Pérégrinations d’une paria/II/IX. Les bains de mer ; une sucrerie
IX.
LES BAINS DE MER ; UNE SUCRERIE.
Les Liméniens ont choisi, pour aller prendre des bains de mer, l’endroit, selon moi, le plus aride et le plus désagréable de la côte ; ce lieu se nomme Chorrillos. La famille Izcué, qui avait loué, à Chorrillos, une maison pour la saison, m’invita à venir y passer le temps que je désirerais.
M. Izcué vint me chercher le matin, à sept heures, et nous montâmes aussitôt en calèche. Nous avions quatre lieues à faire sur du sable ; le chemin, toutefois, est assez bon pour les chevaux ; le sable est ferme, et ils n’y enfoncent pas comme dans celui des pampas. La campagne est très inégale ; à la végétation succède l’aridité d’un terrain noir, sur lequel on voit quelques arbres de loin en loin. À moitié route, on traverse le très joli village de Miraflor ; ce village est boisé, a de charmantes maisons, et deux tours d’où l’on découvre toute la campagne, Lima et la mer, qui est à un quart de lieue. C’est certainement le plus joli village que j’aie vu en Amérique ; après l’avoir quitté, on continue à rencontrer çà et là des champs de pommes de terre, de luzerne, mais jamais de blé. Parvenue à deux maisons de belle apparence, appartenant à M. Lavalle, ancien intendant d’Aréquipa, je vis de magnifiques jardins dépendant de ces maisons ; des orangers en plein champ, des papayers, des palmiers, des sapotilliers, et toute espèce d’arbres à fruit. À dix minutes de là, on traverse el Baranco, petit hameau situé au milieu d’une belle verdure, de grands arbres et de beaucoup d’eau. En quittant cette oasis jusqu’à Chorrillos, ce ne sont plus que des sables arides. Nous avions eu, pendant toute la route, un brouillard épais et humide ; j’avais ressenti un grand froid ; aussi j’arrivai malade, et me couchai après avoir bu une tasse de café bien chaud.
Je ne me levai que pour dîner ; me voyant mieux, M. Izcué me proposa d’aller dans les campagnes environnantes, dont les terres sont fertiles, visiter les champs de cannes à sucre. On me donna un cheval, et nous partîmes pour notre promenade.
Je n’avais encore vu de cannes qu’à Paris, au Jardin des Plantes ; ces vastes forêts de roseaux de huit à neuf pieds de haut, si fourrées qu’à peine un chien eût pu s’y frayer un passage, surmontées de milliers de flèches portant de petites fleurs en épi, annonçaient une puissance de végétation qui est loin de se manifester avec la même énergie dans nos champs de blé ou de pommes de terre ; et la nature, dans ces climats favorisés, me semblait convier l’homme au travail par ses plus riches récompenses. Cette culture m’inspira un vif intérêt ; et, le lendemain, nous allâmes visiter une des grandes exploitations du Pérou.
La sucrerie de M. Lavalle, la villa-Lavalle, située à deux lieues de Chorrillos, est un magnifique établissement, sur lequel se trouvaient quatre cents nègres, trois cents négresses et deux cents négrillons. Le propriétaire se prêta, avec la plus grande politesse, à nous la faire visiter dans tous ses détails, et se complut à nous donner l’explication de chaque chose. Je vis avec beaucoup d’intérêt quatre moulins pour écraser les cannes, mus par une chute d’eau. L’aqueduc qui amène l’eau à l’usine est très beau et a coûté beaucoup d’argent à construire par les obstacles qu’opposait le terrain. Je parcourus le vaste bâtiment où se trouvaient les nombreuses chaudières ; on y faisait bouillir le jus de la canne ; nous allâmes ensuite dans la purgerie attenante, où le sucre s’égouttait de sa mélasse. M. Lavalle me fit part de ses projets d’améliorations. — Mais, mademoiselle, ajouta-t-il, l’impossibilité de se procurer de nouveaux nègres est désespérante ; le manque d’esclaves amènera la ruine de toutes les sucreries ; nous en perdons beaucoup, et les trois quarts des négrillons meurent avant d’avoir atteint douze ans. Autrefois, j’avais quinze cents nègres ; je n’en ai plus que neuf cents, y compris ces chétifs enfants que vous voyez.
