Othon l’archer/11

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Calmann-Lévy (p. 285-295).
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XI


Pendant que les événements que nous avons racontés se passaient à Clèves, le landgrave Ludwig n’ayant plus près de lui que son vieil ami le comte Karl de Hombourg, était demeuré dans le château de Godesberg pleurant Emma, qui ne voulait pas revenir près de lui, et Othon, qu’il croyait mort. Vainement le comte essayait de lui rendre un double espoir en lui disant que sa femme lui pardonnerait et que son fils s’était sans doute échappé à la nage ; le pauvre landgrave ne voulait pas croire à cette parole d’espoir, et disait qu’ayant condamné sans miséricorde, il était à son tour condamné sans merci. Cet état violent ne pouvait durer ; mais une mélancolie profonde lui succéda, et le landgrave s’enferma dans les appartements les plus reculés du château de Godesberg.

Hombourg était seul admis près de lui, et encore, des jours se passaient-ils quelquefois tout entiers sans qu’il pût parvenir jusqu’à son ami. Le bon chevalier ne savait plus que faire : tantôt il voulait aller rechercher Emma au couvent de Nonenwerth, mais il craignait qu’un nouveau refus ne redoublât les chagrins de l’époux ; tantôt il voulait se mettre en quête d’Othon, mais tremblait qu’une recherche inutile ne portât au comble les angoisses du père.

Ce fut sur ces entrefaites qu’arrivèrent au château de Godesberg les dépêches du prince Adolphe de Clèves. Dans toute autre circonstance, le landgrave Ludwig se fût empressé de se rendre en personne à cette invitation de guerre ; mais il était tellement absorbé dans sa douleur, qu’il donna ses pouvoirs à Hombourg, et que le bon chevalier, après avoir lui-même, selon sa coutume, revêtu son ami Hans de son harnais de bataille, se mit à la tête de vingt hommes d’armes et s’achemina vers la principauté de Clèves, où il arriva le soir même du jour où avait eu lieu, entre le chevalier au cygne d’argent et le comte de Ravenstein, le combat que nous avons décrit.

Le comte Karl avait été reçu comme un ancien compagnon d’armes et avait trouvé le château en fête. Une seule circonstance dont nul ne pouvait se rendre compte venait jeter son ombre sur la joie du prince : c’était la disparition du chevalier inconnu, qui s’était éloigné d’une manière si inattendue et si rapide, que le prince l’avait vu disparaître avant d’avoir trouvé un moyen de le retenir. Il ne fut, pendant toute la soirée, question que de cette étrange aventure, et chacun se retira sans y avoir rien pu comprendre.

L’esprit du prince avait tellement été fixé sur une seule pensée, depuis l’issue du combat, que ce ne fut que lorsqu’il se retrouva seul qu’il se rappela la disparition de ses deux archers, Hermann et Othon. Une conduite pareille au moment du danger lui parut si étrange de la part de ces deux hommes, qu’il résolut, s’ils reparaissaient au château sans pouvoir donner d’excuse valable, de les renvoyer honteusement aux yeux de tous. En conséquence, l’ordre fut donné aux gardes de nuit de prévenir le prince, dès le matin, dans le cas où Othon et Hermann seraient rentrés pendant la nuit.

Le lendemain, au point du jour, un serviteur entra dans la chambre du prince. Les deux déserteurs étaient rentrés dans le quartier des gardes vers les deux heures du matin.

Le prince s’habilla aussitôt, et ordonna que l’on fit venir Othon.

Dix minutes après, le jeune archer se présenta devant son maître. Il avait l’air aussi calme que s’il ne se fût pas douté de la cause pour laquelle il était monté. Le prince le regarda sévèrement ; mais le motif qui fit baisser les yeux à Othon devant ce regard terrible fut visiblement un sentiment de respect et non de honte. Le prince ne comprenait rien à une pareille assurance.

Alors il interrogea Othon, et le jeune homme répondit à toutes les questions du prince avec respect, mais avec fermeté ; il avait été occupé pendant toute cette journée d’une affaire importante dans laquelle Hermann l’avait secondé : voilà tout ce qu’il pouvait dire. Quant à la faute d’Hermann, il la prenait sur son compte, attendu que c’était lui, Othon, qui avait usé de son influence sur ce jeune homme, qui lui devait la vie, pour le faire manquer à ses devoirs.

Le prince ne comprenait rien à cette obstination ; mais, comme à une faute contre les règles de la discipline militaire elle ajoutait une désobéissance au pouvoir seigneurial, il dit à Othon qu’il regrettait de se séparer d’un aussi adroit archer, mais qu’il était hors des règles établies au château qu’un serviteur s’éloignât ainsi, sans demander la permission de le faire, et rentrât sans vouloir dire d’où il venait ; en conséquence, le jeune archer pouvait se regarder comme libre et prendre du service chez tel seigneur qui lui conviendrait. Deux larmes parurent au bord des paupières d’Othon, mais furent aussitôt séchées par la flamme qui lui monta au visage ; et, sans rien répondre, le jeune archer s’inclina et sortit.

