposez-vous ? Est-ce aux lieux où le soleil frémissant se lève au-dessus des vertes têtes de ses vagues, que, revêtus des brouillards du matin, vous touchez vos harpes aériennes ?

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LIVRE HUITIÈME.


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Argument.

Le commencement de la quatrième journée, depuis l’ouverture du poème. À travers le brouillard qui couvre le rocher de Cormul, on aperçoit de temps en temps Fingal toujours à la même place où il s’était retiré la nuit précédente. Description de la descente du roi : il ordonne à Gaul, à Dermid, et au barde Carril, d’aller à la vallée de Cluna, chercher Ferad-artho, fils de Cairbar, seul rejeton de la famille de Conar, premier roi d’Irlande, pour le conduire à l’armée Calédonienne. Le roi prend le commandement de l’armée, et se prépare pour le combat. En marchant à l’ennemi, il arrive à la caverne de Lubar, où se trouvait le corps de Fillan. Il voit Bran, le chien de son fils, couché à l’entrée de cette caverne, et sa douleur se renouvelle. Cathmor range l’armée irlandaise en bataille. L’arrivée de ce héros. Description de l’action générale. Exploits de Fingal et de Cathmor. Un orage. Déroute complète des Fir-bolgs. Les deux rois se battent au milieu d’un brouillard sur les rives du Lubar. Leur attitude et leur entretien après le combat. Mort de Cathmor. Fingal remet la lance de Trenmor à Ossian. Cérémonies observées à cette occasion. L’ombre de Cathmor apparaît à Sul-malla, dans la vallée de Lona. Sa douleur. Le soir vient. Une fête est préparée. L’arrivée de Ferad-artho est annoncée par les chants de cent bardes. Le poème finit par un discours de Fingal.


Quand les vents d’hiver ont saisi les ondes du lac de la montagne, quand ils les ont saisies dans une nuit d’orage et les ont revêtues de glace ; blanches à l’œil matinal du chasseur, les vagues semblent encore rouler : il incline l’oreille vers le bruit de chaque vague inégale ; mais chacune d’elles est muette, étincelante et jonchée de branches et de touffes de gazon qui, sur ce fond glacé, se balancent et sifflent au vent. Ainsi brillaient aux rayons du matin les rangs immobiles de l’armée de Morven, tandis que chaque guerrier, de dessous son casque, levait les yeux vers la colline du roi ; la nuageuse colline où Fingal marchait au milieu des brouillards. De temps en temps, dans toutes ses armes, on apercevait la forme agrandie et obscure de ce héros. De pensée en pensée, la bataille se déroulait devant son âme puissante.

Maintenant voici venir le roi ! D’abord on aperçoit l’épée de Luno ; ensuite la lance, sortant à moitié d’un nuage, et enfin le bouclier, encore obscur dans le brouillard. Mais quand du sein des brumes le roi sortit à pas majestueux, ses cheveux blancs et humides de rosée flottant sur le vent ; alors s’élevèrent les cris de son armée et chaque tribu se mit en mouvement. Rayonnants et couverts de leurs boucliers sonores, ils se pressent autour de lui. Ainsi s’élèvent les ondes vertes de la mer autour d’un esprit qui descend du tourbillon des vents. De loin le voyageur entend le bruit ; il lève la tête sur le rocher et promène ses regards sur la baie agitée ; il croit voir confusément le fantôme autour duquel se jouent lourdement les vagues aux vastes dos d’écume.

Dans l’éloignement se tenaient le fils de Morni[26], le descendant de Duthno[27], et le barde de Cona[28]. Nous nous tenions à l’écart, chacun sous notre arbre : nous évitions les yeux du roi ; nous n’avions pas triomphé dans le combat. Un ruisseau coulait à mes pieds ; de ma lance je touchais ses ondes légères ; je les touchais de ma lance, mais l’âme d’Ossian était ailleurs ; sombre, elle s’élevait de pensée en pensée et soupirait profondément.

