Ourashima/06
ACTE TROISIÈME
Pendant l’entr’acte, la musique continue, évoquant le bruit de la mer.
Ensuite derrière le rideau s’élève la chanson suivante que martèle le pas des danseurs.
La nuit s’oppose au rendez-vous d’amour,
Et il y a six difficultés
La pluie, la grêle, la rosée,
Et du mur la clôture.
Et puis le chien qui aboie.
Et surtout les rayons de la lune,
Et surtout les rayons de la lune !
Scène PREMIÈRE
L’enclos d’un temple shintoïste au soir de la fête du printemps. Il est minuit. De-ci de-là, des groupes de paysans, parmi eux, quelques enfants et une vieille femme. Tous chantent et dansent. Au milieu de la scène, éclairé par la lumière de la lune, un cerisier centenaire, au tronc énorme, étend de tous côtés ses branches en fleurs. Quand celles-ci se balancent et s’inclinent à la brise de la nuit, il semble que des nuages roses descendus du ciel flottent sur la forêt, ou encore qu’une main invisible agite doucement un dais royal. Sous le bouquet des branches, une verte pelouse de gazon.
Alentour, s’entremêlant aux pins, d’autres cerisiers voilent le ciel de leurs branches fleuries.
À gauche, allant jusqu’au fond de la scène, une allée de cerisiers taillés en dôme s’ouvre sur la mer. Des gens la parcourent. De temps à autre, à l’horizon, passent des voiles…
La lune décline dans le ciel à l’ouest. À droite, en arrière du vieux cerisier, un grand « torii[1] » de pierre. De là, les marches de pierre montent progressivement sous les branches en fleurs.
De chaque côté des marches, de vieux arbres toujours verts et des cerisiers s’élèvent, et derrière leurs branches se détache le toit du temple shintoïste. L’on voit encore des montagnes, les unes toutes proches et les autres lointaines.
Au lever du rideau, cinq ou six couples de paysans, hommes et femmes, dansent, autour du vieux cerisier, au rythme du chant qui va suivre. D’autres paysans se reposent au pied des arbres ou sur le gazon, et s’amusent en buvant du saké.
À quel moment suis-je tombé amoureux de toi ? Je ne sais !
Tandis que l’oiseau sur la plage toujours chante,
Moi, à cause de toi, oh ! à cause de toi, toujours je pleure !
Quelle joie de regarder les fleurs épanouies ;
Autour d’elles, les papillons viennent danser
Et les oiseaux viennent chanter ;
Bien qu’on ne sache où les fleurs s’en iront…
Où s’en iront les fleurs !
Buvez, chantez maintenant.
Qui connaît l’avenir ?
Il n’y a qu’un printemps,
La jeunesse passe vite,
Et l’on rit rarement.
Maintenant les fleurs s’épanouissent.
Les fleurs s’épanouissent maintenant.
Ah ! c’est très amusant, très amusant ! Reposez-vous, reposez-vous, à présent.
Eh bien ! la fête est pourtant la même que tous les ans, mais je ne me suis jamais tant amusé ! L’an passé, la moisson a été abondante et cette année nous avons eu beaucoup de poissons, aussi faut-il nous réjouir. Nous danserons et nous chanterons pendant toute la nuit. Mais, toujours danser, c’est monotone. Que ferons-nous encore ?
C’est une idée ! Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire encore ?
Oui, que faudrait-il faire ?
Ah ! j’ai trouvé.
Voyons ton idée ?
Écoutez ! Depuis longtemps c’est la coutume, à cette fête, de danser entre hommes et femmes. Aussi, même un ancien poète a dit :
On s’unit pour chanter et danser ; je chanterai avec la femme de mon voisin et la mienne dansera avec un autre. La divinité de cette montagne est propice à nos jeux aujourd’hui.
Ah ! ah !
Donc, mêlons-nous les uns les autres dans la fête, ce soir. Tiens ! il y en a deux qui ne sont pas encore arrivés ! Itchiko et Iratsumé ! les jeunes mariés. La foule les intimide, ils n’osent pas venir. Ils arriveront tard. Savez-vous, pour les punir, nous leur ferons raconter l’histoire de leur amour. C’est une idée, n’est-ce pas ?
Oui, oui, bien trouvé !…
Ils ne voudront pas. Demandons-leur plutôt de danser et de chanter… en les regardant, nous devinerons ce qu’ils pensent.
