Ourson Tête-de-fer (Aimard)/IV

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IV

Comment les flibustiers rencontrèrent le Poletais occupé à cerner tout seul une Cinquantaine espagnole.

Il faisait sombre encore ; le froid était vif ; à l’horizon les flots de l’océan des Antilles commençaient à prendre des teintes d’un rouge sanglant, le soleil n’allait pas tarder à surgir du sein des eaux.

Les voyageurs suivaient un chemin étroit et rocailleux bordé de chaque côté par les touffes vertes des sassafras ; ça et là surgissaient des groupes de cocotiers qui, aux derniers souffles de la brise expirante, balançaient leurs têtes touffues.

Au loin on apercevait la masse sombre et imposante de la plus épaisse forêt de l’Artibonite, dominée par le haut piton du morne de Curidas.

Le désert commençait à s’éveiller et tous ses hôtes mystérieux saluaient à leur manière le retour du jour.

Les horribles pipas, crapauds à voix de bœuf, mugissaient au bord de quelque marais ignoré, au-dessus duquel tournoyaient en bourdonnant des myriades de mapires et de moustiques ; le campanero ou oiseau-cloche lançait à intervalles égaux sa note vibrante et monotone, les singes piaillaient à qui mieux mieux, les pecaris et les conocushi grognaient sourdement dans les broussailles épineuses, et de grands gypaètes à l’envergure énorme formaient d’immenses cercles dans l’air en poussant des cris rauques et saccadés, auxquels se mêlaient les miaulements stridents des chats sauvages et les chants joyeux des milliers d’oiseaux de toutes espèces et de toutes couleurs frileusement blottis sous la feuillée.

Les voyageurs marchaient bon pas, autant pour s’échauffer, car les matinées sont froides à Saint-Domingue, que pour réparer le temps perdu dans les préparatifs de l’expédition maintenant commencée.

Depuis la sortie de la ville, aucune parole n’avait été prononcée.

Les flibustiers fumaient leurs courtes pipes ; quant aux Espagnols, ils réfléchissaient sans doute a l’événement heureux et inespéré qui les faisait libres alors qu’il ne leur restait plus que la triste perspective d’un éternel esclavage.

Cependant lorsque l’ombre eut complétement disparu pour faire place à cette éclatante lumière tropicale devant laquelle les jours les plus beaux de notre vieille Europe semblent ternes et brumeux, les voyageurs se rapprochèrent peu à peu les uns des autres, et quelques mots s’échangerent entre les différents groupes qui composaient la caravane.

Ourson Tête-de-Fer si calme, si froid et si maître de lui habituellement, semblait préoccupé, inquiet même ; il regardait incessamment soit en arrière, soit à droite ou à gauche, répondant tout de travers aux questions que lui adressait son compagnon, parfois même s’arrêtant court sans motif apparent, puis se remettant à marcher d’un air de mauvaise humeur.

— Pardieu, lui dit Vent-en-Panne, je ne sais quelle mouche t’a piqué, mais tu n’es pas aimable ce matin : voilà quatre fois que je t’adresse la même question sans que tu daignes me répondre.

— Je ne t’ai pas entendu, dit le capitaine du ton d’un homme qui se réveille en sursaut.

— Alors, c’est autre chose ; il paraît que tu deviens sourd.

— Sourd, moi ?

— Dame ? puisque tu n’entends pas. Prends garde, camarade, ajouta Vent-en-Panne en se penchant à l’oreille du capitaine, si cela continue, je croirai que le beau Laurent avait raison hier soir.

— À quel propos fais-tu intervenir le beau Laurent dans tout ceci ? répondit-il en tressaillant malgré lui.

— Pardieu ! ne disait-il pas que ton intérêt pour les prisonniers espagnols avait sa source dans les yeux noirs de l’une des señoras, peut-être même de toutes les deux.

— Je n’ai pas même jusqu’ici aperçu leur visage.

— Raison de plus, camarade.

— Tu es fou.

— Naturellement, cher ami, et toi tu es sage, c’est convenu ; seulement, si fou que je sois, si j’étais à ta place, eh bien ! au lieu de laisser échapper une occasion qui peut-être ne se retrouvera jamais, je m’approcherais de ces dames et j’entamerais résolument la conversation avec elles.

— Qu’y gagnerais-je ?

— Le plaisir d’entendre une voix douce et mélodieuse caresser ton oreille, n’est-ce donc rien ?

— Mais de quoi les entretiendrais-je ?

— Pardieu ! te voilà bien empêché ! Parle-leur de tout et de bien d’autres choses encore, du jour, de la nuit, du temps qu’il fait et de celui qu’il fera.

— Joli sujet d’entretien et intéressant surtout ! fit-il en haussant les épaules avec dédain.

