Pérégrinations d’une paria/II/X. L’ex-présidente de la république

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Arthus Bertrand (Tome 2p. 423-462).


X.

L’EX-PRÉSIDENTE DE LA RÉPUBLIQUE.


Cependant, malgré toutes les distractions que m’offrait Lima et l’accueil amical de mes nouveaux amis, je désirais vivement partir. Cette ville, toute radieuse qu’elle est par la beauté de son climat, la gaîté de ses habitants, était le dernier lieu de la terre que j’eusse consenti à habiter. Le sensualisme y règne exclusivement : tous ces êtres ont des yeux, des oreilles, un palais, mais pas d’ame où répondent la vue, les sons et le goût. Je n’ai jamais senti un vide plus complet, une aridité plus accablante que pendant les deux mois que je suis restée à Lima.

L’impatience où j’étais de retourner en Europe, que j’appréciais et aimais bien davantage depuis que je l’avais quittée, me fit hésiter un instant à aller à Valparaiso, où j’espérais trouver un navire prêt à mettre à la voile pour Bordeaux ; mais j’abandonnai bientôt ce projet par la presque certitude de rencontrer Chabrié au Chili : je supportai donc avec résignation les dépenses et le désagrément de mon séjour à Lima.

Je fus néanmoins longtemps avant de me résoudre à arrêter mon passage, non que je redoutasse beaucoup la mauvaise nourriture à bord d’un navire marchand anglais, mais parce que je désirais ardemment de m’en retourner par l’Amérique du nord. C’était un voyage bien pénible ; M. Briet, qui l’avait fait, faillit y succomber de fatigue : cependant je me sentais la force de l’entreprendre et l’eusse entrepris, si j’avais eu l’argent nécessaire pour subvenir aux frais de la route. J’avoue que j’en ressentis un vif chagrin. J’écrivis à mon oncle, lui manifestant le désir de connaître cette partie de l’Amérique, tout en lui laissant voir que mon état de gêne m’empêchait seul de prendre cette voie. Dix fois je fus sur le point de lui demander positivement la somme qui m’était indispensable, tant le goût pour les voyages aventureux est dominant chez moi. Toutefois ma fierté l’emporta : les réponses de mon oncle, relativement à mon projet, me faisaient craindre un refus ; je ne voulus pas m’y exposer.

J’arrêtai mon passage sur le William-Rusthon de Liverpool, qui était attendu et qui devait aller en droite ligne à Falmouth.

Il y avait deux mois que j’étais partie d’Aréquipa, lorsque ce navire arriva au Callao, amenant à son bord la seňora Pencha de Gamarra, accompagnée de son secrétaire Escudero. M. Smith vint m’en donner la nouvelle en m’apportant un paquet de lettres d’Aréquipa dans lesquelles on m’instruisait des événements de la dernière révolution.

Voici le narré succinct de ce qu’on me mandait.

Le seňor et la seňora Gamarra étaient entrés, le 27 avril, à Aréquipa, où les besoins de leur parti les entraînèrent comme de coutume dans la voie des exactions ; ils prélevèrent, au moyen des emprisonnements et autres exécutions militaires, une énorme contribution sur les habitants, et manquèrent d’autorité ou de vouloir pour empêcher leurs soldats de commettre mille sortes de rapines. Toutes les classes de la population étaient exaspérées ; les soldats rançonnaient les individus quand ils en trouvaient l’occasion, et eux-mêmes ne pouvaient sortir isolément dans la campagne sans courir le risque d’être massacrés par les paysans ; un, entre autres, fut tué d’un coup de couteau par un moine de qui il exigeait deux réaux. Un mécontentement universel fermentait sur tout le territoire occupé par les gamarristes et ralliait la population au parti d’Orbegoso ; partout on criait : Vive Nieto ! Celui-ci, retranché dans la ville de Tacna, sur laquelle il s’était replié, attendait que les circonstances l’appelassent de nouveau à jouer un rôle. Les gamarristes tentèrent bien encore d’exploiter sa crédulité, et lui dépêchèrent son beau-frère avec une lettre de Bermudez, annonçant la déconfiture du parti d’Orbegoso ; mais, cette fois, Nieto ne se laissa pas jouer, il repoussa leurs avances et entra en négociation avec Santa-Cruz, président de la Bolivia, afin d’en obtenir des secours.

Telle était la position des choses, lorsque, le dimanche de la Pentecôte, 18 mai, deux compagnies se détachèrent du parti de Bermudez. À l’instant où la seňora Gamarra s’y attendait le moins, on vit don Juan Lobaton, major du bataillon d’Ayacucho, s’emparer de l’artillerie avec deux cents hommes, et faire entendre sur la place les cris de : Vive Orbegoso !… vive Nieto !… vive la loi !… Le peuple, qui abhorrait ces soldats, crut que c’était un stratagème de leur part, qu’ils agissaient ainsi afin d’avoir l’occasion de s’emparer des hommes qui les joindraient, et, dans son indignation, il se rua sur eux. Il y eut quinze à vingt personnes tuées dans la mêlée, parmi lesquelles était Lobaton, l’auteur du mouvement.

Quand le peuple vit les morts, le désordre fut au comble ; il se porta, dans son exaspération, sur la maison qu’occupait la seňora Gamarra, et la pilla ; dona Pencha avait vu venir l’orage, et s’était dérobée à la fureur populaire en se cachant dans une maison voisine. Le peuple, dans sa rage, tuait indistinctement les soldats et officiers qui avaient fait la révolution comme les autres ; et, pour soustraire les militaires au massacre, on fut obligé de les cacher. La maison de Gamio, qu’avait occupée San-Roman, fut pillée, et celle d’Angelita Tristan, où demeurait le colonel Quirroga, fut également assaillie ; mais celui-ci s’était enfui.

Dans le premier moment, mon oncle fut nommé par acclamations commandant militaire. Le lendemain, tout rentra dans l’ordre ; le peuple se soumit aux conseils des chefs qu’il s’était donnés. Ses souffrances et sa victoire avaient remonté son moral à un tel point, qu’aussitôt que le bruit vrai ou faux se répandait que les gamarristes approchaient, tous s’empressaient, même les gens de la campagne, de s’armer et de sortir à leur rencontre.

