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Péguy (André Suarès)/Chapitre III

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Émile-Paul frères (p. 21-28).


III


C’était un petit homme, ni brun ni blond, de couleur indécise. Un peu voûté, la mine assez soucieuse, le corps porté en avant, ne regardant guère autour de soi. La tête baissée le plus souvent, voyant peu, ou laissant le regard s’évader en l’air par le défaut du binocle. Les épaules tombantes, l’air effacé plus que timide ; les jambes courtes, les bras longs. Une assez forte tête, d’un beau dessin, bien ronde et qui demain eût été bien polie : le cheveu déjà rare ; le teint brouillé et souvent jaune, à tout ennui la bile en mouvement. Il était usé par la vie plus que vieilli ; et vers quarante ans, il a commencé d’être malade.

Maigre sans le paraître, et plus robuste qu’on n’aurait cru. Il gardait de la jeunesse dans la tournure. Rien de lourd, on sentait l’homme qui marche et peut marcher beaucoup. Les mains bonnes, sèches et chaudes.

Il avait de fortes mâchoires, l’inférieure bien suspendue, bien accrochée à la charnière, et faite à ne pas lâcher le morceau. Le bas du visage eût été dur sans la bonne barbe, ni soyeuse ni épaisse, de ton incertain, châtaine par temps sec, et les jours de pluie couleur de chaume vieux, de glui plutôt, comme la paille de seigle, tantôt brune, tantôt grise. Cette espèce de barbe est celle des chemineaux. Elle a les reflets de la route.

Les yeux de Péguy démentaient toute méchanceté, même dans la violence. Il avait assez de bonté pour ne pas prétendre à être bon ; mais avec ces yeux-là, il aurait pu faire du mal sans cesser d’être brave homme. Doucement bruns et marrons, souvent éteints, la prunelle lasse ; parfois lumineux, jamais étincelants, ils disaient une vie plus longue que les années, beaucoup de recueillement, beaucoup de souci. Leur propre lueur était celle de l’espérance. Ils avaient aussi la douce malice et la raillerie qui l’est moins ; de loin en loin, la complaisance et même le rire joyeux. Un jour, j’ai vu les yeux de Péguy sur ses enfants, avec quelle pensive tendresse. Leur colère était triste, moins de rudesse que de dégoût. C’étaient les yeux du serviteur fidèle ; ils avaient l’amitié des yeux parfaits des chiens. Telle était la bonté de ces yeux et la foi, que Péguy regardait rarement les gens tout droit, dans la face : il se fût trop livré. Il n’aurait plus été libre ni de vouloir ni de dire non. Or, il était très capable d’un jugement, d’un châtiment et d’un refus. S’il avait fait exécuter un coupable, il ne l’eût regardé en pleins yeux qu’au moment de la mort, pour lui pardonner d’ailleurs plus que pour lui demander pardon. De la sorte, il a paru fuyant à ceux qui ne l’aimaient pas.

Jeune homme, son visage respirait la volonté virile. Il avait le teint de la brique et du sang clair, bien cuit par le soleil. Point de barbe alors, le menton dur, le front brillant, les traits fins et précis, presque roides, pleins d’énergie ; les joues d’une arête vive et simple, il semblait un de ces artisans si vrais et si fermes dans la pierre que les imagiers ont sculptés au porche des cathédrales.

§

Entêté de son droit jusqu’à nier le droit des autres, et même s’il a pu les méconnaître, il a toujours été vrai. Et jusque dans l’injustice, je le crois juste. La bonne qualité de son âme le défendait de tout péché contre l’esprit. Même confus, il avait les clartés du fond. Il pouvait donc faire erreur sur les faits particuliers, voire sur la personne : dans l’essentiel, il ne s’est pas trompé.

Soldat, il a toujours été en guerre. Il la fit à la mauvaise Sorbonne, lui le premier. Il l’a faite aux politiques en tout ordre. Il l’a faite à l’esprit teuton, dans les écoles et dans les partis ; à la fausse justice et à la fausse égalité ; aux mauvais riches et aux mauvais pauvres ; à l’or qui tue et au travail sans foi ; à la matière et aux outrages de la matière, quand elle se vante de faire le bonheur de l’homme sans l’esprit, et l’honneur de la vie sans cœur ni sacrifice. Il était né pour être l’aumônier de la République et son directeur de conscience.

§

Ces hommes de pied, qui marchent à petits pas pressés, en route du matin au soir, et qui ne relèvent pas leurs moustaches d’un air avantageux, ils sont les forts soldats de l’action.

Qu’on ne nous gâte pas Péguy par l’excès des louanges, et ce misérable encens qui n’est point la pure larme du désert, ni la myrrhe de Smyrne. Péguy n’était pas le plus grand écrivain de la France, ni le plus beau poète de son temps. Mais il était Péguy, grand par la force, grand par la conscience et par le caractère. Il était le premier des soldats qui écrivent, et le premier entre les artisans qui pensent. Peu d’hommes ont agi sur leur temps plus que lui. Il avait des disciples et des fidèles. Ils étaient avec lui comme des ouailles. Il leur expliquait le texte des événements, et leur éclairait le cours de la vie. Il était guide, clerc et maître d’école.

Sa gloire doit grandir. Son mérite sera toujours plus évident. Il survivra à la plupart de ceux qui lui survivent. Il est plein de sens, dru et solide. Il parle beaucoup, mais non pas pour ne rien dire. Son limon roule de l’or.

L’homme brave que ce fut ! Le fort petit homme que ce Péguy. Le loyal serviteur ! Quel pasteur de peuples eût été Jaurès, s’il eût voulu de Péguy pour conscience.

Et enfin, plus d’une fois, il a eu du génie.