— Plus intéressant que tu ne supposes, et je t’en vais donner la preuve à l’instant.

— Toi ?

— Ce ne sera pas long ; tu vas voir.

Vent-en-Panne s’arrêta et, lorsque les dames se trouvèrent auprès de lui :

— Pardon, señora, dit-il poliment à celle dont le cheval était le plus rapproché, je crois m’apercevoir que votre cheval est mal sanglé ; permettez-moi de m’en assurer.

— Faites, señor, répondit doucement la dame.

Vent-en-Panne visita sérieusement la sangle.

— Je m’étais trompé, dit-il au bout d’un instant, tout est en parfait état.

— Je vous remercie de cette attention, señor.

— Seriez-vous assez bon, señor, dit la seconde dame d’une voix basse et presque inarticulée, pour me permettre de vous adresser une question ?

— Je suis tout à vos ordres, señora, répondit Vent-en-Panne en saluant respectueusement, ainsi que mon compagnon, ajouta-t-il en désignant Ourson Tête-de-Fer qui marchait auprès de lui et qui, se voyant si brusquement mis en scène, ne savait plus quelle contenance tenir.

— Marcherons-nous longtemps encore ? reprit la dame.

— Il m’est impossible de vous faire une réponse positive, señora, par la raison fort simple que je l’ignore comme vous.

— Vous savez cependant en quel lieu vous nous conduisez, dit la dame avec insistance.

— À peu près, oui, señora.

— Comment, à peu près ? fit l’Espagnole avec un rire frais et mélodieux.

— Vous êtes indiscrète, Lilia, prenez garde, lui dit sa compagne.

— Indiscrète, moi ? se récria-t-elle, pourquoi donc, ma chère Elmina ?

— Parce que vous devriez voir que ces cavaliers ont sans doute des motifs graves pour ne pas répondre autrement.

— Vous nous faites injure, señora, dit doucement Ourson Tête-de-Fer en se mêlant tout à coup à la conversation ; ce que mon ami vous a dit est, je vous l’affirme, l’exacte vérité.

— Je vous crois, señor, répondit doña Elmina avec émotion, vos procedés envers nous ont été jusqu’à présent trop nobles et trop généreux pour que nous mettions un instant vos paroles en doute.

— Pardon ! señora, si vous me le permettez, je vous expliquerai en deux mots cette affaire qui, avec raison, vous intrigue. Vous savez que nous sommes en état de guerre continuelle avec vos compatriotes ?

— Oui, je le sais, répondit doña Elmina avec une légère altération dans la voix.

— Il nous faut donc user d’une extrême prudence pour approcher des frontières espagnoles, si nous ne voulons risquer de tomber dans une embuscade.

— Mais, dit avec animation doña Lilia, avec nous ce danger n’existe pas. Si on nous attaquait…

— Silence, Lilia, au nom du ciel s’écria vivement doña Elmina en posant la main sur le bras de sa compagne.

— Or nous sommes marins, nous autres, et par conséquent nous ne connaissons que très-mal les parages dans lesquels nous nous trouvons, reprit en souriant le capitaine ; nous sommes donc à la recherche d’un boucanier de nos amis, qui chasse dans les environs et qui nous procurera sans doute les moyens d’atteindre sans encombre une ville ou un bourg espagnol quelconque voilà tout le mystère, señora.

— Je vous remercie, caballero ; l’affaire est très-simple et je reconnais, qu’effectivement votre ami ne pouvait me répondre autrement qu’il l’a fait.

Les Espagnols s’étaient rapprochés sans affectation et ils écoutaient l’entretien d’un air assez mécontent, comme si leur intraitable orgueil castillan se fut blessé de voir que deux señoras consentissent a causer ainsi avec des ladrones, bien que ces ladrones leur eussent rendu un immense service.

Les flibustiers jugèrent inutile de continuer plus longtemps une conversation à laquelle trop de personnes se trouveraient avoir part ; ils saluèrent donc respectueusement les deux dames et regagnèrent leur poste à la tête de la caravane.

— Eh bien, dit en riant Vent-en-Panne à son ami, tu vois que cela n’a pas été difficile.

— C’est vrai, mais à quoi cela nous a-t-il servi ?

— Comment ! à quoi cela nous a servi ? mais d’abord a savoir les noms de ces deux dames, noms que, entre parenthèses, je trouve charmants, et toi ? ensuite à découvrir que nos ex-prisonniers sont des gens beaucoup plus importants qu’il ne leur plaît sans doute de le paraître.

— Et quand et comment as-tu fait cette belle découverte ? dit-il avec ironie.

— Le plus naturellement du monde, lorsque doña Lilia a été brusquement interrompue par sa compagne, au moment où elle allait probablement laisser échapper son secret.

