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Othon l’archer/10

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Calmann-Lévy (p. 274-285).
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X


Le comte de Ravenstein avait tenu sa promesse. Au lever du soleil, on vit, dans la prairie qui séparait le fleuve du château, flotter sa bannière sur sa tente dressée. À la porte de sa tente était suspendu son écu, au cœur duquel brillaient ses armes, qui étaient de gueules à un lion d’or rampant sur un rocher d’argent ; et, d’heure en heure, un trompette, sortant de la tente et se tournant successivement vers les quatre points de l’horizon, faisait entendre une fanfare de défi.

La journée se passa sans que personne répondît à l’appel du comte de Ravenstein ; car, ainsi que nous l’avons dit, les amis, les alliés ou les parents du prince Adolphe de Clèves en avaient été prévenus trop tard, ou étaient occupés pour leur compte ou pour celui de l’empereur, de sorte que pas un n’était venu. Le vieux guerrier se promenait d’un air soucieux sur les remparts, Héléna priait dans la chapelle de la princesse Béatrix, et Othon offrait de parier qu’il mettrait trois flèches de suite dans le lion rampant du comte de Ravenstein. Quant à Hermann, il avait disparu sans que l’on sût pour quelle cause, et, à l’appel du matin, il n’avait pas répondu, ni personne pour lui.

La nuit vint sans apporter aucun changement à la situation respective des assiégés et des assiégeants. Héléna n’osait lever les yeux sur son père. Ce n’était qu’à cette heure que lui apparaissaient toutes les conséquences de son refus, et ce refus avait été si soudain et si inattendu, qu’elle tremblait à tout moment que le vieux prince ne lui en demandât les causes.

Le jour parut, aussi triste et aussi menaçant que la veille, et, avec le jour, les fanfares du comte de Ravenstein se réveillèrent. Le vieux prince montait d’heure en heure sur les remparts, se tournant comme le trompette vers les quatre coins de l’horizon, et jurant qu’au temps de sa jeunesse pareille chose ne fût pas arrivée sans que dix champions se fussent déjà présentés pour défendre une cause aussi sacrée que l’était la sienne. Héléna ne quittait point la chapelle de la princesse Béatrix. Othon paraissait toujours calme et insoucieux au milieu de l’inquiétude générale. Hermann n’avait pas reparu.

La nuit se passa pleine d’inquiétude et de trouble. Le jour qui se levait était le dernier. Le lendemain, allaient commencer les assauts et les escalades, et la vie de plusieurs centaines d’hommes allait payer le caprice d’une jeune fille. Aussi, lorsque les premiers rayons du jour parurent à l’orient, Héléna, qui avait passé toute la nuit à pleurer et à prier dans la chapelle, était-elle résolue à se sacrifier pour terminer cette querelle.

Elle traversait donc la cour pour aller trouver son père, qui était, lui avait-on dit, dans la salle d’armes, lorsqu’elle apprit qu’à l’appel du matin, Othon avait manqué à son tour, et que l’on croyait que, ainsi qu’Hermann, il avait quitté le château. Cette nouvelle porta le dernier coup à la résistance d’Héléna. Othon abandonnant son père, Othon fuyant lorsque l’aide de tout homme, et surtout d’un homme aussi adroit que lui, était si nécessaire à la défense du château, c’était une de ces choses qui ne s’étaient pas même présentées à son esprit, et qui devaient avoir sur sa détermination une influence rapide et décisive.

Elle trouva son père qui s’armait. Le vieux guerrier en avait appelé à ses souvenirs de jeunesse, et, confiant en Dieu, il espérait que Dieu lui rendrait la force de ses belles années : il était donc décidé à combattre lui-même le comte de Ravenstein.

Héléna comprit, au premier coup d’œil, tout ce qu’une résolution pareille pouvait amener de malheurs. Elle tomba aux genoux de son père, lui disant qu’elle était prête à épouser le comte. Mais, en disant cela, il y avait tant de douleur dans sa voix et tant de larmes dans ses yeux, que le vieux prince vit bien que mieux valait pour lui mourir que vivre, et voir sa fille unique souffrir éternellement une souffrance pareille à celle qu’elle éprouvait à cette heure.