Arismendi, Lindauri et Riviro furent, avec Lobaton, les auteurs de cette révolution ; ce sont eux qui se mirent à la tête du peuple et expulsèrent les gamarristes d’Aréquipa. Cet événement porta le découragement dans les divers corps de troupes qui tenaient pour Bermudez, et tous successivement reconnurent le président Orbegoso. Nieto rentra à Aréquipa le 22 mai ; selon l’usage, il frappa d’une contribution excessive les malheureux propriétaires de cette ville. L’évêque fut imposé à 100,000 piastres…, et les autres en proportion ; mais don Pio, qui faisait partie du gouvernement suprême, fut, cette fois, exempté de toute contribution. Gamarra se réfugia dans la Bolivia. Sa femme, sur qui se portait principalement la haine publique, resta toujours cachée ; elle ne dut qu’à l’influence de mon oncle de pouvoir se retirer en exil au Chili : encore se trouva-t-elle dans l’obligation de partir de nuit, pour se dérober à la vengeance du peuple, qui en voulait à sa vie.

Escudero ainsi que la seňora Gamarra me firent prier d’aller les voir à bord du navire anglais, d’où ils n’avaient pas permission de descendre ; je me rendis de suite au Callao. En montant à bord du navire, je fus reçue par Escudero : il me serra la main avec cordialité ; je lui rendis cette marque d’affection, et lui dis en français :

— Cher colonel, comment se fait-il qu’après vous avoir quitté il y a deux mois, vainqueur et maître d’Aréquipa, je vous retrouve prisonnier à bord de ce navire et chassé de cette ville ?

— Mademoiselle, c’est ainsi que le hasard ballotte les hommes qui jouent un rôle dans un pays en proie aux guerres civiles, ou sans conscience politique on ne se bat que pour un chef. Ah ! depuis votre départ, j’ai bien souvent pensé à vous ; vous aviez raison et je commence à le croire, je pourrais faire quelque chose de mieux que de rester en Amérique ; peut-être même, sans ces derniers événements d’Aréquipa, serais-je retourné en Europe avec vous sur ce navire. J’y ai songé plus d’une fois, mais c’est encore un de ces projets que la fatalité de ma destinée a fait évanouir ; me voilà cloué ici à jamais ; la pauvre présidente est chassée de partout, sa cause est perdue sans ressources, son lâche et imbécille mari est allé chercher refuge auprès de Santa-Cruz, et très certainement il va achever de perdre le peu de chances qu’il peut avoir. Je ne puis abandonner cette femme : aidé par la protection de votre oncle, mon dévouement est parvenu à la soustraire aux vengeances populaires. Nous avons fui d’Aréquipa de nuit, comme des brigands ; c’est aussi de nuit que nous l’avons fait embarquer, tant nous redoutions pour sa vie la haine homicide qui la poursuit. Santa-Cruz ne voulant pas la recevoir dans ses États, on la déporte au Chili ; quant à moi, je suis parfaitement libre. Nieto m’a fait prier de rester avec lui, et Santa-Cruz me demande dans toutes ses lettres ; mais vous sentez, Florita, que la seňora Gamarra, dans le malheur, a droit à mon dévouement : tant que cette femme sera prisonnière, exilée, repoussée de tous, je dois la suivre dans sa prison, dans son exil, et lui tenir lieu de tout.

En ce moment, Escudero me parut superbe ! Je lui serrai la main, et lui dis avec une voix dont l’accent lui fit comprendre ma pensée : — Pauvre ami, vous étiez digne d’un meilleur sort…

J’allais continuer, lorsque la señora Gamarra apparut sur le pont. — Ah ! mi señorita Florita, que je suis contente de vous voir !… Je suis impatiente de vous connaître. Savez-vous, belle demoiselle, que vous avez fait la conquête de notre cher Escudero ? Il me parle de vous sans cesse, et vous cite à tout propos. Quant à votre oncle, il n’agit que sous votre inspiration. Ah ! méchante, j’ai été bien fâchée contre vous, lorsque j’appris que vous aviez quitté Aréquipa, l’avant-veille de mon arrivée. Hé ! quoi ! vous aviez voulu voir San-Roman, et votre curiosité n’est pas allée jusqu’à la farouche, la féroce, la terrible dona Pencha ! Mais il me semble, chère Florita, que, si le croquemitaine des Aréquipéniens vous paraissait mériter de figurer dans votre journal, la grande croquemitaine du Pérou pouvait bien aussi y trouver place ?

