Ourson Tête-de-fer (Aimard)/XI

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XI

Comment la Taquine et le San-Juan-Bautista se rencontrèrent.

Nous avons laissé la Taquine à la cape courante, sous son grand hunier au bas ris, ballotée dans tous les sens par une mer furieuse, dont les lames gigantesques déferlaient sur l’avant presque sans interruption.

L’ouragan dura quarante-huit heures, augmentant constamment d’intensité, et prit enfin de telles proportions, que le navire fut contraint de prendre la cape sèche, cas extrêmement rare en marine, c’est-à-dire que toutes les voiles furent serrées, les mâts de perroquet dépassés, les mâts de hune calés, les basses vergues affalées sur les porte-lofs, et que le bâtiment ne se tint plus en travers que par le seul effet de sa barre, que quatre hommes, les plus robustes de tout l’équipage manœuvraient à grand’peine.

La Taquine fatiguait beaucoup ; le pont, sans cesse balayé par les lames, était inhabitable ; l’équipage, accablé de fatigue, commençait à faire entendre de sourds murmures que les officiers ne parvenaient que difficilement à étouffer.

L’expédition commençait sous de sombres auspices ; déjà on rappelait tout bas le chiffre fatal de treize, et, la superstitieuse crédulité des matelots aidant, les choses menaçaient de prendre bientôt des proportions très-graves.

Seuls, le capitaine Ourson, l’Olonnais, le Poletais et deux ou trois autres demeuraient calmes, froids, impassibles et, les yeux fixés vers le ciel, ils attendaient avec confiance la fin de l’ouragan.

Cependant le troisième jour, pendant le quart de quatre à huit heures du matin, la tempête sembla vouloir se calmer, le vent baissa visiblement, bien que la mer continuât, selon l’expression maritime, à manger le navire ; à neuf heures la brise se fit maniable, à midi la Taquine faisait bonne route, deux ris dans les huniers.

Pour la première fois depuis trois jours, les officiers prirent la hauteur du soleil et firent le point.

On se trouvait par le travers de Saint-Christophe, c’est-à-dire sur le passage des bâtiments qui viennent d’Europe ou qui y retournent.

L’équipage avait repris toute sa gaieté ; les marins, tout en fourbissant leurs armes et rétablissant à bord l’ordre et la propreté un peu négligés pendant le coup de vent, sa raillaient de la panique passée et, avec leur insouciance habituelle, ils ne parlaient plus que des parts de prises qu’ils comptaient obtenir et des richesses dont ils s’empareraient.

Vers quatre heures de l’après-dînée, Pierre Legrand qui était de quart, se promenait de la dunette au grand mât, surveillant la voilure, regardant la mer qui se calmait de plus en plus, et jetant de temps en temps, un regard à l’habitacle, lorsque la vigie placée en haut du mat de misaine fit entendre le cri :

— Navire !

Pierre Legrand s’élança vivement sur l’avant.

— Hé ! de la vigie ! cria-t-il en se faisant un porte-voix de ses deux mains.

— Holà ! répondit le matelot.

— Où vois-tu le navire ?

— Par notre hanche de tribord, à quatre milles au vent.

— Est-ce un trois-mâts.

— Non, c’est un brick assez ras sur l’eau et bien espalmé.

— Préviens le capitaine, matelot, dit le lieutenant en s’adressant à Alexandre qui, son sifflet de maître d’équipage à la main, se tenait près de lui.

Alexandre transmit l’ordre à un homme, qui s’affala aussitôt par le panneau de l’arrière.

— Quelle route fait ce navire ? reprit alors Pierre Legrand.

— Il vient sur nous, dit la vigie ; il nous a aperçus.

— Tu en es sûr ?

— Oui, il a loffé de deux quarts.

— Alors c’est un gavacho.

En ce moment le capitaine parut sur le pont, portant une longue-vue en bandoulière.

Il jeta un regard scrutateur sur le point de l’horizon où devait se trouver le navire signalé, puis sans prononcer un mot, il s’élança dans les enfléchures et en un instant il se trouva dans la grande hune ; de là il monta au sommet du grand mât de perroquet, mit sa lunette au point et regarda.

Tout l’équipage se tenait immobile et silencieux sur le pont.

Ce mot magique : navire ! avait galvanisé les plus lents et les plus insouciants ; navire ! c’est-à-dire une proie, du butin, de riches dépouilles peut-être, un combat certainement contre leurs implacables ennemis ; aussi l’anxiété et l’impatience des flibustiers étaient-elles grandes, tandis que le capitaine continuait froidement et minutieusement l’examen du bâtiment signalé.

