Pères et Enfants/16

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Traduction par inconnu.
Texte établi par Préface de Prosper MériméeCharpentier (p. 123-139).


XVI


La maison qu’habitait madame Odintsof était située sur une colline découverte et peu élevée, dans le voisinage d’une église de pierres, au toit vert, aux colonnes blanches et dont le fronton était orné d’une peinture à fresques, représentant la Résurrection, dans le goût italien. Un gros guerrier basané, revêtu d’une cotte de maille et couché sur le premier plan excitait surtout l’admiration des paysans. Derrière l’église s’étendaient les deux rangées de maisons du village, dont les cheminées se dressaient çà et là sur les toits en chaume. La demeure seigneuriale était bâtie dans le même style que l’église, dans le style connu chez nous sous le nom d’Alexandrin[1] ; elle était aussi peinte en jaune, elle avait également un toit vert, des colonnes blanches et un fronton décoré d’un écusson. L’architecte du gouvernement avait construit ces deux édifices classiques à la grande satisfaction de M. Odintsof, qui ne pouvait souffrir les innovations futiles et imaginées à plaisir, comme il le disait. La maison était entourée des arbres de l’ancien jardin ; une allée de sapins, taillés en ifs, conduisait au péristyle.

Les jeunes gens trouvèrent dans l’antichambre deux grands laquais en livrée ; l’un d’eux courut immédiatement chercher le maître d’hôtel. Celui-ci, gros homme en frac noir, arriva sur le champ et conduisit les hôtes par un escalier couvert de tapis, dans une vaste chambre où se trouvaient déjà deux lits avec tout les objets nécessaires à la toilette. La maison était évidemment tenue sur un bon pied ; la propreté y régnait partout, et on y respirait je ne sais quel parfum officiel, comme dans les salons de réception des ministères.

— Anna Sergheïevna vous prie de vouloir bien descendre dans une demi heure, leur dit le maître d’hôtel ; avez-vous d’ici là quelques ordres à donner ?

— Aucun, digne serviteur ; répondit Bazarof, à moins que vous ne daigniez nous faire apporter un verre d’eau-de-vie.

— Très-bien, dit le maître d’hôtel, non sans surprise, et il s’éloigna en faisant crier ses bottes.

— Quel genre ! reprit Bazarof ; je crois que l’on nomme la chose ainsi chez vous autres ? C’est une grande duchesse, j’en reviens toujours là.

— Une fameuse grande duchesse ! dit Arcade ; elle invite sans autre préliminaire deux aristocrates de notre force à lui rendre visite.

— Un aristocrate comme moi surtout ; un futur médecin, fils de médecin, et petit-fils de sacristain ! car, je ne sais si je te l’ai jamais dit, je suis petit-fils de sacristain… comme Spéranski[2] ; ajouta Bazarof entre ses dents, après un moment de silence. — Toujours est-il que la chère dame est un enfant gâté de la fortune ; oui, et joliment gâté : serions-nous obligés de mettre nos fracs ?

Arcade se contenta de hausser les épaules… mais, au fond, il se sentait aussi un peu intimidé.

Une demi heure après, Bazarof et lui descendirent dans le salon. C’était une chambre spacieuse et haute, assez richement décorée, mais sans beaucoup de goût. Les meubles massifs et d’un grand prix, rangés dans la régularité accoutumée le long des murs, étaient tapissés d’une étoffe brune brochée d’or. M. Odintsof les avait fait venir de Moscou par l’intermédiaire d’un de ses amis, un français, commerçant en vins. Au-dessus du divan du milieu pendait le portrait d’un homme blond aux traits bouffis, qui semblait regarder les visiteurs d’un assez mauvais œil. « Cela doit être le défunt, » chuchota Bazarof à l’oreille de son ami, et fronçant les narines, il ajouta : « si nous détalions ? » Mais dans cet instant la maîtresse de la maison entra. Elle portait une robe légère de barège ; ses cheveux lissés étaient ramenés derrière ses oreilles et ce genre de coiffure, joint à la pureté et à la fraîcheur de sa figure, lui donnait un air de jeune fille.

