Othon l’archer/8

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Calmann-Lévy (p. 252-263).
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VIII


Ces nouvelles venaient les unes après les autres retentir en Occident, et, de tous les échos qu’elles éveillaient, le plus douloureux était celui qui pleurait au cœur de Béatrix : elle avait tour à tour appris la mort du prince de Clèves son père, de Rodolphe d’Alost son fiancé, et de Godefroy de Bouillon son oncle. La moins douloureuse de ces trois nouvelles était celle de la mort de Rodolphe, qu’elle n’avait point connu ; mais les deux autres morts la faisaient deux fois orpheline : en perdant Godefroy de Bouillon, elle crut perdre un second père.

« Une nouvelle douleur vint se joindre à celle-ci : pendant les cinq ans qui s’étaient écoulés depuis le départ pour la croisade jusqu’à la mort de Godefroy, Béatrix avait grandi en beauté : c’était alors une gracieuse jeune fille de dix-neuf ans, et elle s’était aperçue que cet écuyer auquel elle avait été confiée n’était point insensible aux sentiments qu’elle inspirait à tous ceux qui s’approchaient d’elle. Cependant, tant qu’il lui était resté un défenseur, Gérard avait renfermé son amour en son âme. Mais, dès qu’il vit Béatrix orpheline et sans appui, il s’enhardit au point de lui déclarer qu’il l’aimait. Béatrix reçut cet aveu comme devait le recevoir la fille d’un prince ; mais Gérard, avant de jeter le masque, avait pris sa résolution : il répondit à la jeune fille qu’il lui accordait un an et un jour pour son deuil, mais que, passé ce temps, elle eût à se préparer à le recevoir pour époux.

« Une transformation complète s’était opérée : le serviteur parlait en maître. Béatrix était faible, isolée et sans défense : nul secours ne lui pouvait venir des hommes, elle se réfugia en Dieu, et Dieu lui envoya, sinon l’espérance, du moins la résignation. Quant à Gérard, il fit, le même jour, fermer les portes du château, et mit à chacune double garde, de peur que Béatrix ne tentât de s’échapper.

« Vous vous rappelez que Béatrix avait fait bâtir cette chapelle pour enfermer le rosaire miraculeux que lui avait donné son oncle. Si Godefroy eût encore vécu, elle eût été sans crainte ; car elle avait le cœur plein de foi, et il lui avait dit qu’en quelque lieu qu’il fût, séparé par des montagnes ou par des mers, il entendrait le bruit de la clochette sainte et viendrait à son secours, mais Godefroy était mort, et, à chaque Pater, la clochette avait beau sonner, il n’y avait plus d’espérance que ce son amenât vers elle un défenseur.

« Les jours s’écoulèrent, puis les mois, puis l’année ; Gérard ne s’était point un instant relâché de sa garde, de sorte que nul ne savait l’extrémité où était réduite Béatrix. D’ailleurs, à cette époque, la fleur de la noblesse était en Orient, et à peine restait-il sur les bords du Rhin deux ou trois chevaliers qui eussent osé, tant la force et le courage de Gérard était connus, prendre la défense de la belle captive.

« Le dernier jour s’était levé. Béatrix venait, ainsi que d’habitude, d’achever sa prière ; le soleil était brillant et pur, comme si la lumière céleste n’éclairait que du bonheur. La jeune fille vint s’asseoir sur son balcon, et, de là, ses yeux se portèrent vers l’endroit du rivage où elle avait perdu de vue son père et son oncle. À ce même endroit, ordinairement désert, il lui sembla apercevoir un point mouvant dont elle ne pouvait, à cause de l’éloignement, distinguer la forme ; mais, du moment qu’elle l’eut aperçu, chose étrange, il lui sembla que ce point se mouvait ainsi pour elle, et, avec cette superstition que les affligés ont seuls, elle mit tout son espoir, sans savoir quel espoir pouvait lui rester encore, en ce point inconnu, qui, à mesure qu’il descendait le Rhin, commençait à prendre une forme. Les yeux de Béatrix étaient fixés sur lui avec tant de persistance, que la fatigue plus encore que la douleur lui faisait verser des larmes. Mais, à travers ces larmes, elle commençait à distinguer une barque. Quelques instants après, elle vit que cette barque était conduite par un cygne et montée par un chevalier qui se tenait debout à la proue, le visage tourné vers elle, comme elle-même avait le visage tourné vers lui, tandis qu’à la poupe hennissait un cheval harnaché en guerre. À mesure que la barque approchait, les détails devenaient visibles : le cygne était attaché avec des chaînes d’or, le chevalier était armé de toutes pièces, à l’exception de son casque et de son bouclier, qui étaient posés près de lui ; de sorte qu’il fut bientôt facile de voir que c’était un beau jeune homme de vingt-cinq à vingt-huit ans, au teint hâlé par le soleil d’Orient, mais dont les cheveux blonds et flottants trahissaient l’origine septentrionale.