— Cette mortalité est effrayante et doit vous faire concevoir, en effet, les plus sinistres appréhensions pour votre établissement. D’où vient donc que l’équilibre ne se maintient pas entre les naissances et les morts ? Ce climat est sain, et j’aurais cru que les nègres s’y devaient porter aussi bien qu’en Afrique ?
— Le climat est très sain ; mais les négresses se font souvent avorter ; et les pères et mères ne prennent aucun soin de leurs enfants.
— Oh ! ils sont donc bien malheureux. L’espèce humaine s’accroît au milieu même des calamités : et vos nègres multiplieraient autant que les hommes libres, pour peu que leur existence fût tolérable, si chez eux le sentiment de la souffrance ne l’emportait pas sur les plus tendres affections de notre nature.
— Mademoiselle, vous ne connaissez pas les nègres ; c’est par paresse qu’ils laissent périr leurs enfants, et on ne peut, sans le fouet, rien obtenir d’eux.
— Croyez-vous que, s’ils étaient libres, leurs besoins ne suffiraient pas pour les porter au travail ?
— Les besoins, dans ces climats, se réduisent à si peu de chose, qu’il ne leur faudrait pas un grand labeur pour y pourvoir. Ensuite, je ne crois pas que l’homme, quels que soient ses besoins, puisse être amené à un travail habituel sans contrainte. Les peuplades d’indiens répandues sous toutes les latitudes de l’Amérique du nord et du sud offrent la preuve de mon assertion. Au Mexique, au Pérou, on a trouvé, il est vrai, quelques cultures parmi les indigènes ; encore voyons-nous la plupart de nos Indiens ne faire presque rien et vivre dans la misère et l’oisiveté ; mais, dans tout le vaste continent des deux Amériques, les tribus indépendantes vivent de la chasse, de la pêche et des fruits spontanés de la terre, sans que les fréquentes famines, auxquelles elles sont exposées puissent les déterminer à se livrer à la culture. La vue des jouissances que se procurent les blancs par leur travail, jouissances dont elles sont fort avides, est également sans influence pour les porter à travailler ; et ce n’est qu’au moyen de châtiments corporels que nos missionnaires sont parvenus à faire cultiver quelques terres aux Indiens qu’ils ont réunis. Il en est de même des nègres ; et vous autres Français en avez fait l’expérience à Saint-Domingue. Depuis que vous avez affranchi vos esclaves, ils ne travaillent plus.
— Je crois avec vous que l’homme blanc, rouge ou noir, se résout difficilement au travail, lorsqu’il n’y a pas été élevé ; mais l’esclavage corrompt l’homme, et, lui rendant le travail odieux, ne saurait le préparer à la civilisation.
— Cependant, mademoiselle, du temps des Romains l’Europe était couverte d’esclaves, et l’esclavage s’est encore maintenu en Russie et en Hongrie.
— Aussi, monsieur, les guerres serviles mirent souvent en péril l’empire romain, et il n’eût pas succombé sous l’invasion des peuples du nord, si les terres y eussent été cultivées par des mains libres, si les villes n’eussent contenu plus d’esclaves que de citoyens. Les nations germaniques et slaves avaient aussi des esclaves, mais uniquement consacrés à la culture des terres ; ces esclaves en étaient les colons partiaires, ainsi qu’ils le sont en Russie et en Hongrie, dont vous venez de parler. C’est cet esclavage, beaucoup plus doux que n’était celui des Romains, qui s’établit dans les Gaules après l’invasion des Germains ; en Espagne, après celle des Vandales. Les serfs y purent successivement se racheter avec le fruit de leur travail ; mais, en Amérique, l’esclave n’a pas une pareille perspective ; travaillant sous le fouet de l’inspecteur, il n’a aucune part aux fruits de ses travaux. Ce genre d’esclavage excède le fardeau de douleur qu’il a été donné à l’homme de supporter.
— Observez, je vous prie, que l’esclavage, ici, comme chez tous les peuples d’origine espagnole, est plus doux que chez les autres nations de l’Amérique. Notre esclave peut se racheter, et, parmi nous, le nègre n’est esclave que pour son maître. Si un autre le frappe, il se trouve dans le cas de légitime défense et peut rendre le coup ; tandis que, dans vos colonies, le nègre est, en quelque sorte, dans la dépendance de tout le monde ; il lui est interdit, sous les plus grièves peines, de se défendre contre un blanc ; s’il est blessé, le maître a bien droit à une indemnité pour le dommage qu’il en éprouve ; mais il n’est rien fait à l’auteur de la blessure. Ainsi, par vos usages, vous avez ajouté la perte de la sûreté à celle de la liberté.