— Oui, je me le rappelle à présent ; en effet, cela m’a frappé.

— Mais voici que nous entrons dans la plaine de l’Artibonite, reprit Vent-en-Panne : attention ! Dans une heure, peut-être plus tôt, nous rencontrerons le Poletais.

Il était environ dix heures et demie du matin ; la caravane marchait depuis plus de six heures ; la route qu’elle suivait, au lieu de la conduire dans la forêt, l’avait menée au centre d’une savane immense couverte de hautes herbes, d’épaisses futaies, et coupée ça et la par des marécages et des cours d’eau assez larges, mais peu profonds. Le morne de Curidas, laissé un peu sur la droite, dominait toute la plaine de sa masse sombre et imposante.

La chaleur devenait accablante ; les prisonniers espagnols, gens riches sans doute et habitués à tous les raffinements du luxe et du confort, paraissaient beaucoup souffrir de la fatigue ; ils n’avançaient plus qu’avec peine, trébuchant à chaque pas sur les cailloux de la route, mais silencieux, résignés, ne laissant pas échapper une plainte.

Quant aux flibustiers, rompus de longue date à la vie du désert, habitués à surmonter, comme en se jouant, les plus grands obstacles, ils continuaient à marcher d’un pas égal et sûr.

— Je crois, dit le capitaine, que, malgré leur stoïcisme castillan, nos ex-prisonniers ne seraient pas fâchés de prendre une heure ou deux de repos, qu’en penses-tu compagnon.

— Je suis de ton avis ; ils ont peine à nous suivre ; aussi je cherche un emplacement convenable pour établir un campement, répondit Vent-en-Panne.

La caravane traversait en ce moment un bois très touffu et qui semblait s’étendre assez loin dans toutes les directions.

— Nous nous arrêterons, à l’ombre, continua le flibustier, lorsque nous atteindrons la limite du couvert ; il ne serait pas prudent de faire halte dans l’endroit où nous sommes. J’aime assez voir clair autour de moi ; je me méfie de ces murailles de lianes et de feuilles, on ne sait jamais ce qui se cache derrière.

À peine Vent-en-Panne avait-il prononcé ces paroles qu’un coup de feu éclata à une distance assez rapprochée et une voix mâle et sonore s’écria d’un ton de menace :

— J’ai défendu de tirer sous peine de mort, corbleu ! À quoi bon gaspiller ainsi de la poudre inutilement, mille diables ! puisque ces gavachos maudits sont cernés et qu’ils ne sauraient nous échapper ?

Les voyageurs tressaillirent et s’arrêtèrent instinctivement.

Ils pressentaient une scène de lutte et peut-être de carnage, comme il ne s’en passait que trop souvent au fond de ces déserts ignorés, lorsque les Espagnols et les boucaniers se trouvaient subitement en présence.

— C’est le Poletais, dit Vent-en-Panne à l’oreille du capitaine. Il doit y avoir quelque diablerie là-dessous ; attention !

Un certain bruit, comme celui que produit la marche pesante d’un détachement armé, s’entendit alors sous bois.

— Nous ne sommes pas dupes de votre ruse, répondit en castillan une voix hautaine ; les gens auxquels vous parlez n’existent que dans votre imagination.

— Vous croyez ? reprit aussitôt le Poletais en ricanant ; je vous répète que vous êtes cernés par des forces considérables ; prenez y garde ! au moindre mouvement que vous tenterez, on fera feu sur vous de tous les côtés à la fois.

Les Espagnols semblèrent prendre au sérieux la menace car le bruit de la marche du détachement cessa aussitôt.

— Montrez-vous au moins, reprit l’officier espagnol avec impatience, montrez-vous ; que nous sachions à qui nous avons affaire.

— Vous nous verrez plus tôt que vous ne le pensez, dit le Poletais de sa voix goguenarde ; vous vous êtes fourrés dans un guêpier ; tant pis pour vous, mes maîtres ! il ne vous reste qu’un moyen d’en sortir, je vous en avertis, c’est de mettre immédiatement bas les armes et de vous rendre à discrétion.

— Nous ne pouvons traiter avec un ennemi invisible, reprit la même voix, qui sans doute était celle de l’officier commandant la Cinquantaine espagnole.

— À votre aise ! Je vous donne cinq minutes pour vous décider.

Il y eut un silence.

Les acteurs toujours invisibles de cette scène se consultaient entre eux probablement.

Ourson dit quelques mots à voix basse à Vent-en-Panne ; celui-ci répondit par un geste d’assentiment ; puis il appela d’un coup de sifflet doucement modulé les quatre engagés auprès de lui et leur donna ses ordres, tandis que le capitaine s’approchait des prisonniers.

