Ourson Tête-de-fer (Aimard)/II

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II

Comment Boute-Feu et son ancien engagé jouèrent aux dés et ce qui s’ensuivit.

Lorsque les deux flibustiers arrivèrent à la porte de l’Ancre-Dérapée, un spectacle si bizarre s’offrit soudainement à leurs yeux que, malgré eux, il s’arrêtèrent un instant sur le seuil et promenèrent avec surprise leurs regards autour d’eux.

À la lueur de lampes, dont la fumée, mêlée à celle des pipes et des cigares, roulait en nuages noirâtres au-dessous du plafond, on apercevait, comme à travers un brouillard, les têtes énergiques et grimaçantes d’une foule d’habitants, de boucaniers et de Frères de la Côte, dont les traits contractés par la passion du jeu et par l’ivresse prenaient une expression sinistre aux reflets changeants des lumières incessamment agitées par le vent.

Au milieu de la salle, sur une longue table improvisée avec des planches et des tonneaux, des masses d’or s’entassaient devant un homme qui, le cornet à la main, le regard insolent et railleur, secouait les dés d’un air de défi en apostrophant les flibustiers groupés autour de la table.

Derrière lui se tenaient une dizaine d’Espagnols, hommes et femmes, prisonniers faits dans la dernière expédition, et qui avaient servi d’enjeu suprême à leurs derniers maîtres.

– Voilà le boucanier auquel nous avons affaire, dit Vent-en-Panne. Suis-moi.

Ourson jeta un regard distrait sur l’homme que lui désignait son compagnon : il reconnut Boute-Feu.

À cette vue, ses sourcils se froncèrent, une pâleur livide envahit son visage, et, malgré lui, il fit un pas en arrière.

— Qu’as-tu donc ? lui demanda Vent-en-Panne, qui s’aperçut de son émotion. Ah ! reprit-il, au bout d’un instant, je comprends : tu as reconnu ton ancien maître.

— Oui, dit Ourson d’une voix sombre, c’est lui, en effet.

— Que t’importe ? Tu es libre maintenant et tu n’as rien craindre.

— Je ne crains rien, murmura le capitaine, comme s’il se fût parlé à lui-même.

— Alors, viens.

— Tu as raison, dit Ourson avec un sourire d’une expression étrange, allons ! aussi bien peut-être, mieux vaut-il en finir.

— Quelle est ton intention ? lui demanda Vent-en-Panne avec une nuance d’inquiétude.

— Dieu m’est témoin que je ne cherchais pas cet homme, que je faisais, au contraire, tout ce qui dépendait de moi pour l’éviter. Lorsque tout à l’heure, tu m’as rencontré sur la plage et que tu m’as demandé de accompagner ici, je t’ai refusé, n’est-ce-pas ?

— C’est vrai.

— Il est donc bien constaté que c’est le hasard seul qui nous met en présence aujourd’hui.

— Je veux que le diable m’emporte, s’écria Vent-en-Panne, si je comprends un traître mot à tout ce tu me dis.

Le capitaine releva la tête et regarda son compagnon avec une expression indicible de raillerie et de triomphe.

Puis au bout d’un instant, il passa son bras sous celui de Vent-en-Panne :

— Viens, dit-il. Tu m’as reproché souvent de ne pas jouer : eh bien ! ce soir, vive Dieu ! tu assisteras à une partie dont toi et tous nos Frères garderez un long souvenir.

— Tu vas jouer ! s’écria Vent-en-Panne au comble de la surprise.

— Oui, une partie suprême.

-Et avec qui ?

— Avec cet homme qui a si insolemment dépouillé nos Frères, fit Ourson en étendant le bras vers le boucanier.

— Avec Boute-Feu ?

— Oui et au lieu que j’assiste à ta partie, ce sera toi qui serviras de témoin à la mienne, ajouta le capitaine.

— Prends garde ! dit Vent-en-Panne.

— Ma résolution est prise. Viens.

— À la grâce de Dieu ! murmura le flibustier en suivant son compagnon.

Ils pénétrèrent alors dans la salle, et, se frayant un passage à travers les groupes, ce qui ne leur fut pas difficile, car tous deux étaient fort considérés de leurs compagnons, ils arrivèrent bientôt devant la table occupée par le boucanier, qui, avec un sourire railleur, les regardait s’approcher de lui.