— Je vous remercie de m’avoir tenu parole ; dit-elle ; j’espère que vous ne vous en irez pas de sitôt ; vous verrez qu’on n’est pas mal ici. Je vous présenterai à ma sœur ; elle joue fort bien du piano. Cela ne vous plaira guère, monsieur Bazarof ; mais vous, monsieur Kirsanof, je crois que vous aimez la musique. Outre ma sœur, nous avons encore une vieille tante, et un de nos voisins vient quelquefois faire une partie de cartes ; nous ne sommes pas nombreux, comme vous voyez. Maintenant, asseyons-nous si vous le voulez.

Ce petit speech fut prononcé avec une aisance parfaite, madame Odintsof semblait l’avoir appris par cœur. Elle engagea aussitôt la conversation avec Arcade. Il se trouvait que sa mère avait beaucoup connu la mère d’Arcade, et que celle-ci, étant encore jeune fille, lui avait fait la confidence de l’amour qu’elle ressentait pour Nicolas Petrovitch. Arcade parla avec animation de sa mère ; pendant qu’il causait ainsi, Bazarof feuilletait un album.

« Comme je suis devenu apprivoisé ; » se disait-il à lui-même.

Une jolie levrette au collier bleu clair accourut dans la chambre, en faisant crier le plancher sous ses griffes ; bientôt après parut une jeune fille de dix-huit ans environ, brune, avec de petits yeux foncés, et des cheveux noirs ; sa figure peu régulière ne manquait pas d’agréments. Elle tenait à la main une corbeille remplie de fleurs.

— Voici ma Katia ; dit madame Odintsof, en désignant sa sœur d’un signe de tête.

La jeune fille s’assit légèrement à ses côtés et se mit à arranger les fleurs. La levrette qui se nommait Fifi, s’approcha successivement des deux hôtes, en remuant la queue, et en poussant son nez froid contre leurs mains.

— As-tu cueilli tout cela toi-même ? demanda madame Odintsof.

— Oui ; répondit Katia.

— Ma tante viendra-t-elle pour le thé ?

— Elle va venir.

En parlant, Katia souriait d’un air timide et franc, tout en regardant de bas en haut avec une sorte de sauvagerie gracieuse. Tout en elle avait encore la verdeur de la jeunesse ; la voix, le duvet qui couvrait sa figure, ses mains rosées, dont les paumes étaient couvertes de cercles blanchâtres, ses épaules un peu étroites. Elle rougissait continuellement, et poussait de petits soupirs précipités.

Madame Odintsof se tourna du côté de Bazarof.

— C’est par convenance, lui dit-elle, que vous examinez cet album, Eugène Vassilitch. Cela ne doit pas vous intéresser. Approchez-vous plutôt de nous, et mettons-nous à discuter sur n’importe quel sujet.

Bazarof se rapprocha.

— Volontiers ; mais sur quoi voulez-vous discuter ?

— Cela m’est indifférent. Je vous préviens que j’aime la contradiction.

— Vous ?

— Oui. Cela paraît vous étonner ? Pourquoi cela ?

— Parce que vous êtes, autant que je puis en juger, d’un caractère froid et calme ; il faut un certain entraînement pour discuter.

— Comment avez-vous fait pour apprendre à me connaître en si peu de temps ? Sachez d’abord que je suis impatiente et opiniâtre ; demandez plutôt à Katia. En second lieu, je me laisse entraîner très-facilement.

Bazarof regarda madame Odintsof en silence.

— Peut-être, lui répondit-il ; vous devez mieux le savoir que moi. Vous voulez donc absolument discuter ? Volontiers. Je viens de regarder dans votre album les vues de la Suisse saxonne, et vous m’avez dit que cela ne pouvait pas m’intéresser. Vous l’avez dit parce vous supposez que je n’ai pas le sens artistique, et vous ne vous trompez pas ; mais ces vues peuvent fort bien m’intéresser à un point de vue géologique, au point de vue de la formation des montagnes par exemple.

