Péché d’orgueil (Brassard)/17

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Imprimerie des sourds-muets (p. 214-232).

CHAPITRE xvii

Le printemps était revenu. Dans toute sa splendeur, le favori du monde étalait ses atours. Drapé de nuits chaudes, pleines d’étoiles, de journées lumineuses brodées de matins vaporeux perlés de rosée et de soirs dentelés de clair de lune, il prenait possession de son vaste domaine, visitant vallons et collines, bosquets et prairies. Il réveillait les fleurs qui bâillaient de la grandeur de leurs corolles, secouait les pommiers, les couvrant de millions de calices roses qui se chargeaient d’abeilles d’or, pénétrait dans tous les foyers où il ranimait le courage. Généreux, il jetait des charges de parfums sur l’aile du vent qui les éparpillait avec une égale prodigalité chez le riche comme chez le pauvre. L’incomparable saison étendait sa gloire partout, et parce qu’elle faisait renaître tant de choses à la vie, elle jetait un peu d’espoir aux âmes inquiètes.

Par une après-midi chaude et ensoleillée de fin de mai, Béatrice Vilet arriva en tourbillon chez Alix.

— Bonjour, ma chère, s’écria-t-elle rieuse, en jetant son chapeau derrière un meuble. J’ai une nouvelle si importante à t’apprendre, qu’elle rejette dans l’ombre les déclarations les plus sensationnelles du Cabinet Provincial.

— Et quoi donc !

— Je me suis acheté une automobile.

— Mes compliments ! Et quelle marque de machine as-tu choisie ?

— Je sais que c’est une torpédo, avec un siège réversible à l’arrière, et une tête de sauvage à l’avant.

— Un Pontiac, alors.

— Tout juste, c’est cela. Quels agréables moments on passe à s’acheter une auto !

— Raconte-moi tes émotions, veux-tu ?

— Volontiers. Voilà : je suis entrée dans un salon d’autos, et j’ai demandé à un grand gaillard qui sentait la gazoline :

— Elles sont à vendre ces machines-là ?

— Oh oui, madame.

— Je voudrais en acheter une, je dispose de douze cents dollars.

— Ma chère, si tu avais vu l’empressement, les civilités, les courbettes, les « Madame » par ici, les « Madame » par là, tout le personnel était ameuté. Ah, mais, on ne finissait plus de me rabattre les oreilles sur les qualités, la force, l’élégance, le confort, la perfection de telle et telle machine. Je devins agacée de ce bavardage et je lançai un peu raide :

— Messieurs, vous m’ennuyez. Que peuvent me faire les accélérateurs, les démarreurs, les carburateurs, les étinceleurs, les pistons, les soupapes, les couleurs citron ou marron de vos machines. Je veux une automobile pour aller à Gaspé, en avez-vous ?

— Mais, oh oui, chère madame, toutes les voitures que vous voyez ici sont garanties pour n’importe quelle route, unie ou accidentée. Faites votre choix.

— Je pointai une torpédo jaune serin, avec un liséré d’argent le long de sa carrosserie basse, et qui depuis mon arrivée, me faisait de l’œil de toute la grandeur de ses phares brillants.

— Combien, fis-je importante ?

— Douze cents dollars.

— Douze cents,… vous aurez l’obligeance de dire quinze cents dollars à ceux qui pourraient s’informer combien j’ai payé.

— Oh, si madame le préfère, nous pouvons majorer le prix convenu, et atteindre celui que vous nous demandez de mentionner.

— Dites donc, vous, à part votre nom d’effronté, avez-vous d’autres attributs ? je voudrais vous faire mon chèque.

— Mon achat conclu, j’ai nommé mon auto « Gaspé » en l’honneur de la randonnée qu’elle va entreprendre bientôt.

— À Gaspé, murmura Alix, tu vas à Gaspé ?

— Oui, et je t’amène.

— Comme c’est curieux, je songeais justement à y aller. Je dois rencontrer Paul à Percé.