« Fils de Morni, dit le roi, et toi, Dermid, chasseur des chevreuils, pourquoi restez-vous sombres, ainsi que deux rochers d’où l’eau tombe et ruisselle ? Nulle colère ne s’amasse sur mon âme contre les chefs des hommes. Vous êtes ma force dans le combat et ma joie dans la paix. Ma voix était, le matin, une brise agréable à vos oreilles, lorsque Fillan préparait son arc ; mais le fils de Fingal n’est point ici ; ce n’est pas non plus une chasse aux chevreuils bondissants ! Mais pourquoi, tristes et sombres, les briseurs de boucliers se tiennent-ils loin de moi ? » Majestueux, ils s’avancèrent vers le roi ; ils le virent tourné vers le vent du Mora, et ses larmes coulaient pour son fils aux yeux bleus qui dormait dans la caverne des torrents ; mais, offrant à leurs yeux un visage serein, il parla ainsi aux rois aux larges boucliers :

« Crommal aux rochers verdoyants, à la cime brumeuse, le séjour des vents, verse devant nous le bleu et bruyant torrent de Lubar. Derrière cette montagne le Lavath roule ses eaux claires et si nueuses dans la tranquille vallée des chevreuils. Dans un rocher est une caverne sombre : au-dessus habitent les aigles aux fortes ailes ; à l’entrée, les larges têtes des chênes gémissent aux vents de Cluna. C’est là, qu’au milieu des boucles de la jeunesse, demeure Ferad-artho, le roi aux yeux bleus, le fils de Cairbar d’Ullin. Il écoute la voix de Condan, qui, vieux, se penche dans la faible lumière de la caverne ; il l’écoute, car ses ennemis habitent le palais de Témora. De temps en temps il sort sous le voile des brouillards pour percer les daims bondissants ; mais quand le soleil regarde la plaine, il n’est ni sur les rochers, ni sur les rives des torrents. Il évite la race de Bolga, qui demeure dans le palais de son père. Dites-lui que Fingal lève la lance et que ses ennemis succomberont peut-être. Ô Gaul, lève ton bouclier devant lui ! Dermid, présente-lui la lance de Témora ! Que ta voix, ô Carril ! raconte à ses oreilles les exploits de ses pères ! Conduisez-le sur la verte Moi-lena, sur la plaine obscure des fantômes ; car c’est là qu’à travers les rangs de la guerre je vais me précipiter au combat. Avant que la nuit obscure descende, montez sur la haute cime de Dun-mora[29], et, à travers les voiles gris du brouillard, jetez les yeux sur Lena des torrents ; si vous y voyez mon étendard flotter dans le vent sur les eaux brillantes du Lubar, c’est que Fingal alors n’aura pas succombé dans sa dernière bataille. »

Telles furent ses paroles, et, sans répondre, les rois s’éloignèrent en silence. De côté, ils regardaient l’armée d’Érin et devenaient plus sombres à mesure qu’ils s’en allaient. Jamais, avant ce jour, ils n’avaient quitté le roi dans le champ orageux des batailles. Derrière eux, touchant sa harpe de temps en temps, marchait Carril aux cheveux blancs : il prévoyait la chute des guerriers, et son chant était lugubre comme la brise qui souffle par moments sur les roseaux du lac de Lego, quand le sommeil descend à moitié sur le chasseur couché sur la mousse de sa caverne.

« Pourquoi, dit FingaI, le barde de Cona se penche-t-il en silence aux bords de son torrent. Est-ce ici le temps de la tristesse, ô père d’Oscar qui n’est plus ! Que le souvenir des guerriers ne revienne qu’avec la paix et lorsqu’on n’entend plus le bruit des boucliers ! Dans ta tristesse, penche-toi alors sur le torrent où souffle la brise de la montagne ; et que les habitants de la tombe, les ombres aux yeux bleus, passent alors sur ton âme ! Mais Érin aujourd’hui roule au combat ses flots vastes, sombres et courroucés. Lève, Ossian, lève le bouclier : je suis seul, ô mon fils ! »

Comme à la voix subite des vents, le navire, retenu par le calme dans la baie d’Inis-huna, vole au large et chevauche les flots noirs de l’abîme ; ainsi, à la voix de Fingal, Ossian, majestueux, s’élance sur la bruyère.

Il lève, dans l’aile sombre de la guerre, son bouclier brillant, semblable à la lune large et pâle, dans les plis d’un nuage, avant que la tempête s’éveille.

Du Mora, que couvre la mousse, descend à grand bruit la guerre aux vastes ailes. Fingal, roi des torrents de Morven, conduit son peuple au combat. Son aile d’aigle se balance dans l’air et ses cheveux blancs flottent sur ses larges épaules. Sa marche puissante retentit comme le tonnerre. Souvent il s’arrête et regarde rouler derrière lui les vastes flots des brillantes armures. Il ressemble au rocher que la glace a blanchi et dont les bois s’élèvent dans les vents ; des torrents brillants jaillissent de son front et répandent leur écume dans les airs.