— Je ne l’admets pas ; en votre qualité de géologue, c’est plutôt à un livre que vous devriez avoir recours, à un ouvrage spécial, et non pas à des dessins.

— Un dessin représente à mes yeux ce qui demande dix pages de description dans un livre.

Madame Odintsof ne répondit pas.

— Vous n’avez donc pas le sens artistique, reprit-elle, en s’appuyant le coude sur la table, de sorte que son visage se trouva rapproché de celui de Bazarof. Comment faites-vous pour vous en passer ?

— À quoi sert-il ? Permettez-moi de vous le demander ?

— Quand ce ne serait qu’à connaître, à étudier les hommes ?

Bazarof sourit.

— Premièrement, continua-t-il, on y arrive par l’expérience de la vie ; et, en second lieu, je me permettrai de vous dire que je ne crois nullement nécessaire d’apprendre à connaître chaque individu en particulier. Tous les hommes se ressemblent, tant pour le corps que pour l’âme ; chacun de nous a un cerveau, un cœur, une rate, des poumons construits de la même manière. Les qualités que l’on nomme « morales » sont également identiques chez tous les hommes ; elles ne présentent que des différences insignifiantes. Un seul exemplaire humain suffit pour juger tous les autres. Les hommes sont comme les bouleaux des forêts ; aucun botaniste ne s’avisera d’en étudier chaque échantillon séparément.

Katia qui choisissait lentement les fleurs l’une après l’autre, leva les yeux sur Bazarof d’un air étonné, mais ayant rencontré son regard insouciant et hardi, elle rougit jusqu’aux oreilles. Madame Odintsof secoua la tête.

— Les bouleaux des forêts ! répéta-t-elle ; ainsi donc, suivant vous, il n’y a aucune différence entre un sot et un homme d’esprit, entre les bons et les méchants ?

— Si fait ; comme entre l’homme sain et le malade. Les poumons d’un poitrinaire ne sont pas dans le même état que chez vous et chez moi, quoique leur structure soit la même. Nous savons approximativement la cause de certaines maladies physiques ; quant aux maladies morales, elles proviennent d’une mauvaise éducation, de toutes sortes de sottises dont on bourre nos têtes, en un mot, de l’absurde condition de notre droit social. Réformez la société et vous n’aurez plus de maladies.

Bazarof prononça ces paroles d’un air qui semblait dire : Croyez-moi ou non, cela m’est absolument égal. Il passait lentement ses doigts longs dans ses favoris, et ses yeux couraient d’un côté de la chambre à l’autre.

— Et vous croyez, reprit madame Odintsof, que lorsque la société sera réformée, il n’y aura plus ni sots, ni méchants ?

— Ce qu’il y a de certain, c’est que la société une fois bien organisée, il sera parfaitement égal qu’un homme soit bête ou intelligent, méchant ou bon.

— Oui, je comprends ; tous auront la même rate.

— Précisément, madame.

Madame Odintsof se retourna vers Arcade.

— Qu’en pensez-vous ? lui demanda-t-elle.

— Je partage l’opinion d’Eugène ; répondit celui-ci.

Katia le regarda en dessous.

— Vous m’étonnez, messieurs, reprit madame Odintsof ; mais nous reviendrons sur tout cela. J’entends ma tante qui vient pour le thé ; il faut ménager les vieilles gens.

La tante d’Anna Sergeïevna, la princesse N…, petite vieille, décharnée, au visage gros comme le poing, aux yeux durs et immobiles surmontés d’un tour gris, entra dans la chambre, salua à peine les deux jeunes gens, et s’affaissa sur un large fauteuil de velours, qui lui était exclusivement réservé. Katia lui mit un tabouret sous les pieds ; la vieille ne la remercia point, même du regard ; elle remua un peu les mains sous le châle jaune, qui cachait presque entièrement son maigre corps. La princesse aimait le jaune ; elle avait aussi des rubans d’un jaune vif à son bonnet.

— Comment avez-vous passé la nuit, ma tante ? lui demanda madame Odintsof en forçant la voix.

