Ourashima/05
ACTE DEUXIÈME
Scène PREMIÈRE
Un air de musique doucement modulé accompagne le chant des vagues. Le rideau se lève, la scène représente un jardin sous-marin au fond de l’océan. De tous côtés croissent des plantes dont les tiges et les feuilles flottent et ondoient légèrement au fil de l’eau, comme de longs écheveaux dévidés.
Çà et là s’élèvent de grandes roches sombres couvertes d’algues et de coquilles. Parmi les feuillages rouges et bruns, parmi des fruits d’argent, de nacre ou de cristal, des poissons des sortes les plus diverses, nagent. La musique entame un air de danse, la foule des poissons arrive en dansant.
Un poisson rouge entre à gauche…
Pakkouri, Pakkouri,
Tsoui-tsoui… Yokkouri,
Pakkouri, tsoui-tsoui.
Allez-vous-en. Faites place. Le prince et la princesse vont paraître. Allez vous cacher derrière les plantes.
Scène II
Une musique très mélodieuse. Le palais de la mer s’élève lentement, tandis que les plantes disparaissent sous les flots. Le toit du palais est en forme de dôme, les colonnes, de corail, ornées d’agate, d’écaille de tortue et de coquillages.
Aux fenêtres, des guirlandes de plantes aquatiques encadrent des rideaux de mousseline soyeuse, brodés de coquilles aux nuances variées. Par ces fenêtres, les vagues passent librement, et les poissons aussi entrent et sortent.
Aux fenêtres de la façade, les rideaux sont relevés.
Les terrasses qui font le tour du palais sont pavées de coquillages blancs et entourées de balustrades de corail. Sur le devant du palais, trois marches de coquillages blancs montent aux terrasses.
Par derrière le palais, on aperçoit des tourelles et d’autres constructions dont les toits dorés étincellent.
À l’intérieur du palais, Ourashima est assis dans un fauteuil de corail ! Il se tient le front de la main gauche et semble pensif. Il porte sur la tête un diadème orné d’un petit dragon d’or. Ses vêtements aux manches longues et étroites descendent jusqu’à terre.
Près de lui, Otohimé se tient debout, la main appuyée au fauteuil d’Ourashima dont elle contemple le visage, en s’inclinant un peu. Ses cheveux, qui forment deux boucles sur le dessus de la tête, sont ornés du même dragon d’or parmi d’autres bijoux. Elle porte aussi un collier et des bracelets d’or et d’argent, mais ses vêtements sont de nuance sombre. Le fauteuil sur lequel elle doit s’asseoir est placé un peu à gauche, sous la fenêtre. Les deux jeunes suivantes, debout, portent un chapeau en forme de poisson.
La musique est de plus en plus douce et assourdie. Ourashima lève la tête et prie des yeux la princesse de s’asseoir. Elle prend place dans le fauteuil que lui offrent les deux jeunes filles.
Que me dites-vous ? et pourquoi l’expression de votre visage est-elle si changée ces jours-ci ? Dans ce palais « d’éternelle joie », les soucis ne doivent pas entrer. Hélas ! le désir de revoir le monde humain vous tourmente ?
Je ne le cache plus : vous m’avez deviné. Trois ans se sont écoulés depuis mon arrivée ici. Trois ans pendant lesquels j’ai vécu avec vous des jours tissés de joie, sans que la moindre pensée triste m’ait effleuré. Avec vous, j’ai touché le bonheur. Cependant…
Toutes les nuits où la lune brille par delà les vagues qui s’entassent en des milliers de couches, la chanson du pêcheur, dolente et triste, s’entend
Sanglotant avec les vagues qui mugissent, elle se lamente avec les flots qui se retirent, c’est une voix humaine qui s’afflige. À l’écouter, mon cœur se brise.
Pour la première fois, j’éprouve une insoutenable tristesse d’avoir quitté le sol natal. Je pleure et voudrais revoir mes parents. Mon cœur, tout plein de leur souvenir, ne cesse de crier vers eux.
Et puis, je ne veux plus goûter seul cette joie profonde. Si vous me permettiez de vous quitter pendant quelques jours, je ramènerais ici ensuite mon père et ma mère.
Vos paroles manquent de sagesse. Ici, loin du monde humain, vous pouvez goûter une joie pure et sans mélange. Mais à peine aurez-vous mis le pied sur la terre et touché des choses impures que ces plantes vertes comme l’émeraude, ces fleurs d’argent se faneront et se dessécheront. Ce palais même disparaîtra pour vous. Vous ne pourrez plus y rentrer : comment alors y ramener vos parents ?