Fingal arrive à la caverne où Fillan dort son noir sommeil. Bran est encore couché sur le bouclier brisé : l’aile d’aigle est dispersée par le vent ; brillante sur le genêt flétri étincelle la lance du héros, À cette vue la douleur troubIa l’âme du roi, comme les tourbillons sur un lac en obscurcissent les ondes. Soudain il détourne ses pas et s’appuie sur sa lance inclinée. Bran, à la bIanche poitrine, vient en bondissant de joie au devant des pas connus de Fingal. Il vient, mais il tourne les yeux vers la caverne où repose le chasseur aux yeux bleus ; car il avait coutume d’aller, avec le jour, au lit de rosée du chevreuil. Ce fut alors que coulèrent les larmes du roi, et son âme était sombre. Mais comme le vent qui s’élève, dissipe les pluies d’orage et découvre au soleil les torrents qui blanchissent et les hautes collines aux têtes de verdure ; ainsi le retour de la guerre fait briller l’âme de Fingal. Appuyé sur sa lance il franchit le Lubar et frappe son bouclier sonore. Tous les rangs de son armée s’avancent en même temps avec leurs lances aiguës.

Érin entend leur bruit sans crainte et ses vastes flots descendent et roulent dans la plaine. Le sombre Malthos, à l’une des ailes de l’armée, fronce ses épais sourcils et regarde l’ennemi. Près de lui est Hidalla, ce rayon de lumière ! Vient ensuite le farouche Maronnan aux obliques regards. Cronar au bleu bouclier lève la lance et Cormar livre à la brise son épaisse chevelure. Lentement, de derrière un rocher, s’élève la forme brillante d’Atha. D’abord apparaissent ses deux lances aiguës, ensuite la moitié de son bouclier luisant, semblable au lever d’un météore nocturne sur la vallée des fantômes. Mais quand il parut dans tout son éclat, les armées en même temps se plongèrent dans le combat. Les flots étincelants des lances ondoient de chaque côté.

Quand deux mers agitées, qui sentent les ailes des vents opposés, roulent toutes leurs vagues et se heurtent dans le détroit de Lumon aux flancs hérissés de rochers ; la course obscure des fantômes est sur les montagnes retentissantes ; enlevés par les vents, les bois déracinés tombent dans l’abîme au milieu des sentiers écumants des baleines : ainsi se confondent les armées ! Maintenant c’est Fingal ; maintenant c’est Cathmor qui s’avance ! La sombre tourmente de la mort est devant eux ! L’acier brisé roide en éclats sous leurs pas, et ces rois impétueux abattent à grand bruit les rangs des boucliers. Sous les coups de Fingal Maronnan tombe étendu à travers un torrent ; les ondes s’amoncellent à ses côtés et jaillissent écumantes au-dessus de son bouclier. Clonar est percé par Cathmor, mais le chef n’est point renversé, un chêne, dans sa chute, l’arrête par les cheveux. Son casque roule sur la terre, son large bouclier reste suspendu à sa courroie et ruisselle de son sang. Tla-min pleurera dans sa demeure et frappera son sein gonflé de soupirs !

Ossian, à l’une des ailes de l’armée, n’oubliait point sa lance. De morts il jonchait la plaine. Le jeune Hidalla se présente. — « Douce voix des rives de Clonar, pourquoi lèves-tu le glaive ? Pourquoi ne nous sommes-nous pas rencontrés à la lutte des chants, dans ta vallée des roseaux ! » Malthos le voit tomber, et plus sombre encore se précipite au combat. Des deux côtés du torrent nous nous plongeons dans une lutte terrible. Le ciel roule et s’abaisse ! les voix des vents impétueux éclatent autour de nous. Les montagnes, par instants, sont revêtues de feu. Le tonnerre roule dans le sein des nuages. L’ennemi recule dans les ténèbres ; les guerriers de Morven s’arrêtent éperdus. Cependant, je me penche sur le torrent et le vent siffle dans mes cheveux.

Alors s’élèvent la voix de Fingal et le bruit des ennemis en fuite. De temps en temps, à la lueur des éclairs, je voyais le roi marcher sombrement dans sa puissance. Je frappai mon bouclier sonore et me précipitai sur les pas d’Alnecma. L’ennemi roule devant moi comme un tourbillon de fumée.

Le soleil sort de son nuage : les cent torrents de Moi-lena brillent. Les bleues colonnes de vapeurs s’élèvent lentement le long de la colline étincelante.