Quelques minutes s’écoulèrent ; enfin Ourson Tête-de-Fer redescendit lentement sur le pont.

— Messieurs, dit-il en soulevant son chapeau, ce bâtiment est un brick espagnol ; il vient de virer de bord, mais, avec l’aide de Dieu, avant le coucher du soleil, nous serons dans ses eaux ; il est loin de marcher aussi bien que nous. Lieutenant faites prendre chasse.

La manœuvre fut exécutée avec un entrain et une rapidité extrêmes.

En quelques secondes, la Taquine se couvrit de voiles et bientôt elle fila sur les lames avec la rapidité d’un goéland.

Le capitaine, après s’être assuré par lui-même que ses ordres avaient été bien compris, redescendit dans sa chambre, suivi du Poletais et de l’Olonnais.

La Taquine était peut-être la meilleure marcheuse de tous les bâtiments français, anglais, hollandais ou espagnols qui, à cette époque, sillonnaient l’Atlantique dans tous les sens.

Cette fois elle ne se démentit pas ; le malheureux navire auquel elle appuyait la chasse eut beau ruser, changer d’amures, tourner, virer : rien n’y fit, il fut contraint de s’avouer vaincu.

Bientôt on l’aperçut à l’horizon comme une tache blanche, grande comme l’aile d’une mouette, puis cette tache grossit, la voilure se développa, le bois apparut, et, vers six heures du soir, il ne se trouvait plus qu’à un demi-mille au plus du redoutable corsaire.

Du reste, le brick, reconnaissant l’impossibilité d’échapper aux serres de son ennemi, avait pris son parti avec cette héroïque résignation qui de tout temps a caractérisé la race espagnole, race fataliste que son long asservissement de huit cents ans sous le joug des Maures a, malgré elle, imbue des principes de l’Orient.

Le brick avait amené et rentré les bonnettes dont il s’était couvert d’abord, il avait serré ses cacatois, et il continuait bravement sa route sous petite voilure.

Ourson avait reparu sur le pont, et, montant sur son banc de quart, il avait pris en main le portevoix :

— Chacun à son poste de combat, dit-il.

— Branle-bas de combat ! répéta l’Olonnais.

Il s’opéra immédiatement un grand mouvement sur le pont et dans la batterie ; les grenadiers et les plus adroits tireurs montèrent dans les hunes ; puis ce fut tout ; un silence de mort régna sur le navire.

— Commandant ! dit l’Olonnais, tout est paré, chacun est à son poste.

Pierre Legrand, placé près du gaillard d’avant, une mèche à la main, se tenait immobile derrière un canon, les yeux fixés sur son chef.

Celui-ci fit un geste ; le lieutenant approcha la mèche de la lumière.

Un coup de canon retentit ; en même temps le pavillon de la flibuste s’éleva majestueusement dans les airs à la corne de la frégate.

Ce pavillon, le fait est constaté dans tous les ouvrages sur la flibuste, était bleu, blanc et rouge ; les bandes étaient disposées de la même façon que le sont aujourd’hui celles du pavillon national français.

Seulement, au milieu de la bande blanche le capitaine de la Taquine avait fait imprimer une tête d’ours de sable au naturel, usant du privilége que possédaient les flibustiers de mettre, si cela leur plaisait, leurs armes parlantes sur le pavillon arboré à la corne de leurs navires.

Le coup de canon n’était qu’une menace, aucun boulet ne ricocha sur l’eau mais cette menace fut parfaitement comprise par le bâtiment étranger : un large pavillon espagnol apparut immédiatement sur son arrière, et un hourra de joie, poussé par tout l’équipage de la Taquine vint, comme un glas funèbre, retentir aux oreilles de l’équipage du brick.

Cependant la chasse continuait toujours ; bientôt la Taquine vint au vent, élongea le brick, et les deux bâtiments se trouvèrent à portée de voix.

— Ho ! du navire ! cria le capitaine Ourson dans son porte-voix.

— Holà ! répondit-on aussitôt.

— Mettez en panne ou je vous coule !

La manœuvre commandée par le flibustier s’exécuta sur le brick avec une rapidité qui tenait de l’enchantement.

La frégate continua à s’avancer encore pendant quelques minutes, puis, elle aussi, mit sur le mât.

Les deux navires se trouvaient à petite portée de fusil.

Ourson reprit alors la conversation un instant interrompue.