— C’est charmant ! Aujourd’hui est le vingt-huit de mai, écris à monsieur Bordier qu’il vienne nous trouver à Percé vers le quinze juin. C’est convenu ?

Sans donner d’explication, Alix avait demandé à son mari de bien vouloir venir la rejoindre à Percé. Il lui semblait que dans ce pays où rien ne rappelait le passé, leur rencontre serait plus facile. Paul venait d’écrire que son travail achevait. La proposition de Béatrice arrivait donc à point.

— Quand partons-nous, demanda la jeune femme ?

— Dans deux ou trois jours, ma chère.

— À propos, qui prendrons-nous comme chauffeur ?

— Il est tout trouvé.

— Qui est-ce ?

— Moi-même.

— Toi ? tu n’as jamais conduit une automobile !

— Non ? regarde mon certificat de compétence et de prudence suffisantes. On me l’a décerné hier. J’ai acquis mon expérience d’un vieux loup du volant, en véhiculant avec lui, par monts et par vaux, durant cinq semaines. Je sais écraser les poules, les oies, les dindons, les gorets qui ne connaissent pas la loi de la circulation, et pousser par en arrière les vaches qui n’osent pas nous envisager.

— Grands dieux ! il est peu rassurant de voyager avec toi. En allant en Gaspésie, nous traversons beaucoup de contrées agricoles, et les animaux…

— Sois tranquille. Les bêtes se domptent mieux que les hommes. Les quelques bipèdes et quadrupèdes victimes de mes roues, ont servi d’exemple aux autres. À l’avertissement de mon claxon, bêtes à poil ou à plume disparaissent, de la route.

— Tout ça est très bien, mais s’il nous arrivait un accident, des femmes seules, ce n’est pas prudent. Sais-tu, j’ai envie de demander à Gilles de nous accompagner.

— C’était aussi mon idée, et si nous proposions ce voyage à monsieur Bordier, nous avons place pour quatre.

— Je ne sais s’il accepterait, sa santé n’est pas très bonne.

— Raison de plus, un changement lui serait salutaire.

— Je lui en parlerai, et merci infiniment.

— Pas de quoi, ma grande, le plaisir est pour moi, je m’entoure de charmants compagnons pour mon excursion. Gilles et toi, vous êtes mes meilleurs amis, et monsieur Bordier est si sympathique.

Étienne Bordier accepta avec empressement l’offre qu’on lui faisait, et Gilles se garda bien de la refuser. Le jour convenu, on se mit en route.

— Holà les amis ! s’écria mademoiselle Vilet la main au volant, remarquez comme nous partons sous des signes heureux : nous étrennons une auto, nous étrennons un mois, aujourd’hui est le premier de juin, en route nous étrennerons une nouvelle lune. Hourra ! tout est neuf, plaisir, voiture, quantième, et l’amitié ne vieillit pas. Quelle belle randonnée va être la nôtre ! On rit, et Gilles, assis auprès de Béatrice, applaudit bruyamment.

— Pas tant de tapage, mon garçon, ou tu retournes à la maison, dit-elle en appuyant sur l’accélérateur de la machine.

— Pour ça, il faudrait descendre de voiture, et le moyen de mettre le pied à terre à du soixante à l’heure… Écoute ma chère, tu fais trop de vitesse.

As-tu envie de nous rompre le cou ? N’oublie pas que nous voulons aller à Percé Rock Hotel, et non à la morgue.

— Pauvre chéri, tu as peur de mourir. Vois, je ne roule plus qu’à du quarante, par amou… par amitié pour toi.

— Pourquoi avoir changé le mot, Béatrice…

— Alors, par amour pour toi, puisque tu le préfères, dit-elle en regardant franchement son compagnon.

— Merci, fit-il, de la joie plein ses yeux clairs. Et étendant les bras :

— La vie est belle, le ciel est bleu, la route est large…

— … Le clairon sonne la charge, finit Béatrice, en faisant jouer de nouveau son claxon, bruyamment.