Au moment où le prince relevait Héléna et la pressait sur son cœur, on entendit le défi que d’heure en heure faisait retentir le comte de Ravenstein. Le père et la fille tressaillirent en même temps et comme frappés du même coup. Un silence de mort succéda à ce bruit guerrier. Mais, cette fois, le silence fut court ; le son d’un cor répondit à l’appel qui venait d’être fait. Le prince et Héléna tressaillirent de nouveau, mais de joie. Il leur arrivait un défenseur.

Tous deux montèrent au balcon de la princesse Béatrix, pour voir, de quel côté leur arrivait ce secours inespéré ; et cela leur fut chose facile, car tous les bras et tous les yeux étaient tendus vers la même direction. Un chevalier, armé de toutes pièces et visière baissée, descendait le Rhin dans une barque, ayant à ses côtés son écuyer, armé comme lui. Son cheval de guerre était à la proue, tout couvert de fer comme son maître, et répondait par des hennissements au double appel guerrier qu’il venait d’entendre. À mesure qu’il avançait, on pouvait distinguer ses armes, qui étaient de gueules à un cygne d’argent. Héléna ne revenait pas de sa surprise. Rodolphe d’Alost avait-il entendu ses prières, et un défenseur surnaturel renouvelait-il pour elle le miracle que Dieu avait fait en faveur de la princesse Béatrix ?

Quoi qu’il en fût, la barque continuait d’avancer au milieu de l’étonnement général. Enfin, elle prit terre à l’endroit même où s’était arrêtée, deux siècles et demi auparavant, celle du comte Rodolphe d’Alost. Le chevalier inconnu sauta sur le rivage, tira son cheval après lui, s’élança en selle, et, tandis que son écuyer restait sur le bateau, il alla saluer le prince Adolphe et la princesse Héléna, et, montant droit à la tente du comte de Ravenstein, il toucha son écu du fer de sa lance ; ce qui était un signe qu’il le défiait à fer émoulu et à outrance. L’écuyer du comte de Ravenstein sortit aussitôt et regarda quelles étaient les armes du chevalier inconnu. Il avait une lance à la main, une épée au côté, et une hache pendue à l’arçon de sa selle ; de plus, il portait au cou le petit poignard que l’on appelait le poignard de merci. Cet examen fini, l’écuyer rentra dans la tente ; quant au chevalier, après avoir salué une seconde fois ceux qu’il venait secourir, il prit du champ ce qu’il lui en fallait, et, s’arrêtant à cent pas de la tente, à peu près, il attendit son adversaire.

L’attente ne fut pas longue : le comte se tenait tout armé, de sorte qu’il n’avait que son casque à placer sur sa tête pour être prêt à entrer en lice. Il sortit donc bientôt de sa tente. On lui amena son cheval, et il s’élança dessus avec une ardeur qui prouvait le désir qu’il avait de ne pas retarder d’un instant le combat que venait lui offrir d’une manière si inattendue le chevalier au cygne d’argent. Cependant, si pressé qu’il fût, il jeta un coup d’œil sur son ennemi, afin de reconnaître, s’il était possible, par quelque signe héraldique, à quel homme il avait affaire. Le chevalier portait au cimier de son casque, pour toute marque distinctive, une petite couronne d’or dont les fleurons étaient découpés en feuilles de vigne ; ce qui indiquait qu’il était prince ou fils de prince.

Il y eut alors un moment de silence, pendant lequel chacun des deux champions apprêtait ses armes, et qui fut employé par les spectateurs à un examen rapide de chacun d’eux.

Le comte de Ravenstein, âgé de trente à trente-cinq ans, arrivé à toute la puissance de l’âge, carrément posé sur son cheval de guerre, était le type de la force matérielle. On sentait qu’on aurait autant de peine à l’arracher de ses arçons qu’à déraciner un chêne, et qu’il faudrait un rude bûcheron pour mener à bien une pareille besogne.