— Je me plais à en convenir, les lois espagnoles, relatives aux esclaves, sont beaucoup plus humaines que celles d’aucune autre nation. Chez vous, le nègre n’est pas simplement une chose, c’est un co-religionnaire, et l’influence des croyances religieuses lui procure quelques adoucissements ; mais le vice radical, la perpétuité de cet esclavage, subsiste chez vous comme dans nos colonies ; car il est impossible à l’esclave, avec la continuité de travail qu’on exige de lui, de pouvoir jamais user de la faculté de se racheter. Si les produits dus en Amérique au travail des nègres perdaient de leur valeur, je suis sûre que l’esclavage y subirait d’heureuses modifications.
— Comment cela, mademoiselle ?
— Si le prix auquel se vend le sucre, comparé à la valeur du travail qu’il exige, était dans le même rapport que les produits d’Europe, comparés à leurs frais de production, le maître, n’ayant alors aucune compensation pour la perte de son esclave, ne le forcerait pas de travail et veillerait davantage à sa conservation. Supposez que le blé, en Russie, valût 6 à 8 piastres les 100 livres, comme le sucre vaut ici et dans nos colonies, croyez-vous qu’alors le seigneur russe se contenterait d’entrer en partage avec son esclave ?… Non vraiment. Il le tourmenterait de sa surveillance et le harcellerait du fouet pour en obtenir la plus grande quantité possible. Soyez également persuadé qu’alors la population serve, au lieu de s’accroître comme elle fait actuellement, diminuerait dans la même proportion que la population noire en Amérique.
— Mais la traite étant abolie, plus nos produits auront de valeur et plus nous serons intéressés à conserver nos esclaves.
— Il semble que cela devrait être ainsi, et vous voyez, par votre propre expérience, que le contraire arrive. Le présent est tout pour l’homme. Les propriétaires ne se contentent pas de vivre du revenu de leurs sucreries, ils veulent que ce revenu leur fournisse de quoi en payer l’acquisition s’ils la doivent encore, ou à se créer une fortune indépendante de leur habitation. Pas un d’eux ne consentirait à diminuer sa récolte de moitié, pour faire cultiver à ses nègres une plus grande quantité de plantes alimentaires, leur accorder plus de repos, et améliorer leur sort. Ensuite, dans les grands établissements, les esclaves, réunis en nombreux ateliers, constamment sous l’œil du maître, et harcelés sans cesse, éprouvent une torture morale qui doit suffire pour leur faire prendre la vie en horreur.
— Mademoiselle, vous parlez des nègres comme une personne qui ne les connaît que d’après les beaux discours de vos philanthropes de tribune ; mais il est malheureusement trop vrai qu’on ne peut les faire aller qu’avec le fouet.
— S’il en est ainsi, monsieur, je vous avoue que je fais des vœux pour la ruine des sucreries, et je crois que mes vœux seront bientôt exaucés. Encore quelques années, et la betterave détrônera la canne.
— Oh ! mademoiselle, si vous n’avez pas d’ennemi plus dangereux à nous opposer…, c’est une plaisanterie que vos betteraves. Cette racine est tout au plus bonne à adoucir le lait des vaches en hiver lorsqu’elles sont nourries au sec.
— Riez, riez, monsieur ! mais, avec cette racine dont vous faites fi, nous pourrions déjà, en France, nous passer de votre canne. Le sucre de betteraves est aussi bon que le vôtre, il a de plus le suprême mérite, à mes yeux, de faire baisser le sucre des colonies ; et j’en suis convaincue, c’est de cette circonstance seule que peut résulter l’amélioration du sort des nègres, et, par suite, l’abolition entière de l’esclavage.
— L’abolition de l’esclavage… Et n’êtes-vous donc pas désabusée par l’essai que vous avez fait à Saint-Domingue ?
— Monsieur, une révolution qui avait les sentiments les plus généreux pour mobiles devait s’indigner de l’existence de l’esclavage. La Convention décréta l’affranchissement des nègres, par enthousiasme, sans paraître soupçonner qu’ils eussent besoin d’être préparés à user de la liberté.
