Péché d’orgueil (Brassard)/05
CHAPITRE v
Au grand cadran du temps, douze années ont sonné. Paul Bordier est maintenant un bel adolescent de dix-huit ans. Il est élancé et bien découplé. De figure, il ressemble à sa mère, l’infortuné Gilberte, mais ses cheveux ainsi que ses yeux, sont très noirs, comme ceux de son père. Au moral, il a hérité de ses parents, un alliage de droiture et de bonté. Nature sensible et aimante, il adore ceux qui l’ont élevé, car il sait qu’il n’est que leur fils d’adoption. De sa petite enfance, il se rappelle vaguement un grand couvent, et des sœurs habillées de noir, la figure douce sous la cornette blanche.
Il va sans dire qu’Eustache et sa femme ont changé pour leur fils le nom de la Crèche, en celui d’Orphelinat. Paul se croit un orphelin, et témoigne une reconnaissance sans borne à ceux qui l’ont recueilli.
Studieux, appliqué, d’une intelligence remarquable, Paul achève ses études classiques ; et suivra, celles-ci terminées, un cours d’architecture à l’Université.
Eustache et Jeanne sont fiers de ce fils si affectueux, si délicatement prévenant. Jamais ils n’ont eu à se repentir de leur bonne action, et si le mérite en a été appliqué à Étienne, ils en ont tiré, eux, de grandes consolations.
Un soir, et précisément le dernier de l’année scolaire, Paul revint, du séminaire dans un état d’abattement complet. Ses yeux fiévreux où se lisait une douleur surhumaine semblaient demander grâce. En entrant chez lui, il monta droit à sa chambre, et, se laissant choir sur son lit, il éclata en sanglots convulsifs. Mais se levant aussitôt, hagard, il jeta dans un râle :
— Je ne veux pas… Je ne veux pas que ce soit vrai ! Oh je ne veux pas ! par pitié, Seigneur, épargnez-moi !
Madame Bordier était allée ce jour-là, comme elle le faisait souvent, prêter son concours à l’ouvroir de sa paroisse. Eustache, seul dans son cabinet de travail, crut entendre une plainte. Il ouvrit sa porte ; pas de doute ! Et la plainte venait de la chambre de son fils. Anxieux, n’y comprenant rien, il gravit vivement l’escalier et entra sans frapper dans l’appartement du jeune homme.
En voyant apparaître son père adoptif, Paul eut un mouvement de recul, et le rouge de la honte couvrit son front.
— Paul, mon petit, qu’est-ce que tu as ? s’écria Eustache effrayé.
Mais Paul, sombre maintenant, ne répondit pas. Il repassait pour la centième fois la scène qui l’avait ainsi affecté.
C’était à la récréation de l’après-midi. Les écoliers rendus turbulents par la perspective des vacances, se bousculaient en riant et ne se gênaient pas pour se talocher d’importance. Mais l’un d’eux, Gilles de Busqués, profitant de cette bataille joyeuse, appliqua sous l’apparence d’un geste amical, un formidable coup de poing à un élève qu’il détestait. L’autre devinant l’intention, répliqua, et une bataille en règle s’ensuivit. Voyant le pugilat devenir sérieux, Paul Bordier intervint, et entrant comme un coin entre les deux antagonistes, il les sépara, jetant Gilles par terre. Celui-ci se releva furieux, et devant les compagnons de Paul assemblés, il lança avec un air de suprême mépris :
— Toi, Bordier, tu devrais bien apprendre à te mêler de tes affaires.
— Allons, Gilles, ne te fâche pas, je ne voulais que vous séparer et non te jeter par terre. Dorval prend bien la chose, lui.
— Si je voulais, je pourrais te « coller » les épaules, répondit Gilles qui s’échauffait.
— Je t’en prie, Gilles, calme-toi, dit Paul conciliant. Tiens, faisons l’accord, ajouta-t-il en tendant la main.
Gilles n’avança pas la sienne. Mais dans les yeux de ses compagnons, il vit qu’on condamnait son manque de chevalerie. Alors, avec un désir de blesser celui qui involontairement l’humiliait, il s’écria, insolent :
— Oui, Bordier, je pourrais te faire baiser la terre si je le voulais, toutefois, je préférerais te jeter dans une crèche, tu y serais plus à l’aise, tu y retrouverais les souvenirs de ton enfance.
Les jeunes gens, ne comprenant pas l’allusion, regardaient de Busques, stupéfaits. Ceci finit de l’exaspérer.
— Qu’avez-vous à faire des têtes de Méduse vous autres, ne savez-vous pas que Bordier est un enfant trouvé ?