On voyageait par petites étapes, sans se presser, s’arrêtant pour admirer les beautés grandioses de ce sol tourmenté. Souvent les voyageurs prenaient leur repas sur la grève. Alors, de chauffeur émérite, Béatrice se muait en cordon-bleu accompli.

Un jour que l’on était ainsi à préparer une dînette, Gilles qui ouvrait le panier aux provisions, s’écria déçu :

— Mes amis, le garde-manger est vide, ou à peu près.

— Qu’est-ce que l’on fait alors, demanda Béatrice occupée à consolider, sur un feu, un poêlon plein de poissons qui commençaient à rôtir ?

— On va à la chasse aux victuailles, et c’est ce à quoi je me prépare, dit-il en se dirigeant vers une cabane adossée à un rocher, non loin du campement.

— Que vas-tu chercher par là ? s’écria Béatrice en se levant vivement.

— Du pain, du beurre, de la crème, des œufs…

— Et de l’huile de foie de morue ? on n’éventre que du poisson dans cette masure-là, c’est visible, regarde donc toutes ces perches, sur lesquelles sèche le produit de la pêche.

— Ah, je croyais qu’on avait fait le lavage.

— C’est désespérant. Écoute, mon p’tit, vois-tu à ta gauche, dans le vallon, près d’un bouquet d’arbres, les jolies bâtisses blanchies ?

— Oui.

— Bon, c’est une ferme cela et les animaux que tu aperçois, ce sont des vaches. Là, tu auras plus de chance pour avoir de la crème et du beurre.

— Et pour les œufs ?

— Si tu vois des poules, non des canards, tu en demanderas. Monsieur Bordier, voulez-vous accompagner Gilles. Malgré les recommandations, il est encore capable de commettre des erreurs lamentables.

Les deux hommes s’éloignèrent en riant, dans le vent qui s’élevait avec force.

— Alix, une minute, ajouta-t-elle, je baisse le feu, puis nous admirerons les vagues. Voilà qui est fait, et maintenant, viens, dit-elle, en entraînant la jeune femme sur le rivage.

— Quel magnifique spectacle, murmura Alix.

— Empoignant !

Elles admirèrent un long moment silencieuses, puis, pour distraire son amie qu’elle voyait soucieuse, Béatrice prit une pose comique et déclama :

« Quel vacarme ! Les vagues de l’océan sont aux prises. Ne font-elles pas penser au combat de la vie ? C’est tout comme. Écoutez des cris, des vociférations, des menaces, des éclats de rire, des sanglots ; des murmures, des soupirs ; des supplications, des prières ; des chants de triomphe, d’amour et de haine… »

Elle s’arrêta pour reprendre haleine.

— Hein ?… crois-tu si je comprends bien le puissant langage de la mer…

Et se composant une voix sourde et frémissante, elle continua :

« Ce fracas sur la falaise ressemble à des coups de feu… »

Et d’un accent mourant :

« Des coups de feu… On en tire en signe de joie, on en tire pour tuer… »

— Ah… râla-t-elle.

Cette finale dramatique fut accueillie par une fusée de rire.

Béatrice sursauta.

— Milles excuses, mademoiselle, d’avoir dérangé votre improvisation, parvint à dire Étienne Bordier en se tenant les côtés.

— Vous en avez une façon d’apprécier l’art théâtral, vous autres. Voyons, Gilles, calme-toi. Allons, voilà Alix qui se met de la partie, alors moi aussi.

Et elle éclata de rire.

Un coup de vent violent vint couvrir de poussière le groupe joyeux.

— Entends-tu des voix dans ces saletés, demanda Alix en courant après son chapeau, tout en regardant son amie, qui, les pieds sur le sien, se tenait les cheveux des deux mains.