Le chevalier inconnu, au contraire, autant qu’on en pouvait juger par la grâce de ses mouvements, sortait à peine de l’adolescence ; son armure, si bien fermée qu’elle fût, avait la souplesse d’une peau de serpent : on sentait pour ainsi dire, sous ce fer élastique, circuler un jeune sang : et, vainqueur ou vaincu, on comprenait qu’il devait attaquer ou se défendre par des ressources toutes différentes de celles que la nature avait mises à la disposition du comte de Ravenstein.

La trompette du comte sonna ; le cor du chevalier inconnu y répondit, et le prince Adolphe de Clèves, qui, de son balcon, dominait le combat comme un juge du camp, emporté par les souvenirs de sa jeunesse, cria d’une voix forte :

— Laissez aller !

Au même instant, les deux adversaires s’élancèrent l’un sur l’autre et se joignirent à peu près au milieu de la distance qu’ils avaient choisie. La lance du comte glissa sur le bord de l’écu du chevalier, et alla se briser contre la targe qu’il portait suspendue au cou, tandis que la lance du chevalier atteignit le cimier du casque de son adversaire, brisa les courroies qui l’attachaient sous le menton, et l’enleva du front du comte, qui resta la tête nue et désarmée ; au même moment, quelques gouttes de sang roulant sur son visage indiquèrent que le fer de lance, en même temps qu’il lui arrachait son masque, lui avait effleuré le crâne.

Le chevalier au cygne d’argent s’arrêta pour donner au comte le temps de prendre un autre casque et une autre lance, indiquant par là qu’il ne voulait pas profiter d’un premier avantage et qu’il était prêt à recommencer le combat avec des chances égales.

Le comte comprit cette courtoisie et hésita un instant avant de se décider à en profiter. Cependant, comme son adversaire lui avait donné la preuve, par cette première rencontre, qu’il n’était pas un adversaire à dédaigner, il jeta le tronçon inutile, prit des mains de son écuyer un casque nouveau, et, repoussant du bras la lance qu’il lui présentait, il tira son épée, indiquant qu’il préférait continuer le combat à cette arme. Aussitôt le chevalier imita son ennemi en tout point, et, jetant à son tour sa lance et tirant son épée, il salua en signe qu’il attendait son bon plaisir. Les trompettes retentirent une seconde fois, et les deux adversaires se précipitèrent l’un sur l’autre.

Dès les premiers coups, les spectateurs virent que leurs prévisions ne les avaient pas trompés : l’un des combattants comptait sur sa force et l’autre sur son adresse. Chacun agissait donc en conséquence, le premier frappant d’estoc, le second de pointe ; le comte de Ravenstein essayant d’entamer l’armure de son adversaire, le chevalier inconnu cherchant tous les moyens de fausser celle de son ennemi.

C’était une lutte terrible ; le comte de Ravenstein, frappant à deux mains comme un bûcheron, enlevait à chaque coup quelques éclats de fer ; le cygne d’argent avait complètement disparu, le bouclier tombait, morceau par morceau, la couronne d’or était brisée ; de son côté, le chevalier inconnu avait cherché toutes les voies par lesquelles la mort pouvait se glisser jusqu’au cœur de son adversaire ; et, du gorgerin de son casque, des épaulières de sa cuirasse, des gouttes de sang coulant sur l’armure du comte indiquaient que la pointe de l’épée avait pénétré par chaque ouverture qui lui avait été offerte. En continuant de cette sorte, l’issue du combat devenait une question de temps. L’armure du chevalier au cygne d’argent résisterait-elle jusqu’au moment où le comte de Ravenstein perdrait ses forces par les deux ou trois blessures qu’il paraissait avoir déjà reçues ? Voilà ce que chacun se demandait en voyant la tactique adoptée par chacun des combattants. Enfin un dernier coup d’épée du comte de Ravenstein brisa entièrement le cimier du casque de son adversaire et lui laissa le haut de la tête à peu près désarmé. Dès lors toutes les chances parurent devoir être pour le comte : il y eut un instant d’angoisse terrible pour le prince et pour Héléna.