Où sont les rois puissants ? Ils ne sont ni près de ce torrent, ni près de cette forêt ! J’entends le cliquetis des armes. Ils combattent dans ce brouillard. Telle est la lutte des esprits dans un nuage nocturne, quand ils se disputent l’empire des vents d’hiver et le roulis des vagues écumantes.

J’accours. La brume grise s’élève. Majestueux et rayonnants ils se tenaient sur les rives du Lubar. Cathmor s’appuyait contre un rocher, et son bouclier à demi détaché recevait l’eau qui tombait de la mousse du rocher. Vers lui s’avance Fingal : il voit le sang du héros ; son épée tombe lentement à son côté ; sombre dans sa joie, il parle :

« Le fils de Borbar-duthul se rend-il ou lève-t-il encore la lance ? Ton nom est connu dans Atha, la verte demeure des étrangers. Il est venu, comme la brise des déserts, à l’oreille de Fingal. Viens à ma colline des fêtes : le puissant succombe quelquefois. Je ne suis point un feu qui dévore l’ennemi terrassé et je ne me réjouis point de la chute du brave. Il m’appartient de fermer les blessures ; je connais les herbes des montagnes : sur les cimes j’ai cueilli leurs têtes fleuries, lorsqu’elles se balançaient sur les rives des torrents solitaires. Mais tu es sombre et silencieux, ô roi d’Atha, ami des étrangers ! »

« Près du torrent d’Atha, répondit Cathmor, s’élève un rocher couvert de mousse. Sur sa tête est l’ondoiement des rameaux, sous la course des vents. Sombre, dans ses flancs, est une caverne où coule un ruisseau bruyant. De là j’ai souvent entendu les pas de l’étranger qui se rendait à la salle de mes fêtes. La joie, comme une flamme, se levait dans mon sein, et je bénissais l’écho du rocher. Que ce soit ma sombre demeure, dans ma verte vallée ! De là, je monterai sur la brise qui poursuit la barbe des chardons ; ou, du sein des brumes errantes, je regarderai couler les ondes bleues d’Atha. »

« Pourquoi le roi parle-t-il du tombeau ? Ossian ! le guerrier n’est plus ! Que la joie, comme un fleuve, aille au-devant de ton âme, ô Cathmor, ami des étrangers ! Mon fils, j’entends l’appel des années : elles saisissent ma lance et semblent me dire en passant : « Pourquoi Fingal ne se repose-t-il pas dans son palais ? Te plais-tu toujours dans le sang et dans les pleurs de l’affligé ? Non ! sombres années, Fingal ne se plaît point dans le sang. Les pleurs sont des torrents d’hiver qui désolent mon âme. Mais quand je veux me livrer au repos, arrive la voix puissante de la guerre : elle me réveille dans mon palais et me rappelle sous les armes. Mais elle ne m’y rappellera plus ! Ossian, prends la lance de ton père. Lève-la dans les combats, quand l’orgueilleux se présentera devant toi. Ossian, mes pères ont guidé mes pas et mes actions sont agréables à leurs yeux. Partout où j’avance pour combattre, je vois descendre sur la plaine leurs colonnes de brouillard. Mais mon bras a délivré le faible, et le superbe a senti que ma fureur était une flamme. Jamais sur le vaincu mon œil ne s’est réjoui. Aussi, mes aïeux viendront me recevoir aux portes de leurs palais aériens, majestueux dans leurs robes de lumière et les yeux brillants d’une douce tendresse. Mais ils sont pour le guerrier superbe, comme la lune obscurcie dans les cieux, qui illumine sa face rouge des feux errants de la nuit. »

« Père des héros, Trenmor, habitant des tourbillons de vent, je remets ta lance à Ossian : que ton œil s’en réjouisse. Je t’ai vu quelquefois briller entre tes nuages : ainsi, apparais à mon fils, quand il devra lever la lance. Alors il se souviendra de tes puissantes actions, quoique aujourd’hui tu ne sois plus qu’un souffle ! »

À mes mains il donna la lance et, aussitôt, pour en parler aux temps futurs, il éleva une haute pierre à la tête grise et couverte de mousse. Il enterra dessous une épée et une bosse brillante de son bouclier. Sombre dans sa pensée, il s’inclina quelque temps : enfin il prononça ces mots :