— Non, mais je sens quelque chose de brûlé… Ah, malédiction ! notre chaudron a chaviré ! nos poissons rôtis retournent à la mer dans un ruisseau de graisse ! Ohé ! les hommes, où êtes-vous donc pendant que la calamité s’abat sur nous, pauvres femmes !

— Ma foi, je l’empêche d’être plus complète, cria Gilles, en sauvant le panier à provision tombé dans cette crevasse, et vous éviter ainsi la famine et ses horreurs.

— Ah, brave homme ! On vous devra de ne pas mourir maigre, et de revoir la lune et nos familles !

— Maintenant, mademoiselle, suggéra Étienne, pour nous remettre de notre alerte, ne pourriez-vous pas nous improviser un sonnet sur la mer ?

— C’est impossible ; pas devant le désastre de notre dîner. Non, voyez-vous, l’inspiration, cet angelot délicat qui vient toucher parfois notre front, prend la fuite devant les appétits vulgaires de notre nature ; or, j’ai faim.

— Alors à table, à l’assaut du panier, ou plutôt des paniers, suggéra Étienne.

— Des paniers ? nous n’en avons qu’un…

— Deux, avec celui-ci que vous n’aviez pas vu, et que j’ai fait préparer ce matin avant de quitter l’hôtel où nous avons logé. Voyons ce qu’il contient : des fruits, des biscuits, des gâteaux…

— Ce n’est pas si mal, remarqua Gilles occupé à mettre sur le napperon de beaux radis rouges. Mais que vois-je ! s’écria-t-il en regardant dans le panier de monsieur Bordier, un blessé ? là couché sur le côté, c’est tout rouge avec des bandages…

— Un blessé ! crièrent Alix et Béatrice en regardant autour d’elles, où ça ?

— Ici, dit Étienne en exhibant une bouteille de vin muscat.

— Oh ! s’exclama mademoiselle Vilet, le blessé sera un mort tout à l’heure, et son bouquet aura vécu !

On mangea à belles dents, et comme durant la collation le vent avait subitement cessé, Alix proposa de paresser un moment avant de se mettre en route. On fut d’accord pour prolonger la halte.

Pendant que monsieur Bordier et Gilles allumaient leurs cigarettes, les deux jeunes femmes prenaient une position confortable pour causer.

— Monsieur Bordier, demanda Alix, vous qui avez vécu longtemps dans les glaces et la désolation du Nord, vous devez jouir du spectacle qui nous entoure : cette mer câlinement bercée, ces rochers superbes, ces bois, cette verdure au loin, cette brise rafraîchissante, doivent l’emporter de cent coudées sur l’aridité et la bise glaciale de là-bas.

— Je jouis énormément de ce que vous venez de décrire, Alix, mais n’allez pas croire que le Nord soit dépourvu de beautés. Oh, non !

— Des beautés perdues alors, remarqua Béatrice. Qui peut en bénéficier, les Esquimaux ?

— Précisément, et les splendeurs polaires ne laissent pas les sauvages indifférents. Ces rudes habitants admirent sans réserve les féeriques spectacles de leur pays, ils semblent les comprendre. Nous, les blancs, nous restons presque épouvantés devant les neiges bleues des soleils de minuit, et l’éclat incroyable du feu des aurores boréales.

Étienne s’arrêta un moment et ses yeux se posèrent sur le paysage environnant. Il poursuivit :

— Quelle impeccable harmonie encercle le monde, tout est proportionné, tout est à l’unisson. Ici, paysans, fleurs et verdures sont enveloppés des douceurs de l’été ; le vent est léger, en passant dans les branches il berce les nids et accompagne le chant des oiseaux. Il y a de la volupté sur les êtres et les choses, le tableau est splendide. Mais là-bas, au bord de ce pays de crystal, quelle gloire ! Ce n’est plus la langueur des zones tempérées, c’est la vigueur partout. Vigueur des hommes qui se jouent de la bise comme l’enfant de la brise, et dont la voix rauque est un défi au froid terrible de l’air qui parfois gèle les poumons ; vigueur des bêtes, qui en nageant d’une banquise à l’autre, lancent leurs cris puissants dont l’écho remplit la solitude de ces contrées aux aurores longues comme des saisons, aux crépuscules longs comme des mois.