— Ce chien est encore ici, répondit la vieille en grommelant, et ayant remarqué que Fifi venait de faire deux pas indécis de son côté, elle s’écria : Va-t-en ! va-t-en !

Katia appela Fifi et lui ouvrit la porte.

Le chien courut joyeusement à sa voix, croyant qu’il s’agissait d’une promenade ; mais, se voyant seul de l’autre côté de la porte, il se mit à gratter en jappant. La princesse fronça les sourcils ; Katia se disposait à sortir…

— Le thé doit être prêt ? dit madame Odintsof ; allons, messieurs. Ma tante, voulez-vous venir prendre le thé ?

La princesse se leva en silence, et passa la première dans la salle à manger. Un petit domestique habillé en cosaque avança avec bruit près de la table un fauteuil garni de coussins, et la princesse s’y assit ; Katia qui était chargée de verser le thé, la servit la première dans une tasse ornée de ses armes. La vieille sucra son thé avec du miel (elle aurait cru commettre un péché en employant du sucre[3], et d’ailleurs, suivant elle, le sucre était trop cher : pourtant son entretien ne lui coûtait pas un kopek). Un instant après, elle demanda d’une voix rauque :

— Que dit le prince Ivane dans sa lettre ?

Personne ne lui répondit, et les jeunes gens comprirent bientôt que, tout en lui témoignant beaucoup de respect, on ne s’en occupait guère. « C’est pour la montre qu’on la tient ici… Une princesse,… cela fait bien dans un salon, » pensa Bazarof… Après le thé, madame Odintsof proposa d’aller faire une promenade ; mais il commençait à tomber quelques gouttes de pluie, et toute la société, à l’exception de la princesse, rentra dans le salon. Le voisin, amateur d’une partie de cartes, arriva ; il se nommait Porphyre Platonitch. C’était un petit homme replet et chauve, dont les pieds courts paraissaient faits au tour, d’ailleurs aimable et d’un caractère gai. Anna Sergheïevna qui parlait presque constamment avec Bazarof, lui demanda s’il ne voulait pas se mesurer avec eux à l’antique jeu de la préférence. Bazarof y consentit, disant qu’il devait se préparer aux fonctions de médecin de campagne.

— Prenez garde, lui dit madame Odintsof, nous allons vous battre. Toi Katia, ajouta-t-elle ; joue quelque chose à Arcade Nikolaïévitch. Il aime la musique et nous t’écouterons aussi.

Katia se dirigea avec peu d’empressement vers le piano, et Arcade, quoiqu’il aimât réellement la musique, la suivit à contre-cœur ; il se disait que madame Odintsof semblait chercher à se débarrasser de lui, et, comme tous les jeunes gens de son âge, il se sentait déjà animé de ce sentiment confus et presque pénible qui précède l’amour. Katia ouvrit le piano, et demanda à Arcade, sans jeter les yeux sur lui :

— Que faut-il vous jouer ?

— Ce que vous voudrez, lui répondit Arcade d’un ton indifférent.

— Quelle est la musique que vous préférez ? reprit Katia sans changer de position.

— La musique classique, répondit Arcade du même ton.

— Aimez-vous Mozart ?

— Oui.

Katia prit la sonate fantaisie en ut mineur de ce maître. Elle jouait fort bien, quoique son exécution fût sévère et même un peu sèche. Elle se tenait immobile et droite, les yeux fixés sur les notes, et les lèvres serrées ; cependant, vers la fin de la sonate sa figure se colora, et une petite tresse de ses cheveux s’étant défaite tomba sur son noir sourcil.

Arcade écouta avec plaisir la dernière partie de la sonate, celle où au milieu de la gaieté charmante d’une mélodie heureuse se font tout à coup entendre les transports d’une douleur amère, presque tragique… Mais les idées que lui inspirait la musique de Mozart ne se rapportaient point à Katia. En la regardant, il ne lui venait à l’esprit qu’une seule pensée : « Cette jeune personne, se disait-il, joue bien et elle n’est pas mal. »

La sonate terminée, Katia lui demanda sans quitter les touches du piano :

— Est-ce assez ?