« Ô pierre, quand tu seras réduite en poussière et perdue dans la mousse des années, alors le voyageur viendra et passera en sifflant. — « Tu ne sais pas, homme faible, que la gloire a jadis brillé sur Moi-lena. Ici Fingal, après la dernière de ses batailles, a résigné sa lance. Éloigne-toi, vaine ombre ! Dans ta voix il n’est aucune gloire. Tu demeures près de quelque paisible torrent. Peu d’années encore et tu ne seras plus ! Personne ne se souviendra de toi, habitant des épaisses vapeurs. Mais Fingal sera revêtu de gloire ; il sera un astre de lumière pour les siècles futurs : car il ne sortait dans ses armes retentissantes que pour protéger le faible. »

Éclatant dans sa gloire, le roi marcha vers le chêne du Lubar, qui se penche de son rocher sur les eaux bouillonnantes du torrent. Au-dessous est une plaine étroite où murmure la source du rocher. C’est là que l’étendard de Morven ondoyait sur les vents pour indiquer la marche de Ferad-artha, parti de sa secrète vallée. Rayonnant entre les nues divisées, le fils du ciel regardait à l’Occident. Fingal vit son peuple ; il entendit les acclamations de sa joie. Ses guerriers, en rangs brisés, étincelaient autour de lui, aux rayons du couchant. Le roi se réjouissait, comme un chasseur dans sa vallée, qui voit après l’orage étinceler les flancs des rochers, quand sur leur front l’épine balance sa verte tête et que sur leurs cimes se montrent les chevreuils.

Dans sa caverne couverte de mousse, le corps du vieux Clonmal est incline par l’âge. Les yeux du barde ont perdu la lumière. Il s’appuie sur son bâton. Devant lui, brillante sous sa chevelure, Sul-malla écoutait ses récits ; les récits des rois d’Atha, dans les jours du passé. Le bruit du combat n’arrive plus à son oreille : il s’arrête et pousse un soupir secret. Les esprits des morts, dit-on, éclairaient souvent son âme. Il vit le roi d’Atha étendu sous un arbre incliné.

« Pourquoi es-tu sombre ? lui dit la jeune fille. Le bruit des armes a cessé. Bientôt, traversant ton sinueux torrent, il reviendra à ta caverne. Le soleil regarde du haut des rochers du couchant. Les brouillards du lac s’élèvent : gris, ils s’étendent sur cette colline de roseaux, la demeure des chevreuils. Mon roi va sortir de ces brouillards. Le voici ! il vient dans ses armes. Viens à la caverne de Clonmal, viens, ô mon plus aimé ! »

C’était l’esprit de Cathmor, majestueux et brillant fantôme, s’avançant a pas lents. Il disparut près d’un torrent profond qui rugissait entre deux collines. — « Ce n’est, dit-elle, qu’un chasseur qui cherchait le lit du chevreuil. Il n’est pas sorti pour combattre, et son épouse l’attend avec la nuit. En sifflant il reviendra chargé des dépouilles de la biche au poil fauve. » Sul-malla tourne les yeux vers la colline : la forme majestueuse semble encore en descendre. Elle se lève au milieu de sa joie. Le spectre rentre dans les brouillards ; ses membres de vapeur s’évanouissent par degrés et se mêlent aux vents de la montagne. Elle comprit alors que Cathmor a péri. — « Tu n’es donc plus, ô roi d’Érin ! » — Qu’Ossian oublie la douleur de Sul-malla ; elle désole l’âme du vieillard !

Le soir descend sur Moi-lena. Les torrents roulent obscurs sur la plaine. La voix de Fingal retentit. La flamme des chênes s’élève. Autour de lui son peuple se rassemble avec allégresse ; mais cette allégresse est mêlée d’ombres. Ils regardaient le roi et voyaient que sa joie n’était pas complète. Mais, du chemin du désert, arrive harmonieuse la voix de la musique. D’abord elle ressemblait au bruit d’un torrent sur ses rochers lointains. Elle glissait lentement le long de la colline, comme les ailes froissées de la brise quand elle effleure, dans la saison de la nuit, la barbe touffue des rochers. C’était la voix de Condan, jointe à la harpe tremblante de Carril. Ils venaient avec Ferad-artha, aux yeux bleus, vers Mora des torrents.

Soudain les chants de nos bardes éclatent sur Lena. L’armée y joint le bruit de ses boucliers. La joie, sur le roi, se lève brillante, comme le rayon d’un jour nuageux, quand il se lève sur la verte colline, avant le rugissement des vents. Il frappe le bouclier des rois. Tous ensemble, ils se taisent autour de lui. Les guerriers, appuyés sur leurs lances, se penchent vers la voix de leur patrie.