Que tout est donc divinement balancé ! N’essayez pas, mes amis, de changer ces deux cadres de place. Ce qui nous enchante ici paraîtrait mignard là-bas, et ce qui nous émerveille aux approches du Pôle nous stupéfierait ici.

Sur le silence qui suivit, Béatrice laissa tomber ces mots dits d’une voix très douce :

— Je m’explique mieux la sérénité des personnes qui se retirent du monde ; elles vivent dans la compréhension des œuvres de leur Créateur.

Cette phrase venant de lèvres qui n’étaient habituées qu’à rire, tira Alix de sa rêverie. Surprise, la jeune femme regarda son amie.

— Est-ce bien toi qui viens de parler, Béatrice ?

— Mais oui, c’est moi. Et j’ajoute après monsieur Bordier : malgré cette nature qui nous prêche une harmonieuse entente, nous compliquons notre vie à plaisir. Oh, moi, je veux une vie tout ainsi.

— Je souhaite que ton vœu s’accomplisse, dit Alix émue, en se levant. Allons, nous partons ? Vous êtes prêt, monsieur Bordier ?

— Certainement, Alix, je vous suis.

Mademoiselle Vilet se leva à son tour, et regarda Gilles qui ne bougeait pas.

— Monsieur de Busques reste-t-il ici pour demander à la marée de venir lui lécher les pieds, dit-elle cérémonieuse.

— Hein ? Quoi ? Que me veut-on ?

— Tu dormais, sacripant !

— Oui, et je rêvais. Je voyais une maisonnette, fleurie de glycines, ombragée d’un gros tilleul, et sur le perron, il y avait douze enfants qui me tendaient les bras, oui, douze.

— Grands dieux ! quel rêve ! fit Béatrice en prenant une mine effarée, et as-tu vu la maman de la nichée ?

— Oui, et je la revois en te regardant.

— Oh, oh, oh, ne t’endors plus ! En route ! En route ! Le lendemain, Gilles dit à ses compagnons :

— Ce soir, nous serons rendus à destination. Pour cette dernière journée de notre voyage, je paie le lunch. Pour ne pas être à la merci d’un coup de vent, qui renversera la marmite, j’ai fait amplement garnir le panier.

— Je suis curieuse, dit Béatrice, que contient la coque d’osier ?

— Sa cale est pleine de menues friandises, et, sur le pont, couché dans un lit de laitue succulente et frisée, repose un poulet froid.

— Froid de la mort ; y a-t-il un blessé ?

— Malheureusement non.

— Dommage ! j’aurais eu une sollicitude de garde-malade pour lui, et… oh ! regardez donc le coin délicieux, là dans cette anse, quel endroit idéal pour déguster tes provisions, Gilles.

— Arrêt ! ordonna le jeune homme.

La machine ralentit, et vint s’immobiliser doucement en bordure de la route.

Les voyageurs descendirent, et s’installèrent à la place remarquée.

— À table ! dit Gilles, en étalant le contenu des paniers.

— Dernier stage de tranquillité avant de se lancer dans le tourbillon mondain, fit remarquer Béatrice en attaquant une aile de poulet. Ce soir même, la colonie fashionable de Percé, sans se douter de la bonne fortune qui l’attend, aura l’avantage de voir son actif augmenté de précieuses recrues. Ici prend fin notre vie de nomades, ajouta-t-elle en soupirant, demain nous ne nous appartiendrons plus. Que voulez-vous, la beauté doit se produire. Je ne parle pas pour toi, tu sais, Alix.

— Avant d’être soumises aux lois de l’étiquette, et pendant que ces messieurs grillent leur tabac, allons nous promener un peu sur le bord de la mer, suggéra Alix.

