Péguy (André Suarès)/Chapitre IV
IV
Péguy a toujours été religieux.
Croyait-il ? ou comment a-t-il cru ? et à quoi ? L’incrédulité lui était insupportable. Pour vivre, il lui fallait une foi. À ses yeux, la foi était le fondement de la justice. Il ne parlait pas religion ni Église aux mangeurs de prêtres, et moins encore aux prêtres pendant longtemps. Il se fût mieux accordé avec les incrédules qu’avec les pharisiens et les dévots.
Le plus grand des catholiques, et le plus intelligent que je sache aujourd’hui, me disait un jour : « Mais enfin, qu’est-ce que Péguy ? et que veut-il ? Ses enfants ne sont même pas baptisés, et il les voue à la sainte Vierge. Je n’y comprends rien. » Péguy n’était pas tant de Rome que d’Orléans et de Paris. Il y avait en lui de ces vieux Français qui, avant la Réforme et le Concile de Trente, gardaient un contact direct avec Dieu et Jésus-Christ. Rien n’est plus sensible dans Jeanne d’Arc elle-même. Elle n’est pas obéissante : elle n’eût rien fait, si elle eût obéi. Le seul jour où elle a dû obéir, elle s’est reniée. Et elle est morte dans le feu pour se punir du reniement, la sublime jeune fille. Péguy n’a jamais pardonné à l’évêque.
Le fond du vrai saint est une relation directe du fidèle, qui aime Dieu infiniment, avec le Dieu de sa foi, un droit entretien, intime et personnel, entre la créature aimante et le Créateur infiniment aimé. Je ne sais où la religion de Péguy l’eût conduit. Je suis tenté de croire qu’il eût été le fils soumis de l’Église à la mesure où l’Église eût été une mère moins heureuse et moins avouée. L’Église triomphante eût trouvé Péguy de plus en plus rebelle. Il était homme à mener sa grande affaire pour la vie et pour la mort avec Jésus directement et Dieu le Père. Et d’ailleurs il avait toujours Jeanne d’Arc pour lui.
Il ne faut du tout se figurer que Jeanne d’Arc est pour Péguy un sujet littéraire. Jeanne d’Arc est l’œuvre de toute sa vie, son devoir, sa mission. Il se regardait vivant et né pour Jeanne d’Arc, comme Joinville pour saint Louis.
Son premier livre, à vingt-cinq ans, est une Jeanne d’Arc. Il m’avouait qu’il écrirait sur Jeanne d’Arc toute sa vie, dût-il vivre cent ans. Vingt autres volumes ne l’effrayaient pas, ni trente. Il mettait tout en Jeanne d’Arc. Il transposait tout en elle, comme sur le plan d’une réalité supérieure. Jeanne d’Arc enfin était à Péguy la France toute présente dans sa Passion. Le vrai chrétien vit sans cesse dans la passion de Jésus-Christ. Péguy ne cessait pas de vivre dans la milice et la passion de la Bonne Lorraine.
Toutes ses autres œuvres, ses pamphlets, ses discours, ses harangues à soi-même et sur lui-même, ne sont que les combats et les escarmouches de sa sainte Jeanne au vingtième siècle. Il faisait campagne à son exemple, comme elle a guerroyé. Et toujours pour la justice, pour le bien du royaume et pour ses voix.
Profondément religieux, il était né hérétique. L’hérésie est la vie de la religion. C’est la foi qui fait les hérétiques. Dans une religion morte, il n’y a plus d’hérésies. À la vérité, Péguy a été l’hérétique de toutes ses religions, moins une : Hérétique de la foi socialiste ; hérétique de la Sorbonne ; hérétique en fait d’imprimerie, où il a gâté tant d’amour pour le livre et la belle lettre, par deux ou trois partis pris incurables ; hérétique même de l’Église, puisqu’enfin il avait sa façon propre d’être chrétien, et qu’on dispute encore si ce grand catholique était vraiment catholique ou ne l’était point.
La France, fille aînée de Dieu et mère sublime des nations, telle est la seule religion de Péguy, où il ait été sans hérésie. Personne, depuis Michelet, n’a eu toute l’histoire de France plus chevillée à l’âme. Non pas qu’il la connût mieux ni plus à fond que tant d’autres : mais il vivait en elle. La culture de Péguy est tout historique.
Il a été juste pour les Juifs, ce qui est si rare : il ne les flattait pas, et il aurait eu honte de les outrager.
Au delà de tous reproches, il a su voir le fond immuable d’Israël, dans les prophètes et l’Évangile : là, en effet, l’esprit calme qui juge et ne rejette rien, saisit l’extrême effort de l’homme, et le plus extraordinaire, pour se tirer de l’instinct animal, et pour sortir de l’espèce. On peut supposer des fourmis géomètres et des abeilles capables de toute mécanique. Mais l’homme seul peut vivre pour l’amour de ce qui n’est pas lui-même ; et pour la paix en Dieu, qui est le nom mystique de la justice. La guerre des Boches est celle de la Bête contre l’Évangile, et du Barbare contre Rome.
Polyeucte, chef-d’œuvre de l’esprit humain ; Victor Hugo, l’Homère de la Grande Armée ; et Pascal, le puissant chrétien qui met tant de génie à croire : quel zèle inépuisable en Péguy pour ces œuvres héroïques, et le grand style à la française.
Vénération du latin ; et une sorte de culte, à la fois, pour les Grecs et pour les Hébreux, peuple de la Bible : rien ne manquait à la culture de Péguy, c’est celle de la France à travers les siècles.
Or, il admirait dans les Français tous ses modèles ensemble, les Grecs, les Israélites et les Romains, Sophocle, les prophètes et la langue de l’Église. À mon sens, rien n’est plus vrai. Le Français a ces trois racines. De là qu’entre tous les hommes, il est le peuple humain. Voilà pourquoi Dieu les aime tant, ses Français, dit Péguy.
Il est l’homme du bon travail.
Né parmi les gens de métier, ayant beaucoup vécu avec eux, il connaît et il aime par-dessus tout le bon ouvrier. Il déteste le mauvais ouvrier, qui gâche la matière et l’ouvrage. Le mauvais ouvrier est l’homme sans foi.
Péguy dirait volontiers : Celui qui n’a pas de conscience dans le métier qu’il fait n’est qu’un bourgeois. Tandis que le bourgeois, qui fait bien ce qu’il fait et le veut toujours mieux faire, celui-là est un bon ouvrier. Telle est bien la morale de la France et l’égalité française : celle de la conscience et celle du talent : parfaits artisans ou grands artistes, parfaits soldats ou grands chefs de guerre, tous sont égaux en noblesse pour vivre et pour mourir : ils savent ce qu’ils font et le veulent bien faire : ils se comprennent les uns les autres : ils se jugent entre eux et ils acceptent d’être jugés, tous libres, tous nobles, tous de plain-pied avec l’édifice qu’ils bâtissent, que ce soit la cathédrale, la prose ou la patrie. Il n’est pas d’autre République.