Aveuglé par la colère, Gilles venait, d’avancer un fait dont il était loin d’être certain lui-même ; mais il vit Paul chanceler et pâlir, ce qui l’enhardit.
— Regardez si ça fait plaisir de se faire rappeler ses origines.
Paul bondit.
— Je n’ai pas honte de mes origines, et tu devrais avoir assez d’honneur pour respecter mes parents disparus.
— Heu, disparus sans doute, seulement ils ne sont pas morts.
Et cinglant, il ajouta :
— Toi, tu es issu d’une noce à la Pompadour ; t’es comme les gars aux Bourbons.
Paul devint, livide, ses yeux se creusèrent, et sa gorge rendit un cri rauque.
Des voix s’élevèrent indignées.
— Toi, de Busques, tu devrais avoir honte !
— Non, je ne suis pas honteux !
— Alors nous le sommes pour toi, dirent ses camarades en s’éloignant.
Paul était sorti de la cour de récréation comme un fou. Sur la rue, il lui semblait que les passants qu’il rencontrait le montraient du doigt. Et une fois rendu dans sa chambre, sa douleur avait éclaté, attirant l’attention du père.
— Paul, mon enfant, qu’est-ce que tu as, répéta Eustache atterré ?
Le jeune Bordier répondit à la question par une demande :
— Mon père, que savez-vous de mes véritables parents ?
Eustache, inquiet, regarda son fils.
— Laissons en paix les disparus, mon cher petit.
Paul frémit.
— Les disparus ne sont pas toujours morts ; on me l’a dit aujourd’hui. Mon père, lorsque vous êtes allé me chercher à l’orphelinat, on vous a donné des papiers prouvant mon identité. On a dû vous remettre mon certificat de baptême, l’acte de décès de mes parents.
— Paul, tu es fatigué ; couche-toi, veux-tu ? Oublie les choses passées, dit Eustache devinant où son fils voulait en venir.
Paul s’entêta.
— Je veux, reprit-il la voix méconnaissable, éclairer ma situation. On m’a traité aujourd’hui de…
Il acheva dans un hoquet :
— D’enfant naturel…
— Toi, toi ! on t’a appelé ainsi ! Ah !
— Dites, dites, que ce n’est pas vrai, que ce n’est pas vrai ! s’écria Paul les doigts crispés sur le bras de son père.
— Paul, mon enfant, du calme. Tiens, assieds-toi près de moi, ici, sur ton lit. Appuie ta tête sur mon épaule là, repose-toi, ne pense à rien. Demain, nous reparlerons de cette affaire qui t’afflige sans raison.
Le jeune homme échappa à l’étreinte paternelle, et debout, il laissa tomber de ses lèvres tremblantes :
— Vous ne faites qu’éluder mes questions. Je vous supplie de me donner les documents qui me concernent.
Et devant le silence de son père, il éclata :
— Vous ne répondez pas ! Vous ne pouvez pas me remettre ces papiers ! Parce qu’ils n’existent pas !
— Mon petit, tu es le fils de mon cœur, viens dans mes bras, oublie l’affront, oublie le passé…
— Alors je suis cela ! fit-il avec un geste qui voulait éloigner quelque chose de répugnant, je suis l’enfant de la honte !
— Tu es tout ce que j’aime de plus au monde, et ta mère t’adore.
L’aspect du jeune homme devint effrayant.
— Je t’en supplie, Paul, reviens à toi, tu me tortures, calme-toi…
— Me calmer… je le voudrais… je ne puis… Vous voir affligé me fait, oh si mal… Et puis, ce que j’endure… Je souffre… Je souffre ! Ah que je souffre !
Devant cette douleur atroce à voir, Eustache eut un élan de tout son cœur. Prenant son fils dans ses bras, il le serra avec amour sur sa poitrine.
Paul se laissa faire. La tête renversée, il ne bougeait pas, anéanti. Mais bientôt, avec un effort ferme et doux, il se dégagea.
Debout, maintenant, les traits brisés, la sueur au front, il clama sa détresse.
— Je suis le fils de la honte, et tout en moi crie la droiture. Je sors d’une boue de luxure, et dans mon cœur et dans mon âme, je ne vois que propreté morale. Dans mon être affolé, deux personalités se font face. L’une qui est moi, l’autre que je ne connais pas et dont la sordidité m’éclabousse… Oh, comme je voudrais la tuer, celle-là !