— Ah ! ah ! dit Boute-Feu, avec un rire grossier, est-ce que vous voudriez tenter la chance contre moi, compagnons ?

— Pourquoi non ? répondit Vent-en-Panne.

— Essaye, si le cœur t’en dit, reprit en ricanant le boucanier, je ne demande pas mieux que de t’enlever jusqu’à ton dernier doublon, mon vieux camarade.

— D’abord je ne suis pas ton camarade ; Dieu merci ! Garde donc, je te prie, ces épithètes malséantes pour d’autres, fit le flibustier d’un ton bourru. Quant à m’enlever mon dernier doublon, c’est ce que nous allons voir et pas plus tard que tout de suite.

— Le tien et celui de ton compagnon par-dessus le marché, si, contrairement à ses habitudes, ajouta-t-il avec ironie, il a le courage de se mesurer enfin avec moi.

— Pas d’injures gratuites, Boute-Feu, contre un homme qui ne t’attaque pas, répondit froidement Ourson.

— Je n’ai que faire de tes observations, répondit brutalement le boucanier, et si tu n’es pas content, je suis prêt à te rendre raison où et quand tu voudras et comme il te plaira.

— Je te ferai remarquer, reprit paisiblement Ourson, que rien n’a motivé entre nous la mauvaise querelle que tu me cherches en ce moment, et que je ne me suis en aucune façon mêlé à ta discussion avec mon ami Vent-en-Panne.

À cette altercation si subitement soulevée, un cercle de Frères de la Côte s’était immédiatement formé autour de la table, attendant curieusement ce qui ne manquerait pas de survenir ; car chacun connaissait la haine que Ourson et Boute-Feu entretenaient l’un contre l’autre, et les spectateurs prévoyaient un dénoûment terrible à cette escarmouche de mots si audacieusement entamée par le boucanier.

Boute-Feu n’était pas aimé par les Frères de la Côte ; son bonheur constant au jeu, depuis quelques jours, augmentait encore, s’il est possible, l’éloignement général, et la plupart des assistants nourrissaient l’espoir secret que son adversaire lui infligerait enfin le rude châtiment que, sans doute faute d’occasion propice, il avait si longtemps différé.

Ourson était calme, froid, et, bien qu’un peu pâle, complétement maître de lui.

— C’est bon, répondit Boute-Feu, en haussant les épaules avec dédain ; assez de discussion entre nous. On ne saurait lancer, malgré lui un mauvais chien sur la voie. Restons-en là ; j’admire ta prudence et m’incline devant elle.

— Trêve de rodomontades ! s’écria Vent-en-Panne ; Ourson a raison, c’est toi qui lui as cherché querelle : s’il ne te répond pas en ce moment c’est qu’il a probablement des motifs pour agir ainsi ; mais j’imagine que tu ne perdras rien pour attendre. Jouons, cela vaudra mieux.

— Jouons donc ! dit Boute-Feu. Quel et ton enjeu ?

— Deux mille piastres ; répondit le flibustier en retirant une longue bourse des poches de sa culotte.

— Arrête, dit froidement Ourson, qui posa la main sur le bras de Vent-en-Panne, laisse-moi m’expliquer avec cet homme.

Le flibustier regarda son ami, il vit briller un si sombre éclair au fond de son œil noir, qu’il remit sa bourse dans sa poche et se contenta de répondre ces trois mots :

— À ton aise !

Ourson fit alors un pas en avant, appuya les mains sur la table et, se penchant vers le boucanier :

— Boute-Feu, dit-il d’une voix brève et tranchante, en pénétrant dans cette salle je ne savais pas t’y rencontrer, je ne le désirais pas, car dans mon cœur le mépris égale la haine que j’éprouve pour toi ; mais puisque, poussé par ton mauvais destin, au lieu d’imiter ma conduite réservée et sage, tu n’as pas voulu feindre une indifférence semblable à la mienne, eh bien ! soit, j’accepte la partie que tu me proposes.

— Est-il besoin de tant de paroles oiseuses pour aboutir à ce résultat ridicule ? fit le boucanier, avec son mauvais sourire.

— Peut-être. Écoute-moi : nos Frères ici présents nous serviront de témoins ; nous jouerons trois parties de passe-dix, pas une de plus ; pas une de moins ; tu seras tenu d’accepter les conditions que je te poserai. Acceptes-tu ?

— Mais les parties que tu perdras ?