Ce n’était pas sans peine que le prince avait pris une pareille résolution, et il avait dû en appeler au sentiment de colère qu’avait éveillé en lui l’obstination du coupable pour le punir aussi sévèrement. Aussi, pensant que le jeune homme se repentirait, le prince alla à la fenêtre qui donnait sur la cour que devait traverser Othon pour se rendre au quartier des archers, et se cacha derrière un rideau afin de n’être point aperçu, certain qu’il était de le voir revenir sur ses pas. Mais Othon s’éloigna lentement et sans détourner la tête ; et le prince le suivait des yeux, perdant une espérance à chaque pas que faisait le jeune homme, lorsqu’il aperçut du côté opposé de la cour le comte Karl de Hombourg, qui venait de veiller lui-même à ce que le déjeuner de Hans lui fût servi à son heure accoutumée. Le vieux comte et le jeune archer marchaient donc au-devant l’un de l’autre, lorsqu’en levant les yeux l’un sur l’autre, ils s’arrêtèrent tous deux comme frappés de la foudre. Othon avait reconnu Karl ; Karl avait reconnu Othon.

Le premier mouvement du jeune homme fut de s’éloigner ; mais Hombourg lui jeta les bras autour du cou et le retint en l’appuyant contre son cœur avec toute la force de la vieille amitié qui, depuis trente ans, l’unissait à son père.

Le prince pensa que le bon chevalier devenait fou ; un comte embrassant un archer lui paraissait un spectacle si étrange, qu’il n’y pouvait croire : aussi ouvrit-il sa fenêtre en appelant Karl de toutes ses forces. À cette apparition, le jeune homme n’eut que le temps de faire promettre au vieux chevalier qu’il lui garderait le secret, et s’élança dans le quartier des gardes, tandis que Hombourg se rendait à l’invitation du prince.

Le prince interrogea Hombourg ; mais ce fut Hombourg qui à son tour ne voulut rien dire. Il se contenta de répondre qu’Othon ayant été longtemps au service du landgrave de Godesberg, il l’avait connu là tout enfant et s’était attaché à lui, de sorte que, lorsqu’il l’avait rencontré, il n’avait pas été maître d’un premier mouvement de joie : il convenait, au reste, avec la bonhomie qui lui était habituelle, que ce premier mouvement l’avait entraîné au delà des bornes du décorum. Le prince, qui regrettait sa sévérité envers Othon parce qu’il soupçonnait quelque mystère dans cette bizarre absence, saisit cette occasion de revenir sur ce qu’il avait fait : en conséquence, il appela un serviteur et lui ordonna d’aller dire à son archer qu’il pouvait rester au château, et qu’à la sollicitation du comte Karl de Hombourg, le prince lui pardonnait ; mais le serviteur revint en disant que le jeune homme avait disparu avec Hermann, et que nul n’avait pu lui dire ce qu’ils étaient devenus. Le prince fut quelque temps tellement préoccupé de cette disparition, qu’il en oublia le combat de la veille ; mais bientôt ce souvenir revint à son esprit, et avec lui le regret de laisser sans récompense le dévouement du chevalier inconnu. Il consulta le comte Karl sur ce qu’il avait à faire à ce sujet, et le vieux chevalier lui donna le conseil de proclamer que, la main d’Héléna appartenant de droit à son défenseur, le chevalier au cygne d’argent n’avait qu’à se présenter pour recevoir une récompense que rendaient précieuse, même pour un fils de roi, la beauté et la richesse d’Héléna. Le même soir, le comte Karl quitta le château malgré les instances du prince, des affaires de la dernière importance le rappelant, disait-il, auprès de son vieil ami le landgrave de Godesberg.

Othon attendait le chevalier à Kerveinheim : ce fut là qu’il apprit le désespoir du landgrave. Tout avait disparu devant l’idée de son père souffrant et malheureux, tout jusqu’à son amour pour Héléna. Aussi exigea-t-il du comte qu’ils se remissent en route à l’instant même. Mais le comte avait une autre espérance : c’était de ramener à la fois au landgrave son épouse et son fils ; car il espérait qu’un mot du fils obtiendrait de la mère ce que n’avaient pu obtenir les prières de l’époux.

Hombourg ne se trompait pas : trois jours après, il regardait, à travers des larmes de joie, son vieil ami serrant entre ses bras sa femme et son enfant, qu’il avait crus perdus pour toujours.