Béatrix était tellement plongée dans la contemplation, qu’elle n’avait point vu les remparts se garnir de soldats, attirés comme elle par cet étrange spectacle, et cette contemplation était d’autant plus profonde qu’il n’y avait plus à s’y tromper à cette heure, la barque venait bien droit au château ; car, aussitôt qu’elle fut en face, le cygne prit terre, le chevalier se couvrit la tête de son casque, passa son écu au bras gauche, sauta sur le rivage, tira son cheval après lui, s’élança en selle, et, faisant un signe de la main à l’oiseau obéissant, il s’avança vers le château, tandis que la barque reprenait, en remontant le fleuve, la route qu’elle avait suivie en le descendant.

« Arrivée cinquante pas de la porte principale, le chevalier prit un cor d’ivoire qu’il portait en sautoir, et, l’approchant de ses lèvres, il en tira trois sons puissants et prolongés comme pour commander le silence ; puis ensuite, d’une voix forte :

« — Moi, cria-t-il, soldat du Ciel et noble de la terre, à toi Gérard, châtelain du château, ordonnons, au nom des lois divines et humaines, de renoncer à tes prétentions sur la main de la princesse Béatrix, que tu tiens prisonnière au mépris de sa naissance et de son rang, et de quitter à l’instant même ce château, où tu es entré comme serviteur et où tu oses commander en maître ; faute de quoi, nous te défions à outrance, à la lance et à l’épée, à la hache et au poignard, comme un traître et un déloyal que tu es, ce que nous prouverons avec l’aide de Dieu et de Notre-Dame du mont Carmel ; en signe de quoi, voici notre gant.

« Alors le chevalier tira son gant, qu’il jeta à terre, et l’on vit briller à l’un de ses doigts le diamant que vous avez dû remarquer à la main de mon père, et qui est si beau, qu’il vaut à lui seul la moitié d’une comté.

« Gérard était brave ; aussi, pour toute réponse, la porte principale s’ouvrit. Un page sortit qui vint ramasser le gant, et derrière le page s’avança le châtelain, revêtu de son armure de guerre et monté sur un cheval de bataille.

« Pas une parole ne fut échangée entre les deux adversaires. Le chevalier inconnu abaissa la visière de son casque, Gérard en fit autant. Les champions prirent chacun de son côté le champ qu’ils crurent nécessaire, mirent leur lance en arrêt, et revinrent l’un sur l’autre au galop de leurs chevaux.

« Gérard, je vous l’ai dit, passait pour un des hommes les plus forts et les plus braves de l’Allemagne. Il avait une cuirasse forgée par le meilleur ouvrier de Cologne. Le fer de sa lance avait été trempé dans le sang d’un taureau mis à mort par des chiens, au moment où ce sang bouillait encore des dernières agonies de l’animal, et cependant sa lance se brisa comme du verre contre l’écu du chevalier, tandis que la lance du chevalier perçait du même coup le bouclier, la cuirasse et le cœur de son adversaire. Gérard tomba, sans prononcer une seule parole, sans avoir le temps de se repentir, et comme s’il eût été foudroyé ; le chevalier se retourna vers Béatrix : elle était à genoux et remerciait Dieu.

« Le combat avait été si court et la stupéfaction qui l’avait suivi si grande, que les hommes d’armes de Gérard n’avaient pas même pensé, en voyant tomber leur maître, à fermer la porte du château. Le chevalier entra donc sans résistance dans la première cour, mit pied à terre, passa la bride de son cheval à un crochet de fer, et s’avança vers le perron ; au moment où il mettait le pied sur la première marche, Béatrix parut sur la dernière : elle venait au devant de son libérateur.

« — Ce château est à vous, chevalier, lui dit-elle ; car vous venez de le conquérir. Regardez-le donc comme vôtre. Plus longtemps vous y demeurerez, plus ma reconnaissance sera grande.

« — Madame, répondit le chevalier, ce n’est pas moi, c’est Dieu qu’il faut remercier ; car c’est Dieu qui m’envoie à votre aide. Quant à ce château, c’est la demeure de vos pères depuis dix siècles, et je désire qu’il soit dix siècles encore celle de leurs descendants.

« Béatrix rougit, car elle était la dernière de sa famille.

« Cependant le chevalier avait accepté l’hospitalité offerte : il était jeune, il était beau. Béatrix était seule et maîtresse de son cœur. Au bout de trois mois, les deux jeunes gens s’aperçurent qu’il y avait entre eux d’un côté plus que de l’amitié, et de l’autre plus que de la reconnaissance. Le chevalier parla d’amour, et, comme il paraissait d’une naissance élevée, quoiqu’on ne lui connût ni terres ni comté, Béatrix, riche pour deux, heureuse de faire quelque chose pour celui qui avait tant fait pour elle, lui offrit, avec sa main, cette principauté qu’il lui avait conservée d’une manière si courageuse, et surtout si inattendue. Le chevalier tomba aux pieds de Béatrix : la jeune fille voulut le relever.

« — Pardon, madame, dit le chevalier, car, ayant besoin de votre indulgence, je resterai ainsi jusqu’à ce que je l’obtienne.

« — Parlez, répondit Béatrix. Je vous écoute, prête à vous obéir d’avance, comme si vous étiez déjà mon maître et mon seigneur.