— Quel est le nom du navire ? demanda-t-il.

— Le San-Juan-Bautista, de trois cent cinquante tonneaux.

— De quoi est-il chargé ?

— D’indigo, de café, de plata piña[1] et d’argent en lingots.

À cette éblouissante énumération des richesses que renfermait le brick, un frisson de joie parcourut comme un courant électrique les rangs des flibustiers.

— D’où vient le navire ? reprit Ourson.

— De Cartagena de las Indias, se rendant à Cadix, en droite ligne.

Au nom de Carthagène, le capitaine réprima un geste de surprise.

— Depuis combien de temps avez-vous quitté Cartagena ?

— Depuis onze jours.

— Envoyez une embarcation à bord avec le capitaine.

Cette seconde manœuvre s’exécuta moins rapidement que la première ; les Espagnols avaient une peur effroyable des flibustiers, qu’ils regardaient littéralement comme des démons vomis par l’enfer ; cependant il fallait s’exécuter.

Une embarcation fut affalée à la mer, plusieurs hommes y descendirent avec une répugnance évidente ; puis cette embarcation déborda et se dirigea vers le corsaire, retardant, par tous les moyens possibles, l’instant de cette redoutable entrevue.

Le commandant se tourna vers son équipage :

— Que chacun demeure à son poste, dit-il ; pas de cris, pas de murmures : je veux que le plus grand ordre et le plus profond silence règnent à bord pendant tout le temps que ce capitaine espagnol sera sur la frégate. Maître d’équipage, continua Ourson, faites placer quatre hommes à la coupée de tribord ; montrons à ces gavachos que nous connaissons les usages maritimes ; qu’on soit paré à lancer une amarre au canot aussitôt qu’il accostera.

Malgré sa lenteur calculée, lenteur que tout autre chef de la flibuste aurait sans doute sévèrement punie, l’embarcation espagnole finit cependant par atteindre la frégate.

Le capitaine, qui tenait la barre, était un homme de quarante ans, aux traits doux et peu accentués ; une expression de tristesse et d’abattement était répandue sur son visage.

Il monta seul à bord ; les honneurs militaires lui furent rendus ; il salua en souriant avec amertume et se dirigea vers le commandant, qui descendit alors de son banc de quart et vint au-devant de lui.

— Eh mais, dit le flibustier avec un geste d’amicale surprise, c’est le capitaine don Ramon de la Cruz, je crois.

— Hélas ! oui, noble commandant, répondit celui-ci avec un humble salut, c’est encore moi.

— Encore ? mais c’est là un mot de reproche, capitaine.

— Il m’est tout personnel, commandant ; il est écrit que je ne puis accomplir un voyage sans être capturé par votre honorable seigneurie. Je me plains du destin, non pas de vous.

— En effet, voilà trois fois, il me semble, que nous nous rencontrons.

— Quatre, commandant.

— Vous croyez ?

— Hélas ! j’en suis sûr, fit don Ramon avec un soupir.

— Quatre, soit ! Mais, en considération de notre vieille connaissance, dites-moi ce que je puis faire pour vous ?

— Il n’y aurait qu’une seule chose, commandant.

— Vous rendre votre navire, n’est-ce pas ?

— Hélas !

— Malheureusement, c’est impossible ; cependant Dieu m’est témoin que j’ai le désir de vous être agréable ! et, tenez, je crois avoir trouvé un moyen. Avez-vous quelque chose à vous, sur le bâtiment ?

— Hélas ! toute ma fortune.

— Comment cela ?

— L’indigo et le café m’appartiennent.

— Quelle imprudence !

— Je le reconnais à présent.

— Bon, qui sait ! À combien se montent, prix d’achat, cet indigo et ce café.

— Cinq mille piastres, tout ce que je possède.

— Hum ! la somme est forte ; ma foi, tant pis ; ce qui est dit est dit ; je vous achète votre indigo six mille piastres en mon nom et au nom de mes compagnons ; de, plus, je vous autorise à prendre deux embarcations dans lesquelles vous mettrez tous vos effets personnels et ceux des hommes de votre équipage. Combien sont-ils ?

— Quatorze, noble commandant, répondit le capitaine d’un air ahuri ; plus deux matelots passagers que j’ai pris en sortant de Cartagena.