— Je n’en perdrai pas, répondit-il nettement, entame avec toi une lutte suprême dont, j’en ai la conviction, je sortirai vainqueur.

— Allons donc, tu es fou.

— Tu as peur, c’est bien, je n’insiste pas. Fais-moi, pour les insultes que tu m’a adressées, des excuses devant nos Frères, et je me retirerai à l’instant.

— Des excuses, moi ? vive Dieu ! prends garde à tes paroles.

— Je t’avertis, reprit froidement Ourson en sortant un pistolet de sa ceinture et en l’armant, qu’au moindre geste suspect je te tue comme une bête féroce que tu es.

Le boucanier, ivre de fureur, mais tenu en respect par le long canon du pistolet dirigé sur sa poitrine, jeta un regard circulaire sur les assistants, peut-être pour demander du courage à quelque visage ami.

Tous les flibustiers étaient sombres, silencieux : la seule expression qu’il lut sur leurs traits fut celle d’une joie ironique.

Par un violent effort de volonté, il refoula au dedans de son cœur la colère qui faisait bouillonner son sang, et d’une voix calme, dans laquelle il eût été impossible de surprendre le plus léger tremblement :

— J’accepte ta proposition, dit-il.

— Laquelle ? celle de me faire des excuses ?

— Jamais ! s’écria Boute-Feu.

— Très-bien ; vous avez-entendu, mes Frères, fit Ourson en s’adressant aux assistants.

— Nous avons entendu, répondirent ceux-ci d’une seule voix.

— Donc, voici les conditions de la première partie, reprit le capitaine de sa voix ferme et accentuée ; les dés au nombre de trois et le cornet, également inconnus à toi et à moi, seront pris au hasard.

— Supposes-tu que mes dés soient pipés ? s’écria Boute-Feu d’un ton de menace.

— Je ne suppose et ne veux rien supposer, j’use de mon droit, voilà tout.

Boute-Feu jeta violemment son cornet à terre et le foula aux pieds avec rage.

Toutes les parties avaient été interrompues ; les Frères de la Côte se pressaient curieusement autour de la table, montés sur les bancs, les tables et les barils, afin d’assister à ce duel d’une nouvelle espèce et de mieux voir, retenant leur respiration et faisant un si profond silence qu’on eût entendu le vol d’une mouche dans cette salle, où cependant près de deux cents personnes étaient réunies.

— Voici un cornet et des dés, mon ami, dit, en venant prendre place auprès du capitaine, un homme devant qui tous les Frères de la Côte s’écartèrent avec respect.

— Merci, Montbarts, répondit Ourson, qui pressa affectueusement la main du redoutable flibustier.

Puis, s’adressant à Boute-Feu :

— Nous jouerons chacun un coup, reprit-il ; le point le plus élevé passant dix gagnera, à moins d’une rafle ; cette rafle fût-elle d’as. Est-ce entendu comme cela ?

— Oui, répondu le boucanier d’une voix sourde.

— Nous ne jouerons que trois parties.

— Soit !

— Et j’aurai seul le droit de fixer l’enjeu.

— À moins que je ne gagne.

— Naturellement. Fixons le premier enjeu ; combien as-tu là devant toi ?

— Huit mille sept cents piastres.

— À combien évalues-tu ce que tu possèdes, maisons, meubles, engagés, tout enfin ?

— À pareille somme.

— Tu te fais bien riche, il me semble, dit Ourson en riant.

— As-tu compté avec moi ? répondit brutalement le boucanier ; c’est mon prix.

En ce moment, Ourson sentit qu’on le touchait légèrement à l’épaule, il se retourna.

Derrière lui se tenaient, humbles et désolés, les malheureux prisonniers espagnols.

— Par pitié, señor ! murmura une voix douce et plaintive à son oreille.

— C’est juste, fit Ourson et ces gens, reprit-il, en désignant les prisonniers, combien les estimes-tu ?

— Dix mille piastres, pas un réal de moins.

Le capitaine hésita un instant.

— Au nom de la sainte Vierge, pitié ! señor, reprit la même voix avec un accent de douleur navrante.

— Ainsi le tout forme un total de vingts-sept mille quatre cents piastres, dit Ourson.

— Tu sais compter parfaitement, mon maître, fit en ricanant Boute-Feu ; c’est un beau chiffre, n’est-ce pas ?