Tout en parlant ainsi, elle me conduisit à l’extrémité de la dunette, m’y fit asseoir auprès d’elle, et congédia de la main les importuns qui auraient eu envie de nous y suivre. Prisonnière, dona Pencha était encore présidente ; la spontanéité de son geste manifestait la conscience qu’elle avait de sa supériorité. Pas une personne ne resta sur la dunette, quoique, la tente y étant dressée, ce fût le seul endroit où l’on pût être garanti d’un soleil brûlant : tout le monde se tint en bas, ou sur le pont. Elle m’examinait avec une grande attention, et je la regardais avec non moins d’intérêt : tout en elle annonçait une femme hors ligne, et aussi extraordinaire par la puissance de sa volonté que par la haute portée de son intelligence. Elle pouvait avoir 34 ou 36 ans, était de taille moyenne et fortement constituée, quoiqu’elle fût très maigre. Sa figure, d’après les règles avec lesquelles on prétend mesurer la beauté, certes n’était pas belle ; mais, à en juger par l’effet qu’elle produisait sur tout le monde, elle surpassait la plus belle. Comme Napoléon, tout l’empire de sa beauté était dans son regard : que de fierté, de hardiesse et de pénétration ! avec quel ascendant irrésistible il imposait le respect, entraînait les volontés, captivait l’admiration ! L’être à qui Dieu a donné de tels regards n’a pas besoin de la parole pour commander à ses semblables ; il possède une puissance de persuasion qu’on subit et qu’on ne discute pas. Son nez était long, le bout légèrement retroussé ; sa bouche grande, mais bien d’expression ; sa figure longue ; les parties osseuses et les muscles étaient fortement prononcés ; sa peau très brune, mais pleine de vie. Elle avait une énorme tête parée de longs et épais cheveux descendant très bas sur le front ; ils étaient d’un châtain foncé luisant et soyeux. Sa voix avait un son sourd, dur, impératif ; elle parlait d’une manière brusque et saccadée. Ses mouvements étaient assez gracieux, mais trahissaient constamment la préoccupation de sa pensée. Sa toilette fraîche, élégante et des plus recherchées, faisait un étrange contraste avec la dureté de sa voix, l’austère dignité de son regard et la gravité de sa personne. Elle avait une robe en gros des Indes, couleur oiseau de paradis et brodée en soie blanche ; des bas de soie rose de la plus grande richesse et des souliers de satin blanc. Un grand châle de crêpe de Chine ponceau, brodé de blanc, le plus beau que j’aie vu à Lima, était jeté négligemment sur ses épaules. Elle avait des bagues à tous les doigts, des boucles d’oreilles en diamants, un collier de perles fines de la plus grande beauté, et au dessous pendait un petit scapulaire sale et tout usé. Voyant la surprise que j’éprouvais à l’examiner, elle me dit avec son ton brusque : — Je suis sûre, chère Florita, que vous, dont la mise est si simple, me trouvez bien ridicule dans mon grotesque habillement ; mais je pense que, m’ayant déjà jugée, vous devez comprendre que ces habits ne sont pas à moi. Vous voyez là ma sœur, si gentille, la pauvre enfant sait seulement pleurer : c’est elle qui, ce matin, me les a apportés ; elle m’a suppliée de vouloir bien les mettre pour lui faire plaisir, ainsi qu’à ma mère et à d’autres. Ces braves gens s’imaginent que ma fortune pourrait se refaire, si je veux consentir à me revêtir d’habits venus d’Europe. Cédant à leurs instances, j’ai mis cette robe dans laquelle je suis gênée, ces bas qui sont froids à mes jambes, ce grand châle que je crains de brûler ou de salir avec la cendre de mon cigare. J’aime les vêtements commodes pour monter à cheval, supporter les fatigues d’une campagne, visiter les camps, les casernes, les navires péruviens : ce sont les seuls qui me conviennent. Depuis longtemps, je parcours le Pérou dans tous les sens, vêtue d’un large pantalon de gros drap fabriqué au Cuzco, ma ville natale, d’une ample redingote de même drap brodée en or, et de bottes avec des éperons d’or. L’or me plait ; c’est le plus bel ornement du Péruvien, c’est le métal précieux auquel son pays doit sa réputation. J’ai aussi un grand manteau un peu lourd, mais très chaud ; il me vient de mon père et m’a été très utile au milieu des neiges de nos montagnes. Vous admirez mes cheveux, ajouta cette femme au regard d’aigle : chère Florita, dans la carrière où ma conduite, mon audace, la force musculaire ont souvent failli à mon courage, ma position en a plusieurs fois été compromise ; j’ai dû, pour suppléer à la faiblesse de notre sexe, en conserver les attraits et m’en servir à m’armer, selon le besoin, du bras des hommes.

— Ainsi, m’écriais-je involontairement, cette ame forte, cette haute intelligence a dû, pour dominer, céder à la force brutale.

— Enfant, me dit l’ex-présidente en me serrant la main à me meurtrir, et avec une expression que je n’oublierai jamais, enfant, sache bien que c’est pour n’avoir pu soumettre mon indomptable fierté à la force brutale que tu me vois prisonnière ici ; chassée, exilée par ceux-mêmes auxquels, pendant trois ans, j’ai commandé…

En ce moment, je pénétrai sa pensée ; mon ame prit possession de la sienne ; je me sentis plus forte qu’elle, et je la dominai du regard… Elle s’en aperçut, devint pâle, ses lèvres se décolorèrent ; d’un mouvement brusque, elle jeta son cigare à la mer, et ses dents se serrèrent. Son expression eût fait tressaillir le plus hardi ; mais elle était sous mon charme, et je lisais distinctement tout ce qui se passait en elle ; à mon tour, lui prenant la main, qu’elle avait froide et baignée de sueur, je lui dis d’un ton grave :

— Dona Pencha, les jésuites ont dit : Qui veut la fin veut les moyens ; et les jésuites ont dominé les puissants de la terre…

Elle me regarda longtemps sans rien me répondre ; elle aussi cherchait à me pénétrer… Elle sortit de ce silence avec l’accent du désespoir et de l’ironie.

— Ah ! Florita, votre orgueil vous abuse ; vous vous croyez plus forte que moi ; insensée ! vous ignorez les luttes sans cesse renaissantes que j’ai eues à soutenir pendant huit ans ! les humiliations, oh ! les sanglantes humiliations que j’ai dû supporter !… J’ai prié, flatté, menti ; j’ai usé de tout ; je n’ai reculé devant rien… et cependant je n’ai pas encore assez fait !… Je croyais avoir réussi, toucher enfin au terme où j’allais recueillir les fruits de huit années de tourments, de peines et de sacrifices, lorsque, par un coup infernal, je me suis vue chassée, perdue ! perdue, Florita !… Je ne reviendrai jamais au Pérou… Ah ! gloire, que tu coûtes cher ! Quelle folie de sacrifier le bonheur de l’existence, la vie entière pour t’obtenir ; elle n’est qu’un éclair, une fumée, un nuage, une déception fantastique ; elle n’est rien… Et cependant, Florita, le jour où j’aurai perdu tout espoir de vivre enveloppée de ce nuage, de cette fumée ; ce jour-là, il n’y aura plus de soleil pour m’éclairer, d’air pour ma poitrine, je mourrai.