— Alors nous disons seize ; vous prendrez en sus de l’eau et des vivres pour huit jours, dix fusils, huit sabres, huit pistolets, et cent cinquante charges de poudre pour vous défendre au besoin ; vous êtes au milieu des Antilles si vous ne parvenez pas à atteindre une terre espagnole, c’est qu’alors le diable s’en mêlera bien décidément. Du reste pour plus dé sûreté, au cas où vous seriez rencontré par quelque croiseur de l’île de la Tortue ou du Port-Margot, je vous donnerai un sauf-conduit. Êtes-vous satisfait ?

— Oh ! commandant, s’écria le pauvre homme avec des larmes dans la voix et baisant les mains d’Ourson malgré lui ; comment m’acquitterai-je jamais envers vous ?

— En disant a vos compatriotes, mon cher don Ramon, que les flibustiers ne sont pas si diables qu’ils le paraissent et qu’ils ont du cœur comme les autres hommes. À présent, un conseil.

— Parlez.

— Tâchez de ne plus vous retrouver sur ma route.

— Ma foi ! répondit avec naïveté don Ramon moitié riant, moitié pleurant, si je dois être capturé une cinquième ou plutôt une sixième fois, j’aime autant que ce soit par vous que par un autre.

— Merci, et maintenant, tandis que le déménagement s’opérera, venez vous rafraîchir dans ma cabine, capitaine, et causer avec moi.

— À vos ordres, commandant.

— L’Olonnais, tu as entendu, dit Ourson à son second ; veille à ce que tout s’exécute ainsi que je l’ai décidé.

— Sois tranquille, je m’en charge.

Ourson et le capitaine don Ramon entrèrent dans la cabine où des rafraîchissements étaient préparés.

Les deux officiers s’assirent.

Le flibustier, on le sait, était très-sobre, ce qui ne l’empêcha pas de faire les honneurs de son bord avec beaucoup d’entrain et de grâce.

Lorsque le capitaine eut vidé deux ou trois fois son verre, Ourson retira d’un petit sac en cuir, pendu à son cou par une chaîne d’acier, un diamant assez gros et le présenta à don Ramon.

— Vous connaissez-vous en diamants ? lui demanda-t-il.

— Un peu, répondit l’Espagnol ; j’en ai quelque temps fait le commerce.

— Alors regardez celui-ci et veuillez l’estimer.

Le capitaine prit le diamant, l’examina avec la plus sérieuse attention, le tournant et le retournant de toutes les façons ; puis :

— Ce diamant vaut au bas mot onze mille piastres, dit-il.

— C’est-à-dire cinquante-cinq mille livres, fit Ourson, en repoussant la main de l’Espagnol qui lui tendait la pierre précieuse ; alors gardez-le en souvenir de moi, mon cher capitaine, et maintenant que voilà nos affaires réglées, causons : voulez-vous ?

— Mais, objecta don Ramon, ce diamant…

— Eh bien, c’est le prix de votre indigo et de votre café ; vous me les avez vendus avec un bénéfice de cent pour cent, voilà tout. Je vous donne un diamant parce que c’est plus portatif que de l’or ; serrez-le et n’en parlons plus. Dites-moi, qui est gouverneur de Cartagena, en ce moment ?

— Don José Rivas, comte de Figaroa, un digne gentilhomme qui a une fille charmante.

— Ah ! il a une fille, une enfant, sans doute ?

— Mais non, cher seigneur, doña Elmina a près de seize ans, autant que j’ai pu en juger.

— La fille du gouverneur se nomme doña Elmina ? dit Ourson qui tressaillit, et, belle comme vous le dites, cette jeune dame doit être fort courtisée.

— J’ignore si elle est courtisée ; seulement je sais qu’on parlait fort de son mariage prochain, au moment de mon départ.

— Doña Elmina se marie ! s’écria Ourson qui devint livide.

— À ce qu’on dit, du moins, répondit d’un ton placide don Ramon, qui était loin de se douter de la portée de ses paroles.

— Et quel est l’heureux mortel… ?

— Ma foi, cher seigneur, cet heureux mortel, entre nous, me fait l’effet d’un assez vilain personnage ; c’est un Mexicain qui, un beau matin, est tombé comme une bombe dans la colonie, sans qu’on sût ni qui il était, ni d’où il venait ; il passe pour énormément riche ; il tient maison ouverte et est fort beau joueur, c’est même cette qualité qui, lui a ouvert le palais du gouverneur avec qui il est maintenant intimement lié, si intimement même, qu’il doit au premier jour épouser sa fille, pauvre chère enfant !

— Vous plaignez cette jeune fille ?