Oui, c’est mieux, c’est mieux. Faisons les préparatifs.
Les voici. Voici les nouveaux mariés que nous attendions. Les voici, enfin !
Ah ! ils arrivent bien !
Demandons-leur tout de suite à danser ici.
Oh ! oh ! par ici !
Scène II
le groupe des paysans. les enfants du village
La musique joue un air de danse.
Le jeune mari, suivi de sa jeune femme, apparaît au fond de la scène. Il a environ vingt et un ans et sa femme dix-sept. Tous deux ont de jolis visages naïfs, revêtus de fraîcheur et de jeunesse. Ils appartiennent à une classe plus élevée que les autres paysans et portent avec aisance des costumes de la ville. La musique cesse un instant ; tout le monde les accueille par des applaudissements. Ils saluent gracieusement.
Vous êtes en retard. Nous allons vous demander compte de cette arrivée tardive !… et vous faire payer notre attente.
Oh ! nous sommes confus ! Mais puisque nous sommes en faute, nous acceptons la pénitence !
Oh ! nous ne réclamons qu’une chose : que vous nous disiez l’histoire de votre amour.
Oh ! Vous vous moquez !
Non, ne nous demandez pas cela, je vous prie.
Alors, si vous ne voulez pas la raconter, chantez.
Quel ennui !
Alors, dansez au moins.
Devant tout le monde ? Cela nous trouble.
Il faut chanter…
Oh ! non.
Dansez tout de même.
Oh ! non.
Entêtés ! Eh bien, nous danserons, nous autres, jusqu’à ce que vous vous décidiez à quelque chose. Allons…un, deux, trois… en avant.
Cessez un peu, je vous en prie.
Allons, puisqu’il le faut, nous vous raconterons notre histoire. Et vous verrez que notre amour ne fut pas chose légère !…
Qui sema « la graine d’amour » dans le cœur humain ? Au printemps, sans qu’on s’en aperçoive, dans le jardin ou dans les champs, poussent et fleurissent les herbes jeunes et amoureuses. Et l’on devient pensif sans savoir pourquoi…
On s’enivre de couleur, de parfums… mais si quelqu’un demande le nom de ce qu’on aime, on ne saurait répondre.
Nous nous sommes rencontrés enfin ; à notre amour, nous avons tout sacrifié.
Par l’amour, on atteint la vie profonde, on touche à l’éternité. Mais le monde ne connaît pas le véritable amour et il traite le nôtre comme un léger caprice !
Nos amours sont en fleur, et nous vivrons parmi toutes les fleurs d’amour.
Oh ! bravo, bravo !
C’est admirable. Buvez du saké maintenant.
Oh ! quel drôle d’homme là-bas !
Ses vêtements sont déchirés. Il est fou, tout à fait.
Le voici ! Le voici !
Venez le voir.
Il est en colère.
Il brandit une canne à pêche.
Sauvons-nous, sauvons-nous !
Scène III
une vieille femme. les enfants du villages. les autres paysans.
Ourashima est vêtu comme au premier acte. Mais ses vêtements sont déchirés par endroits, et, par ces trous, on aperçoit une étoffe de brocart aux nuances claires. Ses cheveux retombent sur ses épaules, ses moustaches et sa barbe ont poussé, son visage pâle reste beau. Sous son bras gauche, il tient la boîte donnée jadis par Otohimé et de la main droite il porte sa canne à pêche brisée. Il regarde à droite et à gauche, l’esprit égaré.
Qui a planté les cerisiers dont les branches fleuries sont comme des nuages roses ? On ne saurait dire si c’est le jour ou la nuit. Ai-je fait un rêve ou bien est-ce un rêve encore que je fais ?… Ai-je passé trois ans dans le palais d’éternelle jeunesse, ou bien suis-je vraiment ici, parmi ces gens en fête ? Mais pourquoi ne vois-je pas les visages de ceux que j’ai connus ?
Je veux vous demander une chose. Où se trouve la maison du père d’Ourashima ?
Que dites-vous ?… d’Ourashima ? Je n’ai jamais entendu ce nom !
Habite-t-il ici depuis peu, cet homme-là ?
Oh ! non… Voilà longtemps qu’il habite ce pays où le père de son grand-père habitait déjà.
Vous avez entendu ce nom, vous autres ?
Jamais je ne l’ai entendu…
Jamais nous ne l’avons entendu.