Mais leur crainte ne fut pas longue : leur jeune champion comprit qu’il était temps de changer de tactique ; il cessa à l’instant même de porter des coups pour ne plus s’occuper que de parer. Alors on vit une joute merveilleuse ; le chevalier au cygne d’argent s’arrêta, immobile comme une statue : son bras et son épée semblaient seuls vivants, et, dès lors, l’épée de son adversaire, rencontrant partout la sienne, ne toucha pas une seule fois son armure. Le comte était habile dans les armes ; mais toutes les ressources des armes paraissaient être connues à son ennemi. Les deux lames se suivaient comme si un aimant les eût attirées l’une vers l’autre : c’était l’éclair croisant l’éclair, deux dards de serpents qui jouent.

Cependant une pareille lutte ne pouvait durer ; les blessures du comte, si légères qu’elles fussent, laissaient échapper du sang qui coulait jusque sur les housses de son cheval ; le sang s’amassait dans le casque, et, de temps en temps, le comte était obligé de souffler par les trous de sa visière. Il sentit que ses forces commençaient à diminuer et que ses regards se troublaient ; l’adresse de son adversaire lui était maintenant trop visiblement démontrée pour qu’il espérât rien de son épée ; aussi, prenant une résolution désespérée, d’une main il jeta loin de lui l’arme inutile, et de l’autre il arracha vivement la hache qui pendait à l’arçon de sa selle. Le chevalier en fit autant avec une justesse et une promptitude qui tenaient de la magie, et les deux adversaires se retrouvèrent prêts à recommencer un nouveau combat, qui, cette fois, ne pouvait manquer d’être décisif.

Mais, aux premiers coups qu’ils se portèrent, les deux champions s’aperçurent avec étonnement que les choses avaient changé de face : c’était le comte de Ravenstein qui se tenait sur la défensive, et c’était le chevalier au cygne d’argent qui attaquait à son tour, et cela avec une telle force et une telle rapidité, qu’il était impossible de suivre des yeux l’arme courte et massive qui flamboyait dans sa main. Le comte se montra un instant digne de son nom et de sa renommée ; mais enfin, étant arrivé trop tard à la parade, un coup de l’arme de son adversaire tomba d’aplomb sur son casque, brisa le cimier et la couronne de comte, et, quoique la hache ne pénétrât point jusqu’à la tête, elle fit l’effet d’une massue. Le comte, étourdi, baissa la tête jusque sur le cou de son cheval, qu’il saisit de ses deux mains, cherchant instinctivement un appui ; puis il laissa tomber sa hache ; et, vacillant un instant lui-même, il tomba à son tour sans que son adversaire eût eu besoin de redoubler.

Ses écuyers accoururent et ouvrirent son casque : le comte rendait le sang par le nez et par la bouche, et était complètement évanoui. Ils le transportèrent dans sa tente et, en le désarmant, lui trouvèrent, outre les blessures de la tête, cinq autres blessures en différents endroits du corps.

Quant au chevalier au cygne d’argent, il rattacha sa hache à l’arçon de sa selle, remit son épée au fourreau, reprit sa lance, et, s’avançant de nouveau vers le balcon de la comtesse Béatrix, il salua le prince Adolphe et sa fille ; puis, au moment où ils croyaient que leur libérateur allait entrer au château, il se dirigea vers le rivage, descendit de cheval et rentra dans sa barque, qui remonta aussitôt le fleuve, emportant le vainqueur mystérieux.

Deux heures après, le comte, revenu à lui, ordonna à l’instant même de lever le camp et de reprendre le chemin de Ravenstein.

Le soir, arriva le comte Karl de Hombourg avec une vingtaine d’hommes d’armes. Il venait au secours du prince Adolphe de Clèves, qui, ainsi que nous l’avons dit, avait envoyé des messages à tous les amis et alliés qu’il avait dans les environs.

Le secours était maintenant inutile ; mais le vieux guerrier n’en fut pas moins grandement accueilli et dignement fêté.