Ourson Tête-de-fer (Aimard)/XIII

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XIII

Où don Torribio Moreno et son ami causent de leurs petites affaires.

Quelques jours s’étaient écoulés depuis la présentation du capitaine Bustamente au gouverneur de la ville de Carthagène, don José Rivas de Figaroa.

Le célèbre flibustier avait si bien joué son petit rolet, ainsi que disait défunt le roi Charles IX de sanglante mémoire ; il avait parlé un castillan si pur, témoigné une si profonde horreur pour les gringos et les ladrones de l’île de Santo-Domingo et de l’île de la Tortue, et surtout gagné avec une si charmante aisance les piastres et les quadruples de ses nouveaux amis, que toutes les personnes qui assistaient chaque fois aux tertulias du gouverneur l’avaient, du premier coup, reconnu pour un cristiano viejo et un véritable hidalgo de la Castille vieille.

Nous noterons en passant que dans l’Amérique espagnole et même dans la Péninsule, on ne donne le titre de cristiano viejo, c’est-à-dire vieux chrétien, car c’est un titre véritable, qu’aux personnes de pure race blanche et dont le sang ne s’est jamais mêlé avec celui des Indiens en Amérique et celui des Maures, en Espagne.

Don José Rivas, émerveillé à la vue d’un aussi beau joueur, s’était senti entraîné vers lui par une instinctive sympathie, et lui avait ouvert à deux battants les portes de sa maison.

Donc tout souriait à l’aventurier, il était riche, considéré et de plus il se sentait sous les pieds un charmant navire.

Cependant, malgré tous ces bonheurs, le capitaine Barthélémy n’était pas complètement heureux ; il y avait un point sombre dans son horizon bleu, point imperceptible a la vérité, mais qui, semblable aux pamperos de la côte Buenos-ayrienne, pouvait en quelques secondes prendre des proportions immenses et se changer en ouragan.

Ce jour-là, vers sept heures du matin, le digne capitaine était assis pensif dans la cabine de son navire, la Santa-Catalina, les coudes appuyés sur une table, la tête dans ses mains et regardant d’un air tragique un énorme verre de vin épicé placé devant lui.

— Cela ne peut pas durer ainsi davantage murmurait-il ; je ne suis plus un homme, je ne m’appartiens plus, je suis, le diable m’emporte, devenu une chose qu’on fait tourner et virer à sa guise ; il faut que cela finisse d’une façon ou d’une autre, j’en ai assez.

Il se leva, vida son verre d’un trait et monta sur le pont.

— Armez mon canot, commanda-t-il au maître de quart, qui se promenait de long en large sur les passavants.

L’ordre fut immédiatement exécuté.

Quelques minutes plus tard, le canot débordait et se dirigeait vers la terre.

Au moment où le capitaine Barthélemy mettait le pied sur la première marche du débarcadère, il vit tout-à-coup se dresser devant lui la haute stature de son intime ami don Torribio Moreno.

Le Mexicain souriait.

Le capitaine au contraire fronça le sourcil :

Il connaissait son ami, son sourire ne lui présageait rien de bon.

— Où vas-tu ? lui demanda don Torribio en lui tendant la main.

— À terre, répondit laconiquement le capitaine sans la prendre.

— Bon ; tu as quelque projet ? reprît don Torribio sans se formaliser.

— Aucun.

— Alors, viens déjeuner avec moi.

— Je n’ai pas faim.

— L’appétit vient en mangeant.

Le capitaine fit un mouvement.

— Ah ça, qu’as-tu donc ? demanda don Torribio en le regardant fixement.

— Je ne sais pas, je suis agacé. Laisse-moi aller.

— Où vas-tu ?

— Je vais chercher mon Gelin, puisque tu veux le savoir.

— Tu tiens donc bien à ce fusil ?

— Certes.

— Eh bien, alors, cela se trouve à merveille, nous ferons route ensemble : je vais, moi, à ma quinta de Turbaco.

— Je préfère aller seul.

— C’est possible, mais moi, j’ai besoin de te parler, cher ami.

— Nous causerons plus tard.

— Non, tout de suite : ce que j’ai à te dire est très-pressé et très-important.

— Ah ! fit l’aventurier, en s’arrêtant et regardant son interlocuteur en face à son tour. Que se passe-t-il donc ?

— Rien, mais bientôt il se passera quelque chose.

— Quoi donc ?

— Tu le sauras. Viens.

— Allons, puisque tu le veux.

Un esclave nègre, avec deux chevaux en bride, se tenait immobile à quelques pas. Don Torribio lui fit un signe ; il s’approcha.

Les deux hommes se mirent en selle.

Cinq minutes plus tard, ils galopaient en pleine campagne.

Don Torribio, voyant que son compagnon s’obstinait à garder le silence, se décida enfin à entamer la conversation.

— Tu as embarqué les dix hommes que je t’ai adressés il y a quatre jours, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il.

— Oui, bien que je ne comprenne pas, je te l’avoue, pourquoi tu mets un équipage de seize hommes sur une barque qui pourrait facilement manœuvrer avec quatre.

— Qu’est-ce que cela te fait ?

— Rien ; seulement je t’avertis que si tu l’as fait exprès, tu as eu la main heureuse : ce sont de veritables bandits.

— Bah ! tu les dompteras, il ne s’agit pour cela que de savoir s’y prendre et tu le sais. À propos, tu as reçu aussi la poudre et les quatre pièces de huit ?

— Tout cela est soigneusement arrimé dans la cale.

— Tu es prêt à appareiller ?