Il y a longtemps que vous habitez ici ?
Qu’est-ce que vous dites ?… Nous aussi, nous avons eu ici le père de notre grand-père.
Alors, vous vous trompez. Vous dites que vous vous succédez ici depuis le père de votre grand-père, et vous ne connaissez pas le père d’Ourashima ?… Ah ! c’est risible…
Oh ! non, mon père…
Non, non. Ne discutez pas, c’est inutile. Il est fou. Vous, enfants, et vous, jeunes filles, écartez-vous, il pourrait vous faire du mal.
Quoi ! Je suis fou ?
Dame ! c’est à croire ; mais ne vous mettez pas en colère. Regardez seulement un peu votre costume.
Mon costume…
Regardez votre canne à pêche.
Ah ! elle s’est cassée sans que je m’en sois aperçu !
Et vos cheveux, et vos moustaches !…
Ah ! Ah ! Ah !…
Ahahaa, ahahaa… Ohohoha…
Il est fou, il est fou.
Va-t’en, va-t’en !
Le pauvre homme… Le pauvre homme…
Alors, parmi vous, il n’y a personne qui connaisse mon père et ma mère ?…
Je n’y puis plus rien comprendre ;
Me voilà sans aucun parent.
Va-t’en, va-t’en !
(Tout le monde rit :) Ahahoa, ahahoa… Ohohoa…
Oh ! le pauvre homme, le pauvre…
Attendez, je me souviens maintenant d’avoir entendu l’histoire d’Ourashima racontée par ma grand’mère.
On vous a parlé de lui ? Quelle joie ! Oh ! racontez-moi vite ce qu’on vous en a dit.
Vous voulez savoir son histoire ?
Mais oui.
Je vous la raconterai donc.
Il y a combien de temps ? je ne sais !
Mais jadis, au village de Souminoé…
Au village de Souminoé, habitait le fils d’Ourashima. Au large il péchait ; sept jours et sept nuits il resta sans rentrer chez lui. Il aimait, disait-on, une jeune fille très étrange.
Un jour, avec ses parents, il se querella, puis il les quitta. Au large il s’en est allé, et les parents ont pleuré et crié… Mais jamais il n’est revenu. D’Ourashima, mort d’amour, voilà l’histoire.
Mais combien de temps y a-t-il de cela ?
Lorsque ma grand’mère me l’a raconté, il devait y avoir, disait-elle… oui, il y avait trois cents ans environ.
Trois cents ans passés ?
Mais oui.
Ah, ah, ah…
Il est fou, il est fou !
Alors, je n’ai plus de parents au monde ?
Pauvre étranger, qui êtes-vous donc ?
Seriez-vous un des parents d’Ourashima ?
Oh ! vous êtes bons de me parler ainsi. Je suis moi-même le fils d’Ourashima…
Ah ! vous êtes le fils d’Ourashima…
Vous êtes le fils d’Ourashima qui habitait ici il y a trois cents ans ?
Mais oui.
Ce n’est pas croyable…
Ça n’a pas de sens.
Ahahaa, ahahaa… Ohohoo.
Certes, il est fou.
Il est fou, il est fou.
Il est fou, il est fou.
Ô ! tristesse ! Les âmes de mes parents morts ne répondent plus à mon appel… Seules les vagues de lamer s’avancent avec un bruit sonore.
Il est fou, il est fou.
Je me souviens maintenant du conseil de la princesse de la mer.
Il est fou, il est fou.
Les enfants ont raison qui se moquent de moi comme d’un fou. Est-ce un rêve ?… Trois cents ans ont déjà passé !
Il est fou, il est fou !
Est-ce une réalité ?… Suis-je moi, ou bien un autre ?
Il est fou, il est fou !
Dites-le-moi. Suis-je moi ou bien un autre ?
Il est fou, il est fou !
Moi ou un autre ?
Oh ! le pauvre homme, le pauvre homme.
Mon esprit s’égare…
Oh ! le pauvre homme, le pauvre homme !
Il est fou, il est fou !
Il est fou, il est fou !
Oh ! pauvre voyageur ! C’est un oiseau solitaire revenu à son ancien nid, mais ses pattes sont brisées et ses ailes déchirées.
Ne pouvant retrouver ses parents,
Il pousse un cri déchirant.
La folie viendra pour lui !
Oh ! pauvre voyageur !
Nous le suivrons maintenant.