À cet instant, Paul Bordier subissait les déchirures d’un combat monstrueux. Toutes les qualités de probité et d’honneur, qu’il avait héritées de son père et de sa mère, se révoltaient contre la tare qui les attaquait ; et cette lutte donnait au malheureux des spasmes de désespoir. Il vit crouler dans un amas informe, sa fierté et l’estime de soi, et sur le tout se dessiner les mots ignobles : « Tu es le fils de la honte. » Il résuma sa souffrance :
— J’endure l’agonie de l’homme en santé, aimant la vie, que l’on a forcé à boire un poison, et qui se sent mourir.
Eustache s’approcha de son fils, et l’obligea à l’envisager.
— Paul, mon cher enfant, cesse de te martyriser. Chasse de ton cœur le souvenir de ta pénible origine. Relève la tête, porte-la bien haute, car tu es beau, et ton âme est plus belle que ton corps.
— Une fleur poussée sur un fumier… laissa tomber Paul de ses lèvres exsangues.
— Oh ! en respirant les corolles parfumées, en regardant le coloris des pétales, on ne pense pas aux racines des fleurs. Lorsque je suis allé te chercher, Paul, je savais ce que tu viens d’apprendre. À l’enfant sans nom, j’ai donné le mien ; au petit, sevré de tendresse, j’ai ouvert mon cœur. Des baisers de mère ont consolé tes premières peines. Elle savait, elle aussi, ma chère compagne, qui tu étais et elle ne t’a pas marchandé ses caresses, elle ne t’a pas disputé son nom de maman.
Des larmes coulaient toujours des yeux de Paul ; mais ses soupirs convulsifs diminuaient comme ceux d’un enfant épuisé par un chagrin au-dessus de ses forces. Les paroles de son père adoptif, tombaient sur sa blessure comme un baume magique et redonnaient de la vigueur à son corps endolori. Il se redressa presque courageux.
Eustache continua, persuasif :
— Tu es le fils véritable de ceux qui t’aiment à la folie. Porte et défends le nom qu’ils t’ont donné ! Les yeux du jeune homme brillèrent. Toute sa nature ardente vibra.
— Je serai digne de vous, digne de l’adorable mère qui m’a tendu les bras !
Sur le front du fils de Gilberte, le mari de Jeanne déposa un long baiser. Puis, joyeux d’apparence, mais le cœur saignant par l’épreuve de son enfant, Eustache parla à Paul sur un ton de confidence :
— Maintenant, mon petit, baigne tes yeux, remets ta toilette en ordre, fais disparaître au physique et au moral toutes traces de ton bouleversement. Vois, les lampes s’allument, ta mère va rentrer. Tout à l’heure, autour de la table de famille, nous mangerons le pain ensemble. Dans le charme intime du foyer, nous parlerons d’avenir. Souris à la vie, mon fils et sois fort.
Dans une détente de tout son être, Paul se jeta au cou de son père.
— Et pas un mot de tout cela à maman Jeanne, hein, c’est compris ?
— Je vous le promets.
Lorsque Madame Bordier entra, son fils vint l’embrasser, et si fort, qu’elle dit en riant :
— Combien tu sembles heureux de me voir, Paul.
— Oh oui, si heureux, maman.
La vie continua paisible au logis des Bordier ; Paul poursuivait ses études avec ardeur, puisant dans le travail l’oubli de l’heure tragique qu’il avait vécue. Petit à petit l’horrible plaie se cicatrisait, mais le voile qui la recouvrait s’étendait mince et bien léger.
À vingt-deux ans, Paul Bordier reçut ses diplômes en architecture avec grande distinction. Les félicitations sincères de ses camarades mirent de la chaleur à son cœur. L’incident de la cour du collège semblait bien éloigné.
Eustache ajouta le secours pécuniaire aux efforts intellectuels du nouvel architecte, et en trois ans la position de Paul devint brillante. Les salons aristocratiques de la Cité de Champlain s’ouvraient largement devant ce garçon d’avenir.
La secousse morale ressentie par Paul à dix-huit ans, l’avait mûri avant l’âge, et cette maturité ajoutait un charme de plus à sa beauté mâle. Les yeux si francs du fils d’Étienne et de Gilberte, ne s’amusaient pas au flirt, mais ses lèvres ombragées d’une fine moustache, ne marchandaient pas un sourire bienveillant. Son front bien modelé, orné de cheveux souples divisés haut sur le côté, dénotait une volonté énergique. Sa démarche était celle d’un homme qui veut tracer son chemin dans la vie.
L’amour n’avait pas encore touché ce cœur généreux, mais il ne devait pas tarder à s’en emparer.