— Du fond du cœur, oui, mon cher commandant ; car je suis convaincu qu’on la sacrifie et qu’il est impossible qu’elle aime cet homme, sur le compte de qui il court, du reste, de singulières et même de sinistres histoires.

— Racontez-moi donc cela.

— Je vous ai dit, n’est-ce pas commandant, que j’ai embarqué deux matelots par-dessus le bord en sortant de Carthagène ?

— En effet.

— Eh bien, ces deux matelots m’ont été amenés par don Torribio Moreno lui-même.

— Don Torribio Moreno ?

— Oui ; c’est le nom du Mexicain.

— Ah ! fort bien. Continuez.

— Figurez-vous que ce don Torribio Moreno attendait une goélette nommée la Santa-Catalina, qui venait de la Vera-Cruz et lui appartenait ; cette goélette était montée par sept hommes, le capitaine compris. Eh bien, le Mexicain dressa si bien ses batteries qu’avant d’entrer dans le port de Carthagène, le capitaine et quatre hommes se noyèrent. Don Torribio Moreno arriva à bord de la goélette pendant la nuit, quelque temps après ce funeste accident, avec un nouvel équipage ; les deux matelots survivants furent saisis d’un tel effroi de ce qui s’était passé, qu’ils voulurent à toute force débarquer ; je sortais avec mon navire. Le señor Moreno, qui ne demandait pas mieux sans doute que de se débarrasser de témoins gênants, me proposa de les prendre à bord ; j’y consentis.

— Ils y sont encore ?

— Oui ; oh ! ils savent cette ténebreuse affaire sur le bout du doigt. Maintenant, quel intérêt don Torribio Moreno a-t-il à cette noyade ? voila ce que j’ignore.

— Je le saurai, moi, murmura à part lui le flibustier. Voulez-vous me céder ces deux hommes, capitaine ? reprit-il à voix haute ; je vous le garantis sur ma parole qu’il ne leur arrivera aucun mal, à mon bord, tout au contraire.

— Comme il vous plaira, mon cher commandant ; mais puis-je savoir… ?

— La curiosité, mon cher capitaine, pas autre chose. Voici votre sauf-conduit, ajouta-t-il en lui remettant un papier sur lequel il avait écrit quelque mots et qu’il avait signé ; maintenant venez.

— Oh ! commandant, s’écria le capitaine en serrant le précieux papier, je ne sais réellement comment reconnaître…

— Bah ! bah ! nous sommes de vieux amis et je ne veux pas qu’il vous arrive malheur, suivez-moi.

Ils quittèrent presqu’aussitôt la cabine et remontèrent sur le pont.

L’Olonnais avait exécuté à la lettre les ordres de son chef : les deux plus grandes embarcations du brick avaient été chargées de tous les coffres et de tous les effets appartenant aux gens de l’équipage. Ceux-ci avaient été distribués dans les deux embarcations avec de l’eau, des vivres et des armes. Dans la plus grande, destinée au capitaine, on avait placé tout ce qui lui appartenait personnellement ; une dizaine de flibustiers étaient provisoirement demeurés à bord du brick pour le garder.

Les deux matelots espagnols acceptèrent avec joie l’offre d’Ourson Tête-de-Fer et montèrent gaiement sur la frégate.

À part les renseignements personnels que le flibustier espérait obtenir d’eux, ces deux hommes, par leur connaissance du pays et du port où l’on se rendait, pouvaient être d’une grande utilité pour l’expédition ; aussi les flibustiers, qui comprirent l’intention de leur chef, virent-ils avec plaisir ces deux nouveaux venus rester avec eux.

Le capitaine don Ramon de la Cruz, après avoir fait ses adieux au commandant et l’avoir comblé de bénédictions, descendit enfin dans son canot, et les deux embarcations s’éloignèrent à pleines voiles, le cap sur l’île de Cuba, où, si la brise se maintenait, elles avaient l’espoir d’atterrir en moins de trois jours.

Ourson Tête-de-Fer choisit cent cinquante hommes qu’il fit passer sur le brick, ainsi que douze canons de dix-huit qu’il tenait en réserve dans la cale de la frégate et qui furent immédiatement installés sur le pont de la prise ; ensuite il débaptisa le bâtiment espagnol, auquel il donna le nom de le Mutin ; il en confia le commandement à l’Olonnais, et les deux navires matelots, orientant leurs voiles, firent route de conserve pour Carthagène.



  1. On nomme plata piña, des vases, des plats, des assiettes et des gobelets d’argent, brisés à coups de marteaux, et qui ne paient de cette façon que des droits très-faibles.