— Et puis votre Convention oublia aussi d’indemniser les propriétaires, comme fait actuellement le parlement anglais.
— Le parlement, ayant notre exemple sous les yeux, a procédé à cette grande mesure d’une manière plus rationnelle, sans doute, que la Convention ; mais il a également été trop pressé d’atteindre le but, et les dispositions qu’il a prises sont tellement générales et brusques, que de longtemps elles ne pourront produire de bons résultats. Les obstacles qui s’opposent à un affranchissement simultané sont tels, qu’on a lieu de s’étonner qu’une nation aussi éclairée que la nation anglaise ait cru devoir n’y porter qu’une légère attention, et qu’elle se soit hasardée à affranchir l’esclave avant de s’être assurée de ses habitudes laborieuses, et de l’avoir complètement dressé par une éducation convenable à user de la liberté de notre organisation sociale. Je suis bien persuadée que l’affranchissement graduel offre seul un moyen prompt de transformer les nègres en membres utiles de la société. On aurait pu faire de la liberté la récompense du travail. Le parlement anglais serait allé plus vite au bien, s’il se fût borné à affranchir annuellement les esclaves au dessous de vingt ans, et qu’il les eût fait placer dans des écoles rurales et d’arts et métiers avant de les laisser jouir de la liberté. Il n’existe pas de colonies européennes où il ne se trouve encore de vastes étendues de terres à défricher, sur lesquelles on aurait placé les affranchis, et le travail n’eût pas manqué non plus aux nègres qui auraient appris des métiers. En procédant de cette manière, il eût fallu une trentaine d’années pour arriver à l’émancipation générale ; les nègres affranchis seraient venus annuellement accroître la population laborieuse et, conséquemment, la richesse des colonies ; tandis que, par le système suivi, ces pays n’ont qu’un long avenir de misères et de calamités en perspective.
— Mademoiselle, votre manière d’envisager la question de l’esclavage ne prouve autre chose, sinon que vous avez un bon cœur et beaucoup trop d’imagination. Tous ces beaux rêves sont superbes en poésie… Mais, pour un vieux planteur comme moi, je suis fâché de vous le dire, pas une de vos belles idées n’est réalisable.
Cette dernière réplique de M. Lavalle me fit sentir qu’en parlant à un vieux planteur je parlais à un sourd. Je cessai la conversation, qui, du reste, avait été fort longue. Cependant je me plais à dire que M. Lavalle, d’un caractère doux et extrêmement affable, traita cette question, si irritante pour tous les propriétaires d’esclaves, avec beaucoup plus de raison qu’aucun autre n’eût pu le faire. Nous continuâmes toujours, avec la même aménité de sa part, à parcourir son superbe établissement.
L’esclavage a toujours soulevé mon indignation ; et je ressentis une joie ineffable en apprenant cette sainte ligue des dames anglaises, qui s’interdisaient la consommation du sucre des colonies occidentales ; elles prirent l’engagement de ne consommer que du sucre de l’Inde, quoiqu’il fût plus cher par les droits dont il était surchargé, jusqu’à ce que le bill d’émancipation eût été adopté par le parlement. L’accord et la constance apportés dans l’accomplissement de cette charitable résolution firent tomber les sucres d’Amérique sur les marchés anglais, et triomphèrent des résistances opposées à l’adoption du bill. Puisse une si noble manifestation des sentiments religieux de l’Angleterre être imitée par l’Europe continentale ! L’esclavage est une impiété aux yeux de toutes les religions ; y participer, c’est renier sa croyance ; la conscience du genre humain est unanime sur ce point.
La sucrerie de M. Lavalle est une des plus belles du Pérou ; son étendue est immense, sa situation des plus heureuses ; elle longe la mer ; les vagues viennent se briser sur les rochers de la plage.