Nous le suivrons pour le sauver.
Scène IV
Quels regrets quand on se souvient du passé !
Pourquoi les choses du passé n’existent-elles plus, hélas ?
Jusqu’à quand resterai-je égaré, sans conscience, comme le nuage qui flotte, sans savoir si je suis un autre ou moi-même ?
Je me souviens… je me souviens maintenant des paroles que m’a dites mon père en colère. Combien je regrette le passé qui ne reviendra plus ! Je rôde irrésolu sur la même plage, après tant de générations passées, comme la bouée qui flotte sur la mer. Dois-je vivre longtemps ainsi ? Que je suis misérable !…
Pourquoi mon esprit est-il ainsi troublé ? N’ai-je pas la promesse faite à la princesse de la mer ?
Mais que faire ?… Il n’y a pas de chemin sur l’océan aux nombreux replis.
Voici le fou de tout à l’heure.
Essayons de le consoler.
Voyageur, ne regrette pas le passé.
Si j’avais à gravir une montagne, j’atteindrais les sommets les plus élevés.
Si j’avais à parcourir un fleuve, j’irais de sa source à la mer.
Mais comment, sur la mer infinie, retrouver mon idéal ?
Oh ! le pauvre homme ! Il ne veut rien entendre.
À quoi sert-elle, la boîte que vous portez sous votre bras ?
À quoi sert la boîte que j’ai sous mon bras ? Oh ! je m’en souviens maintenant…
Oh ! ma princesse ! Vous m’avez dit que si je portais toujours cette boîte, nous nous retrouverions. Quand luira-t-il, le jour où je vous reverrai ?… Si ce n’est tout de suite, mon cœur va se briser de douleur ; si ce n’est tout de suite, je dirai que vous êtes trop cruelle.
C’est la boîte dans laquelle elle a renfermé son image, et qu’elle me conseilla de ne pas ouvrir. Mais pourquoi suivre maintenant un conseil donné depuis si longtemps ? À quoi bon !
N’ouvrez pas si précipitamment le coffret précieux…
Même lorsque le vent souffle en tempête,
Et que les nuages affolés se dispersent dans le ciel,
Et que vous êtes loin de moi, Ô Yamatohito,
Ne m’oubliez jamais !
Oh ! quel miracle ! L’image, dirait-on, est humaine et divine à la fois.
Mais à quoi la comparer ? Est-ce la déesse des arbres qui fleurissent en mars ?
Ou bien la princesse de la lune qui s’éveille aux étoiles et qui descend sur la terre parmi les fleurs épanouies ?
L’image divine…
…nous éblouit. Oh ! l’image surhumaine et divine. Nous ne l’oublierons jamais !…
Nous avions oublié le fou ; il n’est plus là !
Mon rêve est à jamais fini.
Il est fini pour jamais.
Et je ne suis maintenant qu’un corps sans vie.
Où s’en est-elle allée, ma jeunesse ?…
Elle a disparu comme le nuage
Et me voilà un vieillard maintenant,
Mais je ne maudirai pas mon passé.
Oh ! jeunes gens, j’ai poursuivi une ombre, une chimère idéale, tantôt avec ardeur, et tantôt épuisé de fatigue, et maintenant, je me retrouve vieilli, pitoyable comme un malheureux fou, après que sept générations ont passé.
Mais nous aussi, nous l’avons vue, l’image suprême et divine. Nous l’adorons comme notre idéal et nous voudrions mirer nos âmes dans cette image comme au plus pur miroir.
Mon miroir vieilli et terne ne reflète qu’un visage stupide.
Si ce miroir devient obscur, nous le polirons sans répit ; et son éclat luira éternellement, tel un rayon de lune.
Oh ! jeunes gens, je le vois, vous êtes dignes de confiance. Par vous, se réalisera en ce monde l’image idéale. Vous êtes le présage de la plus grande joie et du plus noble espoir.
Voici le soleil qui se lève à l’est. Les ténèbres se dispersent et les montagnes apparaissent de toutes parts.
Le soleil éclaire le ciel et la terre ; il ne méprise ni ne délaisse aucune des choses créées.
Habitant le ciel, il réchauffe et fait croître toutes les choses de la terre. Ainsi ceux qui vivent dans l’idéal, et qui, purs de tout égoïsme, chérissent également le monde terrestre, arriveront à réaliser, un jour, leur rêve magnanime.