L’expression sombre de dona Pencha vint s’accorder avec l’accent prophétique de ces dernières paroles ; ses yeux étaient enfoncés dans leurs orbites et comme suspendus dans un globe de larmes. Elle regardait le ciel bleu et serein au dessus de nos têtes, et, tout entière à sa céleste vision, ne semblait déjà plus être de ce monde. Je m’inclinai devant cette ame supérieure, qui avait souffert tous les tourments réservés aux êtres de sa nature dans leur passage sur la terre. J’allais continuer la conversation ; mais elle se leva brusquement, en deux sauts fut au bas de la dunette, appela sa sœur et deux dames, en leur disant : « Venez, je me sens mal. »

Escudero vint à moi, et me dit : Pardon, mademoiselle, je crains que dona Pencha n’éprouve une de ses attaques[1] ; et, dans ces moments, il n’y a que moi qui puisse la soigner.

— Colonel, je vais m’en aller ; je reviendrai demain ; allez vite auprès de cette pauvre femme ; elle a bien besoin de vos services et de votre affection.

— Ne craignez rien, Florita, j’irai jusqu’au bout.

Je priai mon futur capitaine de me faire conduire avec son canot à la frégate la Samarang, où M. Smith, madame Denuelle et plusieurs autres personnes m’attendaient. Je connaissais beaucoup le commandant de la Samarang, l’ayant, à mon arrivée, trouvé chez madame Denuelle, dont il était le locataire, et dînant chaque jour avec lui. Ce commandant présentait, en tout, l’inverse de celui de la Challenger ; il était aussi laid que l’autre était beau, aussi gai que l’autre était triste, aussi extravagant et négligé dans sa mise que l’autre était simple et soigné. Le même contraste se rencontrait entre les officiers de son bord et ceux de la Challenger ; les valets copient leurs maîtres ; les officiers d’un bâtiment de guerre reflètent aussi leur commandant. Ces messieurs de la Samarang divisaient la journée en trois parties, qu’ils employaient ainsi : toute la matinée, ils couraient à cheval, vêtus en riches brigands mexicains ; ensuite ils allaient se promener avec des filles perdues ; enfin ils se mettaient à table, et passaient le reste de leur temps à boire du grog et à le cuver. À part cette conduite, dont le résultat ne faisait de mal qu’à leur santé et à leur bourse, c’étaient des hommes doux, aimables et commodes à vivre. Le commandant se distinguait surtout par les manières d’un homme comme il faut, qu’il avait conservées dans le cours d’une vie de débauches ; sa laideur était avenante, comme l’est presque toujours celle des personnes grêlées. Je lui avais promis d’aller visiter sa frégate le jour où j’irais voir mon navire. J’avoue que je m’attendais à trouver le même laisser-aller à bord de la frégate que dans son commandant et ses officiers   ; quelle fut donc ma surprise, en mettant le pied sur son pont, d’y voir régner l’ordre et la propreté jusque dans les plus petits détails ! Je n’avais encore rien vu de semblable ; les deux entreponts, les lits, la tenue des soldats, celle des officiers de service étaient admirables de convenance et de régularité. Comme je regardais tout avec un air d’étonnement, le commandant me dit, en souriant : — Je suis sûr, mademoiselle, que vous vous figuriez, en venant ici, y voir la confusion que vous apercevez dans ma chambre lorsque vous passez devant ma porte.

— Pas précisément, commandant ; mais je vous avoue franchement que je ne m’attendais guère à trouver à votre bord un ordre aussi parfait.

— Permettez-moi de vous dire, mademoiselle, qu’à mon tour je suis surpris qu’une personne aussi sensée que vous montrez l’être en toutes occasions se soit hâtée de porter un jugement sur une chose qu’elle ne connaissait pas. À terre, dégagé de mes devoirs, je suis libre de me laisser aller à tous mes penchants ; ma conduite peut être réprouvée par quelques personnes qui mettent moins de franchise dans la leur ; cependant je ne sache pas que la mienne froisse aucun intérêt de la société. À bord, je suis le commandant de ma frégate, et je connais l’étendue et l’importance des obligations attachées à mon commandement : depuis quinze ans que j’ai l’honneur de servir mon pays, je puis dire n’avoir jamais omis une seule fois de remplir ponctuellement les devoirs qui m’étaient dévolus ; et pas un de ces mêmes officiers que vous me voyez traiter à table avec tant de familiarité, de camaraderie, ne trouverait grâce devant ma sévérité pour le plus léger oubli des devoirs qui leur sont imposés.

Cet homme, qui, dans sa conduite à terre, manifestait un dédain si superbe de l’opinion, était, à bord, un des meilleurs officiers de la marine anglaise, un des plus rigoureux observateurs de la discipline. Il y avait de l’orgueil, de l’originalité dans cette manière d’être ; mais, certes, il y avait aussi un grand empire sur soi-même. Le commandant ainsi que tous les autres officiers étaient, à bord, d’une sobriété extrême et menaient une vie très laborieuse ; ils ne se permettaient aucune distraction : les portraits de femmes qu’ils avaient dans leurs chambres (il s’en trouvait six dans celle du commandant) étaient les seuls souvenirs qu’ils semblassent conserver de leur existence à terre. Pendant tout le temps que je restai à bord, j’observai ces officiers à l’extérieur grave, à la tenue militaire, et dont l’expression contrastait d’une manière si étrange avec celle que je leur avais vue chez madame Denuelle : le commandant m’avait reçu avec une froide politesse, et l’étiquette en régla toutes les démonstrations tant que nous fûmes à bord. Nous nous retirâmes tous fort étonnés du changement de ton et de manières que nous avions remarqué dans les officiers de la Samarang et ce fut jusqu’à notre arrivée à Lima le sujet de notre entretien.

L’impression que m’avait laissée ma conversation avec la seňora Gamarra m’agitait tellement, que je ne pus dormir de la nuit. Quelle foule de pensées assaillirent mon esprit. J’avais, par un pouvoir de fascination, lu dans l’ame de cette femme si longtemps enviée et dont la vie en apparence si brillante avait cependant été si misérable ! Je ne pus sans frémir songer que, pendant un temps, j’avais formé le projet d’occuper la position de la seňora Gamarra. Quoi ! me disais-je, tels étaient donc les tourments qui m’étaient réservés si j’eusse réussi dans l’entreprise que je méditais ? J’aurais aussi été en proie aux douleurs, aux humiliations, aux anxiétés. Ah ! combien ma pauvreté, ma vie obscure avec la liberté me paraissaient préférables et plus nobles. J’éprouvais un sentiment de honte d’avoir pu croire un instant au bonheur dans la carrière de l’ambition, et qu’il pût exister de compensation au monde pour la perte de l’indépendance.