M. Lavalle a fait construire, pour son habitation, une maison des plus élégantes. Rien n’a été épargné pour sa solidité ou son embellissement. Ce petit palais manufacturier est meublé avec une grande richesse et dans le dernier goût. Des tapis anglais, des meubles, pendules et candélabres de France ; des gravures et des curiosités de Chine ; enfin, tout ce qui peut contribuer au confort de l’existence y est réuni. M. Lavalle a fait construire aussi une chapelle ; elle est simple, de bon goût, assez grande pour contenir mille personnes, et les décorations en sont très bien entendues. Les dimanches et fêtes, tous les nègres de l’établissement y viennent assister à la messe. Les nègres espagnols sont superstitieux ; la messe est, pour eux, un besoin indispensable ; leurs croyances allègent leurs maux, et sont, pour le maître, une garantie. M. Lavalle eut la complaisance de faire habiller un nègre et une négresse dans leur costume de fête, afin que je pusse juger du coup d’œil qu’offre son église le dimanche. Les vêtements de l’homme consistaient en un pantalon et une veste de coton à raies bleues et blanches, puis un mouchoir rouge autour du cou. La femme avait une jupe de même étoffe rayée, une longue écharpe en toile de coton rouge, dans laquelle elle s’entortillait le derrière de la tête, les épaules, la gorge et les bras ; elle portait des souliers en cuir noir, attachés autour de ses jambes avec des rubans blancs ; sur sa peau noire, ce contraste faisait un singulier effet. Les négrillons n’avaient qu’un petit tablier d’un pied carré. Le costume des jours ordinaires est beaucoup plus simple encore. Les négrillons sont entièrement nus ; les femmes n’ont que la petite jupe, les hommes que leur pantalon ou un petit tablier. M. Lavalle a la réputation d’être très luxueux pour ses nègres.
Les pays chauds sont riches en fruits ; le verger de M. Lavalle les réunit tous. Le sol leur est favorable, et ils y deviennent très beaux ; le sapotillier, par son élévation, semble vouloir mettre hors de l’atteinte de l’homme sa grosse pomme d’un vert foncé, dont la pulpe juteuse réunit les plus délicieuses saveurs ; aussi haut que le chêne, le manguier porte ses fruits à la forme ovale, à la chair filandreuse, à l’odeur de térébenthine. Je ne cessais d’admirer les touffes de ces grands et beaux orangers aux rameaux d’un beau vert, ployant sous le poids de milliers de boules dont la couleur égayait la vue et le parfum embaumait l’atmosphère. Je me croyais transportée dans un nouvel Éden ! Des berceaux de grenadilles, de barbadines offraient à la main les sorbets de leurs fruits ; tandis que, çà et là, des bananiers, succombant sous le poids de leurs régimes, étalaient leurs longues feuilles brisées. Une collection très variée de fleurs d’Europe embellissait ce verger des tropiques des souvenirs de la patrie. Dans un lieu ravissant par la fraîcheur et les parfums qu’on y respire, se trouve un belvédère d’où la vue est magnifique. D’un côté, on voit la mer roulant, sur la plage, ses vagues écumeuses, ou allant les briser avec fracas sur les rochers ; de l’autre, on découvre les vastes champs de cannes à sucre, si beaux à voir quand ils sont en fleurs : des bouquets d’arbres çà et là reposent la vue et varient le tableau.
Il était tard lorsque nous nous retirâmes ; comme nous passions par une espèce de grange où travaillaient des nègres, l’angélus vint à sonner : tous quittèrent leur travail et tombèrent à genoux, se prosternant la face contre terre. La physionomie de ces esclaves est repoussante de bassesse et de perfidie ; l’expression en est sombre, cruelle et malheureuse, même dans les enfants. J’essayais de lier conversation avec plusieurs ; mais je ne pus en tirer que oui ou non prononcés avec sécheresse ou indifférence. J’entrai dans un cachot où deux négresses étaient renfermées. Elles avaient fait mourir leurs enfants en les privant de l’allaitement : toutes deux, entièrement nues, se tenaient blotties dans un coin. L’une mangeait du maïs cru ; l’autre, jeune et très belle, dirigea sur moi ses grands yeux ; son regard semblait me dire : « J’ai laissé mourir mon enfant, parce que je savais qu’il ne serait pas libre comme toi ; je l’ai préféré mort qu’esclave. » La vue de cette femme me fit mal. Sous cette peau noire, il se rencontre des ames grandes et fières ; les nègres passant brusquement de l’indépendance de nature à l’esclavage, il s’en trouve d’indomptables qui souffrent les tourments et meurent sans s’être pliés au joug.