— Au premier signal ; depuis deux jours je suis mouillé en grande rade sur un corps-mort, et mes voiles sont sur les fils de caret.

— Très-bien.

— Tu es content, tant mieux.

— Tu le seras aussi quand tu sauras ce que je veux faire ?

— Quelque diablerie, sans doute ?

— Un coup magnifique. Tu sais que le gouverneur a une fille.

— Je sais même que tu dois l’épouser.

— Quel est le sot qui a dit cela ? fit-il en haussant les épaules. Je suis marié depuis dix ans à Villequier, mon bon : Diable ! je ne veux pas être bigame.

— Que veux-tu donc alors ?

— Ceci tout simplement : ce soir tu dînes chez le gouverneur, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Aux dulces, tu inviteras le gouverneur, sa famille, don Lopez Sandoval, le commandant de la garnison et tous les autres convives à une fête de nuit que tu veux donner à bord de ton navire, avant de quitter Carthagène, pour reconnaître la généreuse hospitalité que tu as reçue ici ; comprends-tu ?

— Pas beaucoup.

— Tout le monde accepte avec empressement ; tu donnes la fête. Pendant que tes convives, tout au plaisir, jouent, boivent et dansent dans la chambre de l’arrière, tu appareilles sans bruit, tu sors de la rade ; une fois à deux ou trois lieues au large, nous mettons à rançon nos convives et le tour est fait.

— Bon ! mais ta fortune à toi, tu l’abandonnes donc ?

— Mon pauvre Barthélemy, tu ne seras jamais qu’un niais, fit-il en haussant les épaules et en le regardant avec un sourire railleur. Combien as-tu embarqué de barils à bord de la goélette ?

— Trente, pardieu ; tu le sais bien, il me semble ?

— Le compte est exact ; eh bien, douze de ces barils sont pleins d’or ; j’ai réalisé tout doucement ma fortune, sous prétexte de grands achats de terrains, de maisons, etc., etc. ; elle est a présent tout entière à bord de la Santa-Catalina ; comprends-tu ?

— Pardieu !

— Et que penses-tu de mon idée ?

— Que c’est une assez jolie infamie ! répondit nettement le capitaine.

— Bah ! des gavachos, cher ami, c’est de bonne guerre !

— Peut-être, et la jeune fille ?

— Les jeunes filles, tu veux dire, car il y en a deux fort jolies même.

— Deux jeunes filles ?

— Mais oui, cher ami, et fort jolies même.

— Ah ! et que comptes-tu en faire ?

— Des jeunes filles ?

— Oui.

— Je ne sais pas encore, je verrai, répondit-il avec suffisance.

Depuis quelques minutes les deux cavaliers gravissaient une colline assez élevée, du sommet de laquelle l’œil planait au loin sur la mer en ce moment calme et azurée.

Tout à coup le flibustier poussa un cri.

— Qu’as-tu donc ? demanda don Torribio avec surprise.

— Moi ? rien, mon cheval a butté, je ne m’y attendais pas ; voilà tout, que veux-tu que j’aie ? répondit froidement le capitaine Barthélemy, tout en fouillant d’un regard anxieux l’extrême limite de l’horizon, où un point blanc, large comme l’aile d’une mouette presque imperceptible, venait subitement d’apparaître.

— Quel triste cavalier tu fais, dit don Torribio avec ironie.

— Dame, je suis marin, moi.

— Et par conséquent mauvais cavalier, n’est-ce pas ?

— Je l’avoue, après ? fit-il avec une certaine rudesse.

— Bon, vas tu te fâcher, à présent ?

— Je ne me fâche pas, mais je trouve absurde que tu te moques ainsi de moi.

— Je ne te savais pas si susceptible, matelot.

— Que veux-tu, je suis comme cela, il faut me prendre ainsi, je ne puis me refaire.

— Caraï ? quel buisson d’épines ! Tu n’es pas de bonne humeur aujourd’hui.

— Peut-être, fit Barthélemy, qui voulait avant tout détourner l’attention de son compagnon et l’empêcher de regarder la mer, où le point blanc, presqu’imperceptible d’abord, semblait grossir à vue d’œil.

— Allons la paix, matelot, j’ai eu tort.

— Ce n’est pas malheureux que tu en conviennes, répondit-il d’un air bourru.

— Revenons à notre affaire.

— Quelle affaire ?

— Celle dont nous parlions, cordieu !

— Ah ! très-bien.

— Ainsi, c’est convenu, n’est-ce pas ? Tu feras ton invitation ce soir.

— Pour quel jour ? demanda le flibustier, les regards obstinément fixés sur la mer.

— Voyons, reprit don Torribio, nous sommes aujourd’hui vendredi.

— Jour néfaste, dit le Frère de la Côte avec une emphase railleuse.

— Superstitieux ! invite ton monde pour mardi prochain.

— Soit. Maintenant si tu n’as rien autre à me dire, adieu et à ce soir. Nous voici arrivés a Turbaco.

— À ce soir.

Ils se séparèrent.

Ils se trouvaient alors en face de l’étroit sentier qui conduisait au jacal, précédemment habité par le Frère de la Côte.

Don Torribio Moreno continua doucement sa route et entra dans le village, tandis que le capitaine Barthélemy se dirigeait vers la forêt.

— Une fois que je n’aurai plus besoin de lui, je saurai bien m’en débarrasser, murmura le Mexicain, en voyant son ami disparaître au milieu des arbres.

— Est-ce que la patience divine ne se lassera pas bientôt des crimes de ce chenapan, grommelait de son côté le capitaine Barthélemy en s’enfonçant sous bois ?