— Un beau chiffre ! Je te joue treize mille sept cents piastres pour la première partie.

Un murmure d’admiration circula dans la foule attentive.

— Bien ! Mets au jeu, fit le boucanier avec un sourire narquois.

— Je n’ai pas cet argent sur moi, dit paisiblement Ourson.

— Alors, rien de fait, compagnon ; je ne joue pas sur parole.

Le capitaine se mordit les lèvres ; mais, avant qu’il eût le temps de répliquer, Montbarts l’arrêta d’un geste :

— Je réponds pour lui, dit-il en fixant son regard d’aigle sur le boucanier, qui baissa les yeux d’un air confus.

— Et moi aussi, s’écria Vent-en-Panne. Corne-bœuf ! ce que j’ai, je le lui abandonne de bon cœur.

— Et moi de même, ajouta le beau Laurent, qui fendit la foule et vint s’appuyer contre la table, à deux pas de Boute-Feu.

— Qu’as-tu à dire ? fit Ourson, en pressant les mains tendues vers lui ; trouves-tu que ces garanties soient suffisantes ?

— Oui ; jouons ! mille diables, et que tout cela finisse !

— Voici le cornet, commence.

Le boucanier saisit le cornet sans répondre ; il l’agita quelques instants d’un mouvement fébrile, puis les dés roulèrent sur la table avec un bruit mat.

— Beau point, dit doucement ; Ourson six et six douze et cinq dix-sept. À moi.

Il prit nonchalamment le cornet, l’agita et le renversa.

— Tiens, dit-il en riant, rafle de six, tu as perdu.

— Enfer ! s’écria Boute-Feu, qui devint livide.

— Il paraît que la chance a tourné, reprit le flibustier. À la seconde partie ! Je n’ai plus besoin de répondants maintenant, je joue ce que je t’ai gagné contre ce qui te reste.

Boute-Feu agita nerveusement les dés et renversa le cornet.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il tout à coup avec un rire de triomphe, la chance n’a pas tourné encore : mon maître, regarde, rafle de quatre.

— Oui, répondit Ourson, c’est beau, mais on peut faire mieux. Qu’en penses-tu ? ajouta-t-il.

Les dés avaient amené rafle de cinq.

— Ruiné ! s’écria le boucanier, en essuyant la sueur froide qui inondait son visage pâle comme celui d’un mort.

— Tu l’as dit, compagnon, répondit Ourson en relevant la tête ; tu es ruiné ; mais ce n’est pas tout, oublies-tu donc que nous avons encore une dernière partie à jouer.

— Je ne possède plus rien.

— Tu te trompes ; il te reste quelque chose encore que je veux te gagner.

— Quoi donc ?

— Ta vie ! s’écria-t-il d’une voix terrible ; t’imagines-tu par hasard que j’aie entamé avec toi cette lutte suprême pour le misérable plaisir de te dépouiller de cet or que je méprise ? Non, non, Boute-Feu, c’est ta vie qu’il me faut ! pour te la gagner, je te joue non-seulement toute ta fortune qui est mienne maintenant, mais ma vie encore. Le perdant se brûlera la cervelle, ici, immédiatement, devant tous.

Un frisson de terreur passa comme un courant électrique dans les rangs des Frères de la Côte à cette étrange proposition.

— Ourson ! c’est de la folie cela, s’écria Montbarts.

— Arrête ! arrête ! crièrent vivement plusieurs flibustiers.

— Frères, reprit Ourson avec un froid sourire, je vous remercie de l’intérêt que vous me portez, mais ma résolution est irrévocable ; d’ailleurs, croyez-moi, je joue à coup sûr, cet homme est condamné ; voyez-le, la terreur l’a déjà presque terrassé ; l’orgueil seul le soutient encore. Je consens cependant à lui donner une dernière chance de sauver sa vie : qu’il confesse publiquement ses crimes et qu’il en demande humblement pardon. À cette condition, je lui pardonne.

— Jamais ! s’écria Boute-Feu, arrivé au paroxysme de la rage. Ta vie ou la mienne, soit ! L’un de nous est de trop sur terre et doit disparaître ; jouons donc cette dernière partie, et sois maudit !

Il jeta les dés en détournant les yeux.

Un cri de stupeur s’éleva dans la foule.

Il avait amené rafle de cinq.