Je retournai au Callao ; la seňora Gamarra avait quitté le William-Rusthon, et s’était rendue à bord d’un autre bâtiment anglais, la Jeune Henriette, qui partait le jour même pour Valparaiso. Quand j’arrivai, je trouvai Escudero pâle, l’air abattu. — Qu’avez-vous, lui dis-je, pauvre ami, vous paraissez malade ?

— Je le suis effectivement, j’ai passé une bien mauvaise nuit. Dona Pencha a éprouvé trois attaques qui ont été affreuses… Je ne sais sur quel sujet vous avez pu l’entretenir ; mais, depuis que vous l’avez laissée, elle a été dans une agitation constante.

— C’était la première fois que je voyais dona Pencha, et, il est possible qu’à mon insu mes paroles, au lieu de calmer sa douleur, en aient augmenté l’amertume ; si cela était, j’en serais bien péniblement affectée.

— Il est possible qu’à votre insu, comme vous le dites, vous ayez blessé son orgueil dont la susceptibilité est extrême.

Il y avait à peu près un quart d’heure que je causais avec Escudero, lorsqu’on l’appela ; il s’élança vite dans la chambre, et je restai seule. Je repassais dans ma mémoire les paroles de ma conversation de la veille, les soumettais à l’examen, afin de découvrir celles qui auraient pu blesser dona Pencha, mais la douleur de la puissance déchue, ses côtés vulnérables ne peuvent être entièrement compris que par ceux qui ont eux-mêmes possédé le pouvoir, éprouvé son enivrement, et ma recherche fut vaine. J’avais des regrets de m’être laissée aller à ma franchise, de n’avoir pas été plus réservée avec une douleur qui sortait de la ligne des afflictions communes.

Je fus interrompue dans mes réflexions par Escudero ; il me frappa doucement sur l’épaule et me dit, avec un accent qui me fit mal : — Florita la pauvre Pencha vient d’avoir une attaque des plus violentes ; j’ai cru qu’elle allait expirer dans mes bras ; elle est revenue maintenant, et désire vous voir. Je vous en supplie, prenez garde à tout ce que vous lui direz ; une seule parole qui froisserait sa susceptibilité suffirait pour la faire tomber dans un nouvel accès.

En descendant dans la chambre, mon cœur battait… J’entrai dans la cabane du capitaine, qui était grande et très belle, et j’y trouvai dona Pencha à moitié vêtue, étendue sur un matelas qu’on avait mis sur le plancher ; elle me tendit la main, et je m’assis auprès d’elle.

— Vous n’ignorez pas, sans doute, me dit-elle, que je suis sujette à un mal terrible et…

— Je le sais, interrompis-je ; mais la médecine est-elle donc impuissante pour vous en guérir, ou n’avez-vous pas confiance dans les secours qu’elle offre ?

— J’ai consulté tous les médecins et fait exactement ce qu’ils m’ont prescrit ; leurs moyens ont été sans succès : plus j’ai avancé en âge, plus le mal a augmenté. Cette infirmité m’a beaucoup nui dans tout ce que j’ai voulu entreprendre ; toute émotion forte me donne aussitôt une attaque ; vous devez juger par là quel obstacle ce mal a dû apporter dans ma carrière. Nos soldats sont si peu exercés, nos officiers si poltrons, que je m’étais résolue à commander moi-même dans toutes les affaires importantes. Depuis dix ans, et longtemps avant que je n’eusse l’espoir de faire nommer mon mari président, j’assistais à tous les combats, afin de m’habituer au feu. Souvent, dans le plus fort de l’action, la colère que j’éprouvais de voir l’inertie, la lâcheté des hommes que je commandais me faisait écumer de rage, et alors mes attaques arrivaient. Je n’avais que le temps de me jeter à terre ; plusieurs fois j’ai été foulée aux pieds des chevaux et emportée comme morte par mes serviteurs. Hé hien ! Florita, croiriez-vous que mes ennemis se sont servis contre moi de cette cruelle infirmité, de manière à me discréditer dans l’esprit de l’armée : ils annonçaient partout que c’étaient la peur, le bruit du canon, l’odeur de la poudre qui m’attaquaient les nerfs, et que je m’évanouissais comme une petite marquise de salon. Je vous l’avoue, ce sont ces calomnies qui m’ont endurcie. J’ai voulu leur faire voir que je n’avais peur ni du sang, ni de la mort. Chaque revers me rend plus cruelle, et si… Elle s’arrêta, et, levant les yeux vers le ciel, elle semblait s’entretenir avec un être qu’elle seule voyait ; puis elle dit : « Oui, je quitte mon pays pour ne jamais y revenir, et, avant deux mois, je serai avec vous… » Quelque chose qui n’appartenait pas à la terre pouvait seul donner l’expression qu’avaient ses traits en prononçant ces paroles. Je la considérai alors : ah ! comme depuis la veille je la trouvais changée ! que ses joues étaient amaigries, son teint livide, ses lèvres pâles, ses yeux enfoncés et brillants comme des éclairs ! que ses mains étaient froides ! La vie paraissait prête à l’abandonner. Je n’osais lui dire un mot, tant je craignais de lui faire encore du mal. Ma tête était penchée sur son bras, une larme vint à y tomber ; cette larme fit sur cette malheureuse l’effet d’une étincelle électrique. Elle sortit de sa vision, se retourna vers moi d’une manière brusque, me regarda avec des yeux flamboyants, et me dit d’une voix sourde et sépulcrale ; — Pourquoi pleurez-vous ? mon sort vous ferait-il pitié ? me croyez-vous exilée pour toujours, perdue…, morte enfin ?… Je ne pus trouver une parole à lui répondre ; comme elle m’avait rudement poussée d’auprès de son matelas, je me trouvais à genoux devant elle ; je croisais les mains par un mouvement machinal, et continuais à pleurer en la regardant. Il y eut un long moment de silence ; elle parut se calmer et dit, d’une voix déchirante : — Tu pleures, toi ? Ah ! que Dieu soit béni ! Tu es jeune, il y a encore de la vie en toi, pleure sur moi qui n’ai plus de larmes…, sur moi qui ne suis plus rien…, sur moi qui suis morte… » En achevant ces mots, elle tomba sur son oreiller, porta ses mains en croix sur le sommet de la tête et poussa trois faibles cris. Sa sœur accourut, Escudero vint, tous s’empressèrent de lui prodiguer les soins les plus affectueux ; et moi debout, auprès de la porte, je considérais cette femme : elle ne faisait aucun mouvement, ne respirait plus, avait les yeux grands ouverts et brillants.