— Une bonne idée, viens.

Les deux amies s’éloignèrent, et se mirent à marcher sur la grève, à pas lents.

La mer était calme. Au loin, quelques voiles passaient, penchées, comme appuyées sur le ciel. Des mouettes volaient, lentes et gracieuses, des croissants d’azur dans la courbe de leurs ailes.

Madame Bordier et son amie marchèrent longtemps sans parler.

— Je ne sais pourquoi, dit tout à coup Alix, je me sens heureuse de vivre. Pourtant, j’ai plus d’une raison d’être inquiète.

— C’est un pressentiment ; il va t’arriver quelque chose de joyeux. Quand il te vient un bonheur soudain, Alix, comment le manifestes-tu ?

— Je le savoure en silence, mais il y a longtemps qu’il ne m’a pas été donné d’en goûter, ajouta-t-elle assombrie.

Sans avoir reçu des confidences, Béatrice savait son amie malheureuse, et s’en désolait. Elle reprit :

— Que nous sommes différentes ; moi, quand je suis heureuse, si je m’écoutais, je le dirais à tous les passants.

— Preuve que tu es destinée à consoler les autres.

— Ou à les embêter, car alors, je chante. Mais, sais-tu que nous parlons comme des oracles ?

Pour chasser le nuage du front d’Alix, la gaie Béatrice se mit à chanter sur un ton de fausset, une complainte apprise, Dieu sait où. Mais au beau milieu d’une savante vocalise, alors qu’elle attaquait courageusement la destruction d’une note harmonique, et sur le point de réussir, des applaudissements frénétiques retentirent derrière elle. Béatrice se retourna, la bouche ouverte.

Étienne Bordier et Gilles, le corps penché comme s’ils eussent regardé du haut d’une loge de théâtre, battaient des mains.

Béatrice les toisa :

— Encore vous autres ! Ça tourne à la persécution. Je ne puis exercer mes talents librement, que vous arrivez, et vous me donnez…

— Quoi ? coupa Gilles, les yeux ronds.

— Le trac !

— Le trac ! et tu as eu cela alors que tu escaladais ton si bémol ?

— Mais oui, et juste au moment où ma voix allait tirer le trémolo. Mes cordes vocales doivent être fêlées à jamais, et c’est votre faute à tous deux.

— Excusez-nous, fit Étienne Bordier en jetant un éclat de rire si jeune que Béatrice remarqua :

— Tiens, monsieur Bordier rit comme ton mari, Alix.

— Monsieur Bordier et Paul sont très proches parents, répondit la jeune femme en souriant à son beau-père.

— C’est cette parenté avec mes meilleurs amis qui m’empêche de vous fustiger, monsieur.

— Je suis désolé de mon intervention. Que voulez-vous ! J’ai cru qu’une sirène sortie des eaux chantait pour moi ; je n’ai pu résister au désir de venir la contempler.

— Moi, j’étais certain que j’allais me trouver en présence de la rousse madame Lebrun, dit Gilles.

— Vous êtes bien déçus tous deux. Au lieu de vous trouver en face de l’enchanteresse des marins, cette créature de rêve aux cheveux fleuris de lotus, au corps ondulant, portant toilette à la Lebrun, Gilles, avec traîne taillée en queue de poisson, vous donnez du front sur une personne maigrette, au nez rousselé, les cheveux courts, et vêtue d’un tricot vert-roseau.

— Oh, ne parlons pas de déception, fit monsieur Bordier, quand mon compagnon et moi, sommes ravis de constater que notre excellent chauffeur n’a pas étudié la mécanique au détriment de ses capacités artistiques. Pour ma part, mademoiselle, je vous prierais de bien vouloir continuer votre cantilène. Je suis tout oreilles.