— C’est presque le coup de tout à l’heure, dit Ourson en ramassant les dés avec indifférence et les remettant dans le cornet ; mais ne te hâte pas de triompher, tu es plus près de la mort que tu ne supposes.

— Joue ! joue donc ! s’écria le boucanier d’une voix sifflante, la poitrine oppressée, les yeux hagards, en proie à une angoisse que nulle expression ne saurait rendre.

— Frères, reprit Ourson toujours impassible, ceci est le jugement de Dieu. Afin de bien vous prouver que cet homme est irrémissiblement condamné par la justice divine, je ne toucherai même pas le cornet ; l’un de vous jouera pour moi ce coup suprême.

— Ce ne sera pas moi ! s’écria Montbarts. C’est tenter Dieu, cela !

— Tu te trompes, Frère ! c’est au contraire faire éclater devant tous son infaillible puissance ; prends le cornet et jette les dés.

— Non, sur mon âme, je ne le ferai pas.

— Je t’en prie, Frère.

Montbarts hésitait.

– Joue donc, as-tu peur ? joue, répétait machinalement Boute-Feu, replié sur lui-même comme un tigre aux aguets, les mains crispées sur la table, le regard fixe et égaré.

Le flibustier mit presque de force le cornet dans la main de Montbarts.

— Va, et ne crains rien, dit-il.

— Que Dieu me pardonne ! murmura Montbarts et il jeta les dés en détournant la tête.

— Au même instant, un cri strident se fit entendre, qui n’avait rien d’humain : Ourson fut brusquement tiré en arrière par une main inconnue ; un coup de feu retentit et une balle alla, avec un sifflement sinistre, se loger avec un bruit mat dans une des poutres du plafond.

Tout cela se passa si rapidement qu’une minute à peine s’écoula entre le cri et le coup de feu.

Quand les flibustiers revinrent de la stupeur causée par cet incident étrange, ils aperçurent le boucanier renversé sur la table et maintenu, malgré ses efforts, par la main puissante du beau Laurent ; il tenait encore dans ses doigts crispés le pistolet fumant.

Les dés en tombant avaient amené une rafle de six.

Heureusement pour Ourson, deux personnes veillaient sur lui : la première, la prisonnière espagnole qui l’avait bravement attiré en arrière, au risque de devenir elle-même victime de son dévouement ; la seconde, le beau Laurent, qui surveillait attentivement le boucanier, et avait détourné le coup.

Montbarts fit un geste pour réclamer le silence.

Chacun se tut.

— Frères, reprit le flibustier vous avez tous été témoins de ce qui vient de se passer.

— Oui ! oui s’écrièrent les Frères de la Côte d’une seule voix.

— Donc, vous reconnaissez comme moi que nous avons le droit d’user de nos priviléges, et de juger l’assassin ?

— Oui, répondit Vent-en-Panne au nom de tous, il doit être jugé ici même, tout de suite.

— C’est bien, Frères, dit Montbarts, que décidez-vous de cet homme, après le lâche attentat dont il s’est rendu coupable ?

— Il doit mourir, répondirent les assistants d’une seule voix.

— C’est votre jugement ?

— Oui, la mort, répondirent tous les Frères de la Côte.

— Armez une embarcation, qu’il soit à l’instant conduit sur la roche du Requin.

Plusieurs hommes s’élancèrent hors de la salle et quittèrent aussitôt l’auberge.

Ce fut en vain que Ourson intercéda pour que le misérable fût laissé libre de se brûler la cervelle, les flibustiers demeurèrent inflexibles.

Quelques minutes plus tard, Boute-Feu, solidement garotté et transporté dans une pirogue, quittait le Port-Margot, sous la conduite de dix flibustiers commandés par Montbarts, qui avait voulu exécuter lui-même la sentence.

Cette sentence était terrible.

La roche du Requin s’élevait à fleur d’eau à six lieues au large ; à chaque marée, la mer la recouvrait entièrement.

L’homme condamné par la justice implacable des flibustiers était abandonné sans vivres et sans armes sur cette roche, pour y attendre la mort dans des angoisses et des tortures horribles.

Tel était le sort réservé à Boute-Feu.

Une heure avant le lever du soleil, au moment où la marée commençait à monter, la pirogue accosta le débarcadère ; Montbarts et ses compagnons débarquèrent froidement, en hommes qui viennent d’accomplir un devoir.

À cette heure déjà probablement le boucanier n’existait plus.