Le capitaine m’arracha à ce triste spectacle en annonçant qu’il fallait que les visiteurs songeassent à se retirer, parce qu’on levait l’ancre. M. Smith vint me reprendre, j’écrivis au crayon deux mots d’adieu à Escudero, et partis.

Comme nous allions monter en voiture, nous vîmes la Jeune Henriette qui s’éloignait de la rade. Je distinguai sur la dunette une femme enveloppée dans un manteau brun et les cheveux épars ; elle étendait le bras vers une chaloupe, en agitant un mouchoir blanc. Cette femme était l’ex-présidente du Pérou, adressant le dernier adieu à sa sœur, à ses amis qu’elle ne devait plus revoir.

Je rentrai chez moi malade. Cette femme m’était toujours présente à la vue : son courage, sa constance héroïque, au milieu des souffrances sans nombre que l’infortunée avait eues à supporter, me la faisait paraître plus grande que nature, et j’éprouvais un serrement de cœur à voir cette créature d’élite, victime de ces mêmes qualités qui la distinguaient de ses semblables, forcée, par les craintes d’un peuple pusillanime, de quitter son pays, d’abandonner parents, amis, et d’aller, en proie à la plus affreuse infirmité, terminer sa pénible existence sur la terre d’exil. Une dame née au Cuzco, liée d’enfance avec dona Pencha, m’a raconté sur cette femme extraordinaire des particularités que je crois devoir intéresser le lecteur.

Dona Pencha était fille d’un militaire espagnol, qui avait épousé une demoiselle fort riche du Cuzco. Dans son enfance, elle se faisait remarquer, parmi ses compagnes, par son caractère fier, audacieux et sombre. Elle était très pieuse ; et, dès l’âge de douze ans, elle voulut entrer dans un couvent avec l’intention de s’y faire religieuse : la faiblesse de sa santé ne lui permit pas d’accomplir ce dessein. À l’âge de dix-sept ans, ses parents l’obligèrent à revenir dans la maison paternelle, afin d’y recevoir les soins que son état d’infirmité réclamait. La maison de son père était fréquentée par beaucoup d’officiers ; plusieurs la demandèrent en mariage ; mais elle déclara ne vouloir pas se marier, étant résolue de retourner à son couvent aussitôt qu’elle le pourrait. Le père, dans l’espoir de la guérir, la fit voyager, l’emmena à Lima, la produisit dans le monde, et lui procura toutes les distractions possibles. Néanmoins elle était toujours triste, et paraissait peu sensible aux plaisirs de son âge. Elle passa deux ans en voyages, revint au Cuzco, et, peu après son retour, renonçant à l’idée de se faire religieuse, elle choisit pour mari un petit officier laid, sot et le plus insignifiant de tous ceux qui l’avaient demandée. Elle épousa le seňor Gamarra, simple capitaine. Quoique d’une faible santé et presque toujours enceinte, elle suivit son mari dans tous les lieux où la guerre l’appelait ; et ces continuelles fatigues raffermirent tellement sa constitution, que, devenue très forte, elle fut capable de faire à cheval les plus longs voyages. Pendant longtemps, elle réussit à cacher la cruelle infirmité dont elle était atteinte, et qui allait toujours croissant ; Ce ne fut que lorsque, présidente du Pérou, sa vie devint l’objet de toutes les investigations, que le public l’apprit par ses ennemis. Ses sollicitations, ses intrigues avaient fait porter son mari à la présidence ; et, une fois qu’elle l’y eut placé, elle s’empara du maniement des affaires, se lia intimement avec Escudero, et se servit avec habileté de ceux qu’elle jugea capables de la seconder. Lorsqu’elle parvint au pouvoir après le général Lamarre, la république était dans le plus déplorable état ; les guerres civiles déchiraient le pays en tous sens. Il n’y avait pas une piastre dans le Trésor ; les soldats se vendaient à ceux qui leur offraient le plus ; en un mot, c’était l’anarchie avec toutes ses horreurs. Cette femme, élevée dans un couvent, n’ayant nulle instruction, mais douée d’un sens droit et d’une force de volonté peu commune, sut si bien gouverner ce peuple jusqu’alors ingouvernable même pour Bolivar, qu’en moins d’un an l’ordre et le calme reparurent ; les factions étaient apaisées ; le commerce florissait ; l’armée avait repris confiance en ses chefs ; et, si la tranquillité ne régnait pas encore dans tout le Pérou, au moins la plus grande partie en jouissait.

Les vertus héroïques de dona Pencha la firent aimer autant qu’admirer au commencement de son règne ; mais elle avait des défauts qui en devaient restreindre la durée. Quelque brillantes que soient les qualités que Dieu nous a départies, elles sont appropriées à ses fins et non à celles de l’homme ; tous parfaits dans l’ordre providentiel, pas un de nous ne l’est relativement à aucun ordre social. Dona Pencha semblait, par son caractère, être appelée à continuer longtemps l’œuvre de Bolivar : elle l’eût fait si son enveloppe de femme n’y eût porté obstacle. Elle était belle, très gracieuse quand elle voulait, et possédait ce qui inspire l’amour et les grandes passions ; ses ennemis firent courir sur elle les calomnies les plus atroces ; et, trouvant plus facile de décrier ses mœurs que ses actes politiques, lui supposèrent des vices, afin de se consoler de sa supériorité. L’ambition occupait trop de place dans le cœur de dona Pencha pour que l’amour y eût un grand empire ; il ne fut jamais non plus l’objet de ses sérieuses pensées. Plusieurs des officiers qui l’entouraient devinrent amoureux d’elle ; d’autres le feignirent, croyant y trouver un moyen de s’avancer ; dona Pencha repoussa tous ses poursuivants, non avec cette indulgence de la femme pour l’amour qu’elle ne partage pas mais avec la colère et le mépris de l’orgueil offensé.