— C’est cela, riez de moi. Mais sachez, ô hommes prétentieux, que je ne chantais pas pour vous. Ma voix, je la confiais aux flots afin qu’elle aille bercer les matelots qui naviguent dans le moment sur l’océan. Ces braves gars ont dû m’écouter dans le recueillement.

— C’est plus qu’il n’est nécessaire pour ancrer au cœur des marins la certitude que les sirènes existent, fit Gilles.

— Seulement, vos exclamations déplacées en jetant une note humaine dans mon chant divin, ont dû semer le doute au sein des équipages. Vous avez causé un beau gâchis ! Déguerpissons avant que n’arrive quelque divinité aquatique courroucée.

Mademoiselle Vilet et Gilles partirent en courant. Alix et Étienne Bordier suivaient à distance.

— Quelle heureux caractère a cette jeune fille, fit Alix.

— Belle et riche nature.

— Je souhaite que rien ne vienne l’entraver.

— Nous avons beaucoup de ressources en nous pour combattre les difficultés, dit Étienne tendrement, cependant il y en a qui ne semblent pas vouloir exploiter ces trésors, faute de confiance en eux ou envers les autres.

— Le rendement entrevu peut décourager parfois.

— Il ne faut pas perdre confiance lorsque les ouvriers sont jeunes.

Étienne Bordier et Alix firent quelques pas en silence.

— Paul vous a-t-il dit à quel point j’avais brisé sa vie, articula péniblement la jeune femme ?

— Mon fils m’a parlé du chagrin de sa vie comme d’une chose qu’il voulait essayer d’oublier.

— Puisse-t-il y réussir ; bien des souvenirs pénibles pour lui disparaîtraient en même temps.

— Ayez confiance, Paul est homme à tout pardonner.

— Mais il y a des mots si durs. Vous a-t-il raconté la scène du boudoir ?

— Non, Alix.

— Noble cœur…

— Et je crois que mon fils a rencontré l’âme sœur de la sienne…

— Oh, j’en doute, il y a des distances épouvantables…

— Il y a un sentiment qui ne connaît pas d’obstacles…

— Mais bien des causes peuvent le tuer.

— Ce qui paraît mort n’est souvent que terrassé ; on ne doit désespérer de rien. Aimez Alix, tout deviendra facile…

Elle baissa la tête pour cacher ses larmes. Pouvait-elle aimer à un plus haut degré ? Et cependant elle allait vers Paul, bien décidée à lui cacher son amour. Le plan de la jeune femme consistait à proposer à son mari d’établir leur foyer sur une base familiale. N’était-ce pas le parti le plus sage ? Les enfants défendraient le père contre les attaques du genre de celles de madame Lebrun. Oh cette femme ! elle avait hanté son esprit jusqu’à la torture durant cet interminable hiver. Plus d’une fois, Alix pour se calmer fut sur le point d’aller trouver son mari afin de le supplier de croire en son cœur ; mais toujours, fatalement, sur le point de partir, lui arrivait la lettre correcte de Paul qui la rejetait dans le trouble et l’incertitude. Elle finit par croire qu’elle devenait tout à fait indifférente à son mari. Alors à ses yeux affolés se dressait madame Lebrun victorieuse. Épouvantée, voulant au prix de tous les sacrifices attacher à elle celui qu’elle adorait, elle en était venue à la décision que nous savons.

— Hélas, murmura-t-elle, mon amour n’a pas rencontré celui de Paul à temps. Comme je suis punie d’avoir rendu muet à jamais un cœur si beau !

— En route ! cria Gilles, cette voiture va à Percé…

On s’empressa, et la puissante torpédo démarra.

Le soir les voyageurs arrivèrent à destination, et s’installèrent au Percé Rock Hotel dans les chambres qu’ils avaient retenues à l’avance.

Une vie saine et reposante s’organisa. Gilles et Béatrice firent rapidement des connaissances. Alix, très réservée, tenait la plupart du temps compagnie à son beau-père, ce dernier souvent excessivement fatigué.