« Fils de Morven, préparez la fête ; que la nuit se passe dans les chants ! Vous avez brillé autour de moi et la noire tempête est passée. Mon peuple est le rocher battu des vents d’où j’ai déployé mes ailes d’aigle, quand j’ai fondu sur la gloire, pour la saisir dans le champ des batailles. Ossian, tu as la lance de Fingal. Ce n’est point le bâton d’un enfant, avec lequel ce jeune coureur des plaines abat autour de lui les têtes des chardons. Non, c’est la lance des puissants : dans leurs mains elle donnait la mort. Contemple tes aïeux, ô mon fils : ce sont des astres augustes. Avec le jour, conduis Ferad-artha au palais de Témora. Parle-lui des rois d’Érin, les ombres majestueuses du passé. Que ceux qui sont tombés ne soient point oubliés : ils étaient braves dans les combats. Que Carril répande ses chants et réjouisse les rois dans leurs nuages. Demain je déploie mes voiles vers les murs ombragés de Selma, où les eaux de Dulhula serpentent entre les retraites des chevreuils.


  1. Moi-lena : ’moi’ plaine. J’ai traduit : plaine de Lena ou j’ai laissé Moi-lena, comme en anglais suivant ma phrase.
  2. Mor-annal fait ici allusion à la position particulière de la lance de Fingal. Si un homme, en débarquant dans un pays étranger, tenait levée la pointe de sa lance, c’était alors une preuve qu’il venait dans des intentions hostiles et en conséquence il était traité en ennemi. S’il tenait baissée la pointe de sa lance, c’était un signe d’amitié, et il était immédiatement invité aux festins suivant l’hospitalité en usage dans ces temps.
  3. Quand un chef avait pris la résolution de faire mourir quelqu’un qu’il tenait en son pouvoir, c’était l’usage de lui signifier son arrêt de mort, en frappant sur un bouclier avec le bout d’une lance sans pointe, tandis qu’un barde chantait dans l’éloignement le chant de mort.
  4. C’est le son prophétique, dont il est fait mention dans plusieurs autres poèmes ; son que la harpe des bardes rendait d’elle-même avant la mort d’un personnage illustre.
  5. Cairbar entre dans le palais.
  6. La partie méridionale de l’Irlande porta quelque temps le nom de Bolga, des Fir-bolg ou Belges Bretons qui s’y établirent. On les appelait Fir-bolg, hommes d’arc, parce qu’ils se servaient de l’arc plus que toutes les autres nations voisines.
  7. Brumo était un lieu sacré, situé probablement dans une des îles Shetland. On croyait que les esprits des morts le fréquentaient pendant la nuit.
  8. Cet étranger, c’est Sul-malla qui s’était déguisée en guerrier poursuivre Cathmor.
  9. Alnecma est l’ancien nom de la province de Connaught.
  10. Moi-lena, plaine de Lena.
  11. Les boucliers avaient sept bosses principales : chacune d’elles rendait un son particulier servant à donner un signal particulier.
  12. Ul-érin « le guide vers l’Irlande, » étoile connue sons ce nom du temps de Fingal.
  13. Clonra, vallée qui serpente.
  14. L’élégie funèbre chantée sur la tombe de Cairbar.
  15. Pour comprendre ce passage, il est nécessaire de jeter les yeux sur la description du bouclier de Cathmor dans le septième livre.
  16. L’une des sept bosses des boucliers des rois. Le son de celle-ci avertissait l’armée qu’elle serait commandée par un autre chef que le roi.
  17. Par la pierre de Loda, le poète fait allusion à un lieu sacré chez les Scandinaves.
  18. On croyait que les chiens étaient sensibles à la mort de leurs maîtres, lors même qu’elle avait lieu à une très-grande distance de l’endroit où ils se trouvaient. C’était aussi une des croyances de ces temps que les armes qu’avaient laissées les guerriers devenaient sanglantes quand ils succombaient dans un combat.
  19. Fingal et Cathmor.
  20. En lui rappelant le souvenir de son fils Oscar.
  21. Expression poétique pour les bardes d’Irlande.
  22. Clun-galo, femme de Conmor, roi d’Inis-huna, et mère de Sul-malla.
  23. Haven burns with all its stars.
  24. Foldath.
  25. Lumon : colline dans l’île d’lnis-huna, près de la demeure de Sul-malla.
  26. Gaul.
  27. Dermid.
  28. Ossian.
  29. Dun-mora : montagne de mora. De ce mot Dun dérive notre mot Dunes, amas ou montagnes de sable.