Arcade lui répondit qu’il ne voulait pas abuser de sa complaisance, et se mit à lui parler de Mozart ; il lui demanda si elle avait choisi elle-même cette sonate, ou si quelqu’un la lui avait recommandée. Mais Katia ne répondait que par monosyllabes ; elle s’était cachée, elle était pour ainsi dire rentrée dans sa coquille. Lorsqu’il lui arrivait de tomber dans cet état, elle était longtemps avant d’oser lever les yeux et ses traits prenaient une expression d’entêtement ; on l’eût prise pour une petite fille insignifiante. Ce n’est pas qu’elle fût timide ; elle était plutôt un peu effarouchée, pour ainsi dire, par sa sœur qui, comme nous l’avons vu, veillait à son éducation et ne se doutait pas de ce qui se passait en elle. Arcade en fut réduit, pour se donner contenance, à appeler Fifi qui était rentré, et il se mit à lui caresser la tête en souriant avec bienveillance. Katia retourna à ses fleurs.

Quant à Bazarof il faisait remise sur remise. Madame Odintsof jouait à merveille, et Porphyre Platonitch était aussi d’une jolie force. Bazarof fut battu, et quoique la perte fût petite, elle ne laissa pas de lui être désagréable. Pendant le souper madame Odintsof remit la conversation sur la botanique.

— Allons-nous promener demain matin, lui dit-elle ; je vous prierai de me dire les noms latins des plantes des champs et leurs propriétés.

— Pourquoi voulez-vous connaître des noms latins ? demanda Bazarof.

— Il faut de l’ordre en toutes choses, lui répondit-elle.

— Quelle femme admirable que madame Odintsof ! s’écria Arcade quand il fut seul avec son ami dans la chambre qu’on leur avait donnée.

— Oui, répondit Bazarof, la commère ne manque pas de cervelle, et, elle doit savoir se retourner.

— Comment l’entends-tu ?

— Il n’y a pas deux manières de l’entendre, mon brave : je suis sûr qu’elle doit joliment administrer son bien. S’il y a quelqu’un d’admirable ici, c’est sa sœur.

— Comment ? cette petite noiraude ?

— Oui, cette petite noiraude ; voilà qui est frais, et intact, et craintif, et silencieux ; voilà qui mériterait qu’on s’en occupât. On pourrait encore faire de cette nature là ce qu’on voudrait, tandis que l’autre !…

Arcade ne répondit pas à Bazarof et chacun d’eux se coucha avec des idées à soi dans la tête.

Madame Odintsof pensa aussi ce soir là à ses hôtes. Bazarof lui plaisait par l’absence complète de prétentions, voire même par ce qu’il y avait de tranchant dans ses jugements. Il était pour elle quelque chose de tout à fait nouveau, et elle était curieuse.