Le lendemain, nous allâmes voir jeter le filet ; la manière de pêcher est effrayante et me parut aussi pénible que périlleuse ; les pêcheurs entrent très avant dans la mer, ils présentent à la vague la gueule ouverte d’un immense filet fixé autour d’un grand cercle. La mer arrive avec furie, les recouvre entièrement, et, lorsque la vague se retire, ils ramènent le filet sur la plage : ils étaient douze occupés à cette pêche, et ce ne fut qu’à la quatrième tentative qu’ils prirent neuf poissons. En voyant des hommes libres supporter des fatigues aussi pénibles, courir d’aussi imminents dangers pour gagner leur pain, je me demandais s’il existait un genre de travail pour lequel l’esclavage pût être nécessaire, et si un pays où il se trouvait des hommes forcés pour vivre d’exercer un pareil métier avait besoin d’esclaves.
J’ai déjà dit que je ne concevais pas le motif de la prédilection des Liméniens pour Chorrillos ; ce mot veut dire égouts : on a ainsi nommé ce village à cause des filets d’eau qui tombent du haut des rochers dont la plage est bordée, et qui forment, au bas, une mare d’eau douce. C’est auprès de ce petit lac qu’on va se baigner ; en cet endroit la mer est assez calme, et jamais les vagues n’atteignent le lac. Ce voisinage de l’eau douce offre un grand avantage aux baigneurs, dont la plupart vont s’y rincer, au sortir de la mer, pour enlever les particules salines, adhérentes à la peau. La place est, du reste, fort incommode pour se baigner ; on y pourrait faire à peu de frais des bains aussi agréables que ceux de Dieppe. Si Chorrillos conserve la vogue, peut-être les Liméniens y songeront-ils un jour.
El Baranco, oasis charmante dont j’ai déjà parlé, eût été le lieu convenable pour établir le rendez-vous des baigneurs : il est à une courte distance de la mer, a de beaux arbres, de la verdure et de l’eau (c’est cette même eau qui vient former les égouts de Chorrillos) ; mais ce dernier village, perché sur le haut d’un rocher noir et aride, est privé de tous les avantages que présente El Baranco. Rien de plus triste et de plus sale que cet amas de huttes : pas un arbre, pas un brin d’herbe ne viennent récréer la vue, et l’eau est au bas du rocher. Les maisons sont construites en bois, plusieurs ne sont pas carrelées ; il y en a en bambou, qui n’ont d’autres ouvertures que les portes : toutes sont fort incommodes et meublées de vieilleries. Chorrillos manque de tout pour la nourriture, et son marché n’est pas suffisamment approvisionné ; aussi tout est cher et mauvais. On ne peut sortir sans enfoncer jusqu’à mi-jambes dans un sable noir ; les souliers, les bas, le tour de la robe sont abîmés après une pareille promenade. Le vent de mer souffle ce sable noir dans les yeux, tandis qu’on est aveuglé par la réverbération du soleil ; en un mot, c’est le lieu le plus détestable que j’aie encore rencontré, et cependant ce village s’est tellement accru depuis cinq ans, qu’il y avait alors 800 maisons.
La vie que les baigneurs mènent dans ce lieu de réunion reflète d’une manière exacte les mœurs liméniennes : le far niente, le plaisir et l’intrigue y composent leur existence ; les femmes y vivent de même que les hommes, leurs habitudes, leurs goûts sont semblables, et s’y montrent avec autant d’indépendance. Elles montent à cheval pour aller se promener dans les alentours ; se baignent avec les hommes ; fument du matin au soir ; jouent un jeu d’enragé (ma tante Manuella y perdit dix mille piastres dans une nuit) ; conduisent de front quatre ou cinq intrigues amoureuses, politiques et autres ; vont aux festins, aux bals rustiques qui se donnent chez tout le monde ; et cependant elles passent une grande partie du jour étendues dans un hamac, entourées de cinq ou six adorateurs. Les parties de Chorrillos ruinent les plus riches familles de Lima ; les sacrifices qu’elles font pour y aller séjourner un mois ou deux sont incalculables. Ces extravagances sont plus communes à Lima que nulle autre part ; le climat y contribue sans doute, mais l’absence des beaux-arts, de toute instruction pour occuper la belle imagination dont ce peuple est doué, fait qu’il se lance dans toutes les folies, entraîné par cette surabondance de vie qui le déborde.
Après être restée une semaine à Chorrillos, je revins avec grand plaisir à Lima : mon petit appartement meublé à la française, mon ordinaire français, étaient pour moi plus confortables que jamais ; et l’amusante conversation de madame Denuelle me paraissait mille fois plus agréable.