Mais non, mais non. Les branches qui ont fleuri l’année dernière auront des fleurs cette année encore. Quand le chemin est une fois tracé, il n’y a plus de difficulté à le suivre. S’il m’est impossible d’amener ici mes parents…
En rentrant dans mon pays, je composerai un hymne et je chanterai sur ma lyre l’univers de joie éternelle. Et mes paroles seront vraies. Aussi les gens habitués à l’impureté et au mensonge s’éveilleront. Leur cœur redeviendra pur comme la lumière de la lune quand elle éclaire la nuit d’automne.
Si la lumière se faisait dans leur cœur, les nuages d’erreur la voileraient aussitôt. Mais comment pourraient-ils l’entendre, le chant de votre lyre ? Ne sont-ils pas sourds à tout ce qui est vrai ? Au milieu d’eux, vous redeviendriez semblable à eux. Il faut être fidèle et ne poursuivre qu’un dessein : le pêcheur qui tenterait de prendre deux poissons, l’un à droite, l’autre à gauche, les laisserait fuir tous les deux.
Ne formez pas de projets irréalisables… Mais plutôt, admirez, là-bas, les poissons qui viennent danser pour vous distraire…
Scène III
visions du père et de la mère
Une musique très mélodieuse. À gauche, une cinquantaine de poissons mâles et femelles entrent en scène.
Les uns sont vêtus de couleurs vives et les autres de mêmes teintes, mais plus pâles. Chaque couple porte la même nuance. L’ensemble donne l’impression d’un arc-en-ciel. Ils se rencontrent en face du palais et se croisent.
Au loin, les nuages flottent dans l’air et bordent les vagues qui s’étendent jusqu’à l’horizon. Les brouillards s’épandent entre les châteaux et les donjons montent jusqu’au ciel.
Vous êtes entré par hasard dans un monde féerique, et vous y êtes resté une demi-journée comme invité…
…Cependant, quand vous retournerez dans votre pays natal, vous trouverez un petit-fils de sept générations passées.
Toujours les parents
Cherchent les enfants.
Mais bien rarement
Ceux-ci,
Leurs parents.
Les parents s’irritent
Contre le fils égaré,
Mais ils le rechercheront plus tard…
Surtout s’il fut un peu fou,
Et plus encore s’il est un ingrat.
Ô ma mère et mon père !
Scène V
Le toit du palais va disparaître, la musique cesse, une troisième chanson de matelot reprend tout à coup.
Parents, envoyez vos enfants
Dans des pays lointains ;
Car ils y feront des expériences
Pénibles ou douloureuses,
Mais qui leur sont profitables.
Vous dites qu’après notre séparation, il ne nous sera plus possible de nous retrouver… À vous entendre, mon cœur me fait mal comme s’il se brisait… Pourtant, le désir de revoir mon pays est plus fort que tout. Je ne peux plus rester ici.
Plus je goûte votre amour sincère et précieux, plus je désire revoir mes parents.
Permettez-moi d’enfreindre votre volonté et de rentrer une fois au moins dans mon pays natal.
Je ne peux vous arrêter par aucun moyen. Mais si notre séparation doit être éternelle, n’oubliez pas notre serment ni l’image de mon visage. L’amour est un fil d’or qui lie les humains ; quand le fil serre trop fort, on s’en lasse ; on souffre s’il n’unit pas assez étroitement. Mais notre amour, à nous, est un fil bien enchevêtré, et nous ne pouvons dire quand il se brisera.
Pour vous sauver des difficultés que vous allez trouver sur votre route et que je prévois, laissez-moi vous donner cette boîte ; c’est un talisman infaillible qui vous aidera et vous sauvera.
Cette boîte renferme l’image de mon visage. Si votre cœur reste fidèle, n’ouvrez pas cette boîte. Gardez-la seulement sur vous, toujours…
Si vous ne l’ouvrez jamais, vous resterez toujours jeune, et notre amour refleurira… Songez à nos promesses éternelles….
Je la garderai comme le plus précieux des souvenirs et je me rappellerai toujours l’univers d’« éternelle joie » où vous m’avez conduit.
Je suis heureux d’être l’époux toujours chéri de la princesse de la mer.
Nous nous séparons maintenant, mais nous nous reverrons encore.
Est-ce joie ou tristesse, nous ne pouvons le distinguer.
Partir me cause une peine infinie ; mais adieu, dame de mon âme, je reviendrai.
Adieu, adieu, ô ma princesse !