« — Hélas ! dit le chevalier, il va sans doute vous paraître étrange que, recevant un si grand bonheur de vous, je ne puisse l’accepter qu’à une condition.

« — Elle est accordée, répondit Béatrix. Maintenant, quelle est-elle ?

« — C’est que jamais vous ne me demanderez ni mon nom, ni d’où je viens, ni d’où j’avais appris le danger dont vous étiez menacée ; car, si vous me le demandiez, je vous aime tant, que je n’aurais point le courage de vous refuser, et, une fois que je vous l’aurais dit, je ne pourrais plus demeurer près de vous et nous serions séparés pour toujours. Telle est la loi qui m’est imposée par la puissance qui m’a guidé à travers les monts, les plaines et les mers, pendant le long voyage que j’ai fait pour venir vous délivrer.

« — Qu’importe votre nom ? qu’importe d’où vous venez ? qu’importe qui vous a dit que j’étais en péril ? J’abandonne le passé pour l’avenir. Votre nom, c’est le chevalier du Cygne. Vous veniez d’une terre bénie, et c’est Dieu qui vous envoyait. Qu’ai-je besoin de rien savoir de plus ? Voici ma main.

« Le chevalier la baisa avec transport, et, un mois après, le chapelain les unissait dans ce même oratoire où Béatrix, dans la crainte d’un autre mariage, avait, pendant une année et un jour, tant prié et tant pleuré.

« Le ciel bénit cette union : en trois ans, Béatrix rendit le chevalier père de trois fils, qui furent nommés Robert, Godefroy et Rodolphe. Puis trois ans s’écoulèrent encore dans l’union la plus parfaite, et dans un bonheur qui semblait appartenir à un autre monde que celui-ci.

« — Ma mère, dit, un jour, le jeune Robert en rentrant au château, dis-moi donc le nom de mon père.

— Et pourquoi cela ? répondit la mère en tressaillant.

« — Parce que le fils du baron d’Asperen me le demande.

« — Ton père s’appelle le chevalier du Cygne, dit Béatrix, et n’a point d’autre nom.

« L’enfant se contenta de cette réponse et retourna jouer avec ses jeunes amis. Une année s’écoula encore, non plus dans les transports de bonheur qui avaient accompagné les premières, mais dans ce doux repos qui annonce l’intimité des âmes.

« — Ma mère, dit, un jour, le jeune Godefroy, quand il est arrivé en ce pays, dans une barque traînée par un cygne, d’où venait mon père ?

« — Et pourquoi cela ? répondit la mère en soupirant.

« — C’est que le fils du comte de Megen me l’a demandé.

« — Il venait d’un pays lointain et inconnu, dit la mère. Voilà tout ce que je sais.

« Cette réponse suffit à l’enfant, qui la transmit à ses jeunes camarades et continua de jouer sur les bords du fleuve avec l’insouciance de son âge.

« Une année s’écoula encore, mais pendant laquelle le chevalier surprit plus d’une fois Béatrix rêveuse et inquiète ; cependant il ne parut pas s’en apercevoir et redoubla pour elle de soins et de caresses.

« — Ma mère, dit, un jour, le jeune Rodolphe, quand il t’a délivrée du méchant Gérard, qui avait dit à mon père que tu avais besoin de secours ?

« — Et pourquoi cela ? répondit la mère en pleurant.

« — C’est que le fils du margrave de Gorkum me l’a demandé.

« — Dieu, répondit la mère ; Dieu, qui voit ceux qui souffrent et qui leur envoie ses anges pour les secourir.

« L’enfant n’en demanda point davantage. On l’avait habitué à regarder Dieu comme un père, et il ne s’étonna point qu’un père fit pour son enfant ce que Dieu avait fait pour sa mère.

« Mais la princesse Béatrix envisageait les choses autrement : elle avait réfléchi que le premier trésor des fils était le nom de leur père. Or, ses trois fils étaient sans nom. Souvent la question que chacun d’eux lui avait faite leur serait répétée par des hommes, et ils ne pourraient répondre à des hommes ce qu’ils avaient répondu à des enfants. Elle tomba donc dans une tristesse profonde et continue ; car, quelque chose qui pût arriver, elle était décidée à exiger de son époux le secret qu’elle avait promis de ne jamais demander.

« Le chevalier vit cette mélancolie croissante, et en devina la cause. Plus d’une fois, à l’aspect de Béatrix si malheureuse, il fut sur le point de lui tout dire ; mais, à chaque fois, il fut retenu par l’idée terrible que cette confidence serait suivie d’une séparation éternelle.

« Enfin Béatrix n’y put résister davantage, elle vint trouver le chevalier, et, tombant à ses genoux, elle le supplia, au nom de ses enfants, de lui dire qui il était, d’où il venait et qui l’avait envoyé.

« Le chevalier pâlit, comme s’il était près de mourir ; puis, abaissant ses lèvres sur le front de Béatrix et lui donnant un baiser ;

« — Hélas ! cela devait être ainsi, murmura-t-il en soupirant ; ce soir, je te dirai tout.