Madame Odintsof était une personne assez étrange. N’ayant aucun préjugé, ni même de croyances bien fortes, elle ne reculait devant rien et n’avançait guère. Elle voyait clairement beaucoup de choses, beaucoup de choses l’intéressaient, et rien ne pouvait la contenter ; je ne sais même si elle souhaitait une entière satisfaction. Son esprit était à la fois curieux et indifférent ; jamais ses doutes ne s’effaçaient jusqu’à ne point laisser de traces, et jamais ils ne devenaient assez forts pour la troubler. Si elle n’avait pas été riche et indépendante, peut-être se serait-elle jetée dans la mêlée et aurait-elle appris à connaître les passions… Mais son existence était douce, quoiqu’il lui arrivait parfois de ressentir de l’ennui, et elle continuait à vivre au jour le jour, sans agitation et sans hâte. Des images trop séduisantes se peignaient quelquefois involontairement à ses yeux ; mais lorsque l’image avait disparu, elle retombait dans sa quiétude et ne regrettait rien. Son imagination dépassait souvent les limites de ce que les règles ordinaires de la morale permettent ; mais même alors son sang coulait aussi tranquillement que de coutume dans son beau corps toujours frais et paisible. Souvent le matin, en sortant chaude et alanguie de son bain parfumé, il lui arrivait de se mettre à rêver sur les vanités de la vie, sur ses tristesses, sur ses peines et ses labeurs… Une subite hardiesse animait son cœur ; elle sentait de nobles aspirations s’éveiller en elle ; mais une fenêtre entr’ouverte laissait pénétrer dans la chambre un léger souffle de vent, et madame Odintsof frissonnait, se plaignait ; elle avait même de la peine à contenir un mouvement de colère, et ne demandait plus qu’une seule chose en ce moment : c’est que ce vilain vent cessât de souffler. Comme toutes les femmes auxquelles il n’a pas été donné d’aimer, elle désirait constamment quelque chose, sans savoir au juste ce qu’elle désirait. Le fait est qu’elle ne souhaitait rien, quoiqu’il lui parût qu’elle souhaitât tout au monde. À peine avait-elle pu supporter son mari. Elle s’était mariée par calcul ; elle n’eût probablement pas consenti à épouser M. Odintsof, si elle ne l’eût pas supposé un galant homme ; mais il lui en était resté une aversion secrète pour tous les hommes en général, qu’elle se figurait tous sales, lourds, indolents, perpétuellement ennuyés et sans énergie. Cependant elle avait rencontré dans son voyage un jeune et beau suédois, à la figure chevaleresque, aux yeux bleus et honnêtes, au front élevé et découvert ; il avait fait sur elle une forte impression, mais cela ne l’avait point empêchée de revenir en Russie.

— Ce docteur est un homme étrange ! se dit-elle, couchée dans son lit magnifique, sur des oreillers de dentelles, sous un léger couvre-pieds de soie… Anna Serghéïevna avait hérité d’une petite part du goût de son père pour le luxe. Elle avait beaucoup aimé son père, tout vicieux qu’il était ; et lui, il adorait sa fille, plaisantait avec elle comme avec un ami, lui témoignait une confiance sans bornes et la consultait souvent. Elle n’avait gardé qu’un souvenir confus de sa mère.

— Ce docteur est un homme étrange ! répéta-t-elle en songeant à lui. Elle s’étendit dans son lit, sourit, passa ses bras sous sa tête ; puis, ayant parcouru des yeux deux ou trois pages d’un mauvais roman français, laissa tomber le livre, et, s’endormit, blanche, pure et froide, dans son lit parfumé.

Le lendemain matin, après le déjeuner, madame Odintsof alla botaniser avec Bazarof, et ne revint que pour le dîner ; Arcade qui n’était pas sorti, avait passé près d’une heure avec Katia. Il ne s’était pas ennuyé, elle lui avait proposé de jouer la sonate de la veille ; mais lorsque madame Odintsof fut enfin de retour, lorsqu’il l’eut revue ; — son cœur se serra immédiatement… Elle s’avançait dans le jardin d’un air un peu fatigué ; ses joues étaient roses et ses yeux avaient plus d’éclat que d’habitude sous son chapeau de paille rond. Elle tournait entre ses doigts la mince tige d’une fleur des champs ; sa mantille légère avait glissé de ses épaules sur ses bras, et les larges rubans de son chapeau se collaient sur sa poitrine. Bazarof marchait derrière elle, d’un pas assuré, avec insouciance, comme toujours ; mais l’expression de sa figure, quoique gaie et même affectueuse, ne plut pas à Arcade. Après lui avoir jeté un « bonjour » prononcé entre les dents, Bazarof entra dans sa chambre ; madame Odintsof serra la main d’Arcade d’un air distrait et passa aussi devant lui.

— Bonjour ? pensa Arcade… Est-ce que nous ne nous sommes pas déjà vus aujourd’hui ?



  1. Il s’agit naturellement d’Alexandre Ier.
  2. Homme d’État célèbre du règne d’Alexandre Ier.
  3. Parce qu’il est clarifié avec du sang.