Cependant le château de Clèves paraissait vide et Othon, en partant, en avait enlevé la vie. Héléna priait sans cesse dans la chapelle de la princesse Béatrix, et le prince Adolphe de Clèves ne cessait de regarder au balcon s’il ne voyait pas revenir le chevalier au cygne d’argent : le père et la fille ne se rassemblaient plus qu’aux heures de repas. Chacun d’eux s’inquiétait de la tristesse de l’autre ; enfin le prince Adolphe résolut de mettre à exécution le conseil que lui avait donné le comte de Hombourg. Et, un soir que Héléna avait prié toute la journée et qu’elle se retirait pour prier encore, son père l’arrêta au moment où elle allait franchir le seuil de la porte.

— Héléna, lui dit-il, n’as-tu pas plus d’une fois, depuis le jour du combat qui t’a si heureusement délivrée du comte de Ravenstein, pensé au chevalier inconnu ?

— Si fait, monseigneur, répondit la jeune fille ; car je crois n’avoir pas adressé une prière à Dieu, depuis ce jour, sans lui avoir demandé de le récompenser, puisque vous ne pouvez le faire, vous.

— La seule récompense qui conviendrait à un aussi noble jeune homme que celui-là paraissait être, c’est la main de celle qu’il a sauvée, répondit le prince.

— Que dites-vous, mon père ! s’écria Héléna en rougissant.

— Je dis, répondit le prince reconnaissant dans l’expression du visage de sa fille plus de surprise que d’inquiétude, que je regrette de n’avoir pas mis plus tôt à exécution le conseil que m’a donné Hombourg.

— Et quel est ce conseil ? demanda Héléna.

— Tu le sauras demain, répondit le comte.

Le lendemain, des hérauts partirent pour Dordrecht et pour Cologne, proclamant partout que le prince Adolphe, n’ayant pas trouvé de plus noble récompense à offrir à celui qui avait combattu pour sa fille que la main même de sa fille, faisait prévenir le chevalier au cygne d’argent que cette récompense l’attendait au château de Clèves.

Vers la fin du septième jour, comme le prince et sa fille étaient assis sur le balcon de la princesse Béatrix, Héléna posa vivement une de ses mains sur le bras de son père, tandis qu’elle lui montrait, de l’autre, un point noir qui apparaissait sur le fleuve, à la pointe de Dornick, c’est-à-dire à l’endroit même où avait disparu Rodolphe d’Alost.

Bientôt ce point devint visible. Héléna reconnut la première que c’était une barque montée par trois maîtres et six rameurs. Bientôt elle put distinguer que ces hommes étaient revêtus d’armures, avaient la visière baissée, et que celui qui se tenait au milieu des deux autres, portait au bras gauche un écu armorié. Dès lors ses yeux ne quittèrent plus le bouclier ; au bout d’un instant, il n’y eut plus de doute : ce bouclier portait pour armes un champ d’azur avec un cygne d’argent le prince lui-même, malgré sa vue affaiblie, commençait à le distinguer. Le prince ne pouvait contenir sa joie ; Héléna tremblait de tous ses membres.

La barque prit terre : les trois chevaliers descendirent sur le rivage et s’acheminèrent vers le château. Le prince saisit Héléna par la main, et, la forçant de descendre, il la conduisit presque de force au-devant de son libérateur. Au haut du perron, les forces lui manquèrent, et le prince fut forcé de s’arrêter : en ce moment, les trois chevaliers s’avancèrent dans la cour.

— Soyez les bien reçus, qui que vous soyez, leur cria le prince, et, si l’un de vous est véritablement le brave chevalier qui est venu si courageusement à notre aide, qu’il s’approche et lève la visière de son casque, afin que je puisse l’embrasser à visage découvert.

Alors celui qui portait l’écu armorié s’arrêta un instant lui-même, s’appuyant sur l’épaule des deux chevaliers qui l’accompagnaient, car il paraissait aussi tremblant que la jeune fille ; mais bientôt il sembla se remettre, et, montant une à une les marches du perron, toujours escorté de ses deux compagnons, il s’arrêta sur l’avant-dernière, fléchit le genou devant Héléna, et après un dernier moment d’hésitation, leva la visière de son casque.

— Othon l’archer ! s’écria le prince stupéfait.

— J’en étais sûre, murmura la jeune fille en cachant son visage dans la poitrine de son père.

— Mais qui t’avait donné le droit de porter un casque couronné ? s’écria le prince.

— Ma naissance, répondit le jeune homme avec cette voix douce et ferme que le père d’Héléna lui connaissait.

— Qui me l’attestera ? continua Adolphe de Clèves doutant encore de la parole de son archer.

— Moi, son parrain, dit le comte Karl de Hombourg.

— Moi, son père, dit le landgrave Ludwig de Godesberg.

Et tous deux, en disant ces mots, levèrent à leur tour la visière de leur casque.

Hait jours après, les deux jeunes gens furent unis dans la chapelle de la princesse Béatrix.

Voilà l’histoire d’Othon l’archer telle que je l’ai entendu raconter sur les bords du Rhin.


FIN