— Señores, dit Ourson, il se passe autour de nous des choses étranges, ainsi que vous l’avez entendu ; quelques-uns de nos compagnons sont aux prises avec une Cinquantaine ; donnez-moi votre parole d’honneur de rester neutres et, quoi qu’il arrive, de ne pas prononcer un mot, de ne pas faire un geste qui puissent révéler notre présence dans ce bois ; si vous refusiez de prendre cet engagement, le soin de notre sûreté nous contraindrait à des mesures qui répugnent à notre délicatesse, surtout dans la situation où nous sommes placés vis-vis les uns des autres.

– Señor, répondit avec noblesse un des prisonniers, votre conduite envers nous a été trop chevaleresque pour que nous hésitions à prendre l’engagement que vous nous demandez. Au nom de mes compagnons et au mien, je vous donne ma parole d’honneur que, quoi qu’il arrive, nous conserverons la plus stricte neutralité ; nous n’en sortirons que pour vous venir en aide, au cas où la fortune se déclarerait contre vous, et que votre liberté ou votre vie seraient en danger.

— J’accepte votre parole, caballero, reprit le capitaine, et, après avoir courtoisement salué l’Espagnol, il rejoignit Vent-en-Panne.

Sur l’ordre de celui-ci, les engagés avaient disparu sous le couvert, en se glissant, comme des serpents, à travers les buissons et les broussailles.

— Les cinq minutes sont écoulées, dit le Poletais, vous rendez-vous, oui ou non ?

— Nous ne nous rendrons pas à des ennemis invisibles, répondit immédiatement l’officier espagnol.

— Ah ! eh bien, nous allons rire ! cria le boucanier de son ton le plus goguenard. Attention ! mes braves.

— Nous sommes prêts, capitaine ! crièrent, avec un accent de menace, plusieurs voix partant de divers côtés à la fois.

Et un bruit formidable de branches cassées se fit entendre dans les broussailles.

C’étaient les engages de Vent-en-Panne et de Ourson qui donnaient la réplique.

— Faut-il tirer ? cria Vent-en-Panne.

— Pas encore ! répondit le boucanier, sans s’émouvoir ni paraître étonné de ce secours qui lui tombait littéralement du ciel si à l’improviste ; prends vingt hommes avec toi, Vent-en-Panne, et ferme la retraite aux gavachos.

— Ourson Tête-de-Fer occupe déjà cette position avec quinze hommes, répliqua aussitôt Vent-en-Panne.

— Bien, pas de quartier ! Ourson, tu m’entends ? Il faut châtier ces drôles comme ils le méritent, reprit imperturbablement le Poletais.

– Sois tranquille frère, pas un n’échappera, répondit Ourson d’une voix ferme.

Les Espagnols, atterrés d’entendre parler tant d’individus à la fois, lorsqu’ils supposaient n’avoir affaire qu’à un seul, et terrifiés par les noms de Vent-en-Panne et de Ourson Tête-de-Fer, dont la réputation formidable les glaçait de terreur se crurent réellement perdus et n’essayèrent pas de résister davantage.

— Nous nous rendons, cria l’officier. Quartier au nom de la très-sainte Trinité, señores ladrones !

— Jetez vos armes, dit le Poletais. Quatre hommes à moi pour ramasser les lances de ces drôles !

Vent-en-Panne, Ourson et deux engagés s’avancèrent dans la direction du Poletais, qui, embusqué derrière un buisson, riait comme un fou de la charmante plaisanterie qu’il avait faite.

— Qu’as-tu de monde avec toi ? lui demanda Vent-en-Panne.

— Je suis seul, répondit le Poletais. Ces drôles m’ont surpris pendant que mes trois engagés étaient en chasse. C’est égal, Frères, ajouta-t-il en tendant la main aux deux flibustiers, vous pouvez vous flatter d’être arrivés à temps ; ma position commençait à être sinon mauvaise du moins assez embarrassante.

— Ton idée de cerner ta Cinquantaine est magnifique, s’écria Vent-en-Panne avec enthousiasme, c’est pour moi la plus haute expression de l’audace.

— Tu plaisantes, je n’avais que ce moyen-là pour me tirer du mauvais pas où j’étais ; c’est égal, quand j’ai entendu ta voix amie, j’ai éprouvé un fier soulagement ; mais ne donnons pas aux gavachos le temps de se raviser, allons prendre leurs armes.

Ils quittèrent alors leur embuscade et s’avancèrent vers la Cinquantaine, le fusil armé, le doigt sur la détente et prêts à faire feu au moindre mouvement suspect de leurs ennemis.

Mais ces précautions étaient inutiles, les Espagnols ne songeaient nullement à recommencer la lutte.