— Eh ! qu’ai-je besoin de votre amour ? leur disait-elle avec son ton brusque et saccadé ; ce sont vos bras, vos bras seuls qu’il me faut ; allez porter vos soupirs, vos paroles sentimentales, vos romances aux jeunes filles ; je ne suis sensible, moi, qu’aux soupirs du canon, aux paroles du congrès et aux acclamations du peuple quand je passe dans les rues. Le cœur de ceux qui l’aimaient avec sincérité était profondément blessé par la rudesse d’un tel langage ; et la fierté des ambitieux qui aspiraient à se traîner à sa remorque n’en était pas moins humiliée. Mais elle ne s’en tenait pas là : elle les prenait en haine, leur retirait sa confiance et saisissait toutes les occasions de les railler, même en public, de la manière la plus offensante : on sent que cette conduite devait non seulement lui faire perdre tous les avantages de son sexe, mais encore lui susciter des ennemis implacables et qui durent être nombreux ; car les hommes croient toujours avoir, pour réussir, des qualités que n’avaient pas ceux qui ont échoué. Chacun d’eux méditait perpétuellement contre elle des projets de vengeance ; plusieurs dirent tout haut qu’ils avaient été ses amants, et qu’elle ne leur avait retiré ses bonnes grâces que parce qu’ils avaient cessé de l’aimer. Ces calomnies irritaient la fière et indomptable présidente, et plusieurs fois la rendirent cruelle. Les actions qu’elles lui firent commettre montrent jusqu’à quel point la colère l’emportait, et avec quelle violence elle ressentait ces outrages. Un jour, elle alla au Callao visiter les prisons militaires qui sont sous l’un des châteaux-forts. À son arrivée, toute la garnison se met sous les armes pour la recevoir ; elle fait son inspection, et, en passant devant un des bataillons, elle aperçoit un colonel qui lui avait été signalé comme s’étant vanté partout d’avoir été son amant. Aussitôt elle s’élance sur lui, arrache son épaulette, lui donne trois ou quatre coups de cravache à travers la figure, et le pousse si rudement, qu’il va tomber sous les pieds de son cheval ; tous les assistants restent pétrifiés : « C’est ainsi, s’écria-t-elle d’une voix retentissante, que je corrigerai moi-même les insolents qui oseront calomnier la présidente de la république. » Une autre fois, elle invite quatre officiers à dîner, se montre aimable pendant tout le repas ; au dessert, elle interpelle l’un d’eux en lui disant : « Est-il vrai, capitaine, que vous ayez dit à ces trois messieurs que vous étiez fatigué d’être mon amant ? » Le malheureux pâlit, balbutie, et regarde ses camarades avec terreur ; ceux-ci, immobiles, gardent aussi le silence. « Eh bien ! continue-t-elle, ma question vous a-t-elle fait perdre l’usage de la parole ? répondez… S’il est vrai que vous ayez tenu ce propos, je vais vous faire donner le fouet par vos camarades ; si, au contraire, ils vous ont calomnié, ce sont des lâches dont, à nous deux, nous aurons bon marché. » Il n’était que trop vrai que le propos avait été tenu par l’inconsidéré jeune homme. Elle fit fermer les portes, appela quatre grands nègres, leur ordonna de mettre l’officier en chemise, et exigea des trois autres officiers présents qu’ils fustigeassent leur camarade avec une poignée de verges.

Cette conduite n’était pas en harmonie avec les mœurs du pays qu’elle gouvernait, et devait nécessairement mettre tout le monde contre elle. En effet, dans une société où la plus grande indépendance existe entre les deux sexes, on ne croit pas à la vertu, dans le sens qu’on est convenu d’attacher à ce mot, en parlant des femmes, et les Péruviens se sentirent insultés par la façon d’agir de l’orgueilleuse présidente. Ce n’était pas non plus pour faire croire à une vertu, à laquelle elle ne tenait pas plus que les autres femmes du Pérou, que dona Pencha agissait de la sorte ; elle ne se fut pas offensée, dans la vie privée, des hommages adressés à ses charmes, et ainsi que les Liméniennes, eût été indifférente au nombre d’amants qu’on lui aurait supposé ; mais enivrée de sa puissance, se faisant illusion sur sa durée, l’orgueil des rois était passé dans son cœur ; elle se crut d’une espèce supérieure, et avant d’avoir consolidé sa domination, elle eut la susceptibilité d’une femme née sur le trône et fut également impérieuse. Dona Pencha n’avait guère plus de déférence pour le congrès que Napoléon pour son sénat-conservateur : elle lui envoyait souvent des notes de sa main sans même les faire signer par son mari. Les ministres travaillaient avec elle, lui soumettaient les actes du congrès et ceux de leur administration ; elle lisait tout elle-même, bâtonnait les passages qui ne lui convenaient pas et les remplaçait par d’autres ; son gouvernement enfin devint absolu en présence d’une organisation républicaine. Cette femme avait rendu de grands services ; son amour du bien public inspirait de la confiance, et elle eût fondé un ordre de choses stable, eût fait prospérer le Pérou, aurait été une grande reine si, avant d’en affecter la suprême autorité, elle eut employé toutes ses ressources à s’en assurer à jamais le pouvoir. Elle était extrêmement laborieuse, d’une activité infatigable, et ne s’en rapportant à personne, elle voulait tout voir par elle-même. Sachant très bien choisir son monde, elle ne montrait pas moins de discernement dans la répartition du travail à faire, des missions à remplir. Économe dans sa dépense personnelle, elle était généreuse pour ceux qui répondaient à sa confiance ; elle traitait bien ses serviteurs, et tous lui étaient dévoués. Cette femme guerrière excellait à monter à cheval, à dompter les coursiers les plus fougueux et parlait en public avec autant de dignité que de précision. Avec toutes ces vertus nécessaires à l’exercice du pouvoir, dans la situation où se trouvait le Pérou, la seňora Gamarra eut néanmoins beaucoup de peine à parvenir à la fin de sa troisième année (les fonctions de président sont confiées pour trois ans) ; son despotisme avait été tellement dur, son joug si pesant, elle avait froissé tant d’amours-propres, qu’une opposition imposante s’éleva contre elle. Quand elle vit qu’il lui serait impossible de réussir à faire réélire son mari, elle eut recours à un tour d’adresse. Le seňor Gamarra alla déclarer au sénat qu’il n’accepterait pas la présidence, parce que sa santé ne lui permettait plus de s’occuper des affaires publiques. La seňora Gamarra voulut faire nommer à la présidence une de ses créatures, un esclave soumis à ses volontés ; elle et son mari portèrent toute leur influence et celle de leurs amis sur Bermudez ; néanmoins Orbegoso l’emporta, comme on l’a vu.

Pour en finir avec l’histoire de dona Pencha, je dirai qu’arrivée à Valparaiso, elle loua une très belle maison meublée, où elle s’établit avec Escudero et ses nombreux serviteurs ; mais pas une dame de la ville n’alla lui rendre visite. Les étrangers qui avaient eu à s’en plaindre crièrent tous contre elle. Ce fut à peine si deux ou trois officiers de ses anciens compagnons d’armes eurent la politesse d’aller la voir. Cette femme, fière et hautaine dut cruellement souffrir dans cet abandon universel, dans cet isolement où les haines l’enfermaient. Condamnée à l’immobilité, c’était, avec l’activité de son ame, être jetée vivante dans un tombeau. N’ayant pas reçu de lettre d’Escudero depuis mon départ de Lima, je ne puis préciser quelles furent ses souffrances ; mais sept semaines après son départ du Callao, elle mourut : voici ce qu’Althaus m’écrivit à son sujet :

« La femme de Gamarra est morte au Chili six semaines après y être arrivée ; on dit que c’est d’un mal intérieur, moi je crois que c’est de rage de ne plus être général en chef ; la pauvre femme a fini bien tristement ; son unique compagnon était Escudero, lequel est revenu au Pérou rejoindre Gamarra pour y faire des siennes. »




Le lendemain de ma visite à la seňora Gamarra, je me sentis malade ; c’était la première fois depuis que j’habitais Lima. Je restai tout le jour assez tristement dans mon lit. Madame Denuelle vint passer la soirée avec moi : — Eh bien, mademoiselle, comment vous trouvez-vous ?

— Pas mieux, je suis triste et voudrais que quelqu’un me fît pleurer.

— Je viens, au contraire, vous faire rire ; je suis sûre que ce sont vos visites au Callao qui vous ont fait mal. Cette dona Pencha, avec ses attaques d’épilepsie, vous aura porté sur les nerfs : c’est bien fait pour cela ; on dit qu’hier elle tombait tous les quarts d’heure. Grâce à Dieu, nous en voilà débarrassés ; oh ! la méchante femme !

— Comment pouvez-vous en juger ?

— Par Dieu, ce n’est pas difficile ; une virago plus audacieuse qu’un dragon aux gardes, qui souffletait des officiers, comme je le ferais de mon petit nègre.

— Eh ! pourquoi ces officiers étaient-ils assez vils pour le souffrir ?

— Parce qu’elle était la maîtresse et qu’elle distribuait les grades, les emplois, les faveurs.

— Madame Denuelle, un militaire qui souffre des soufflets mérite d’en recevoir. Dona Pencha connaissait très bien les hommes qu’elle avait à conduire, et si elle n’avait fait d’autres fautes que de corriger les salariés du gouvernement qui manquaient à leurs devoirs, vous l’auriez encore pour présidente.

Madame Denuelle eut le talent de changer le cours de mes pensées, et lorsqu’elle sortit, j’étais presque gaie.

Enfin le moment du départ arriva ; j’en attendais le jour avec une vive impatience ; ma curiosité était satisfaite, et la vie toute matérielle de Lima me fatiguait à l’excès.

La dernière semaine, je n’eus pas une heure à moi ; il me fallut faire des visites d’adieux à toutes mes connaissances, recevoir les leurs, écrire de nombreuses lettres à Aréquipa, m’occuper de vendre les bagatelles dont je voulais me défaire. Je satisfis à tout, et le 15 juillet 1834, je quittai Lima à neuf heures du matin, pour me rendre au Callao. J’étais accompagnée d’un de mes cousins, M. de Rivero ; nous dînâmes chez le correspondant de M. Smith ; après le dîner, je fis transporter mes effets à bord du William-Rusthon et m’installai dans la chambre qu’avait occupée la señora Gamarra. Le lendemain, j’eus plusieurs visites de Lima ; c’étaient les derniers adieux. Vers cinq heures, on leva l’ancre, tout le monde se retira ; et je restai seule, entièrement seule, entre deux immensités, l’eau et le ciel.


FIN
  1. Madame Gamarra tombait d’épilepsie. Les attaques qu’elle en éprouvait la mettaient dans un état effrayant : ses traits se décomposaient, ses membres se contournaient, ses yeux restaient grands ouverts et immobiles ; elle sentait l’approche du moment où elle allait tomber. Si elle se trouvait à cheval, vite elle se jetait à terre ; si elle était dans quelque lieu public, elle se retirait. Lorsque l’accès la prenait, ses cheveux se hérissaient ; elle portait ses deux mains en croix sur son cerveau et poussait trois cris. Escudero m’a dit lui avoir vu jusqu’à neuf attaques dans un jour. Si elle avait vécu dans d’autres temps, elle eût pu, comme Mahomet, faire servir son infirmité à ses projets d’ambition, et donner à ses paroles l’autorité de la révélation.