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Pérégrinations d’une paria/II/VI. Mon départ d’Aréquipa

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Arthus Bertrand (Tome 2p. 293-312).


VI.

MON DÉPART D’ARÉQUIPA.


Le vendredi 25 avril, M. Smith vint me prendre à sept heures du matin ; j’étais prête à monter à cheval, et mes traits n’annonçaient aucune agitation. J’éprouvais cependant une vive émotion en abandonnant ces lieux : je quittais la maison où était né mon père ; j’avais cru y trouver un abri, et, pendant les sept mois que je venais de l’habiter, je n’y avais rencontré que la demeure de l’étranger ; je fuyais cette maison où j’avais été soufferte, mais non adoptée ; je fuyais les tortures morales que j’y éprouvais, les suggestions que m’y inspirait le désespoir ; je fuyais pour aller où ?… Je l’ignorais. — Je n’avais pas de plan, et, lasse de déceptions, je ne formais plus de projets ; repoussée partout, sans famille, sans fortune ou profession, ou même un nom à moi, j’allais au hasard, comme un ballon dans l’espace qui va tomber où le vent le pousse. Je dis adieu à ces murs, en invoquant à mon aide l’ombre de mon père ; j’embrassai ma tante et la plaignis dans mon cœur de sa dureté envers moi ; j’embrassai ses enfants et les plaignis aussi ; car ils auront à leur tour des jours d’affliction. Je dis adieu aux nombreux serviteurs réunis dans la cour, je montai à cheval et quittai à jamais cet asile temporaire, pour m’en remettre à la grâce de Dieu. Mon oncle, mon cousin Florentino, ainsi que plusieurs amis, vinrent m’accompagner.

Nous marchions en silence ; les personnes dont j’étais entourée admiraient mon grand courage et s’en effrayaient. MM. Le Bris, Viollier étaient tristes, et mon oncle paraissait l’être aussi ; quant à moi, une voix secrète me rassurait ; je sentais, comme par instinct, que Dieu ne m’avait pas abandonnée.

A Tiavalla, nous nous arrêtâmes ; mes regards se tournèrent vers Aréquipa et sa charmante vallée ; puis sur mon oncle… Assaillie à la fois par mille souvenirs, j’éprouvai un si cruel déchirement, que mes larmes me suffoquèrent. Tous ces messieurs se taisaient et semblaient deviner ce qui se passait dans mon ame. M. Le Bris me dit : — Chère demoiselle, il est encore temps, si vous voulez retourner à Aréquipa, vos amis vous aideront à y mener une vie, sinon brillante, au moins calme et aisée. Je lui serrai la main et donnai au même moment le signal du départ. Au lieu où nous nous trouvions, le chemin devenant étroit, je passai la première et traversai ainsi le village. Quand nous fûmes en rase campagne, je m’arrêtai pour attendre mon oncle ; mais je ne le vis plus… M. Le Bris me dit que, pour m’épargner l’émotion d’un dernier adieu, il avait profité du coude formé par la route, pour retourner à Aréquipa sans être aperçu de moi. — C’était fini… je ne devais plus voir mon oncle… Je ne saurais exprimer combien cette pensée me fut pénible ! Cet oncle qui m’avait fait tant de mal, dont la conduite dure, ingrate me forçait à errer sur la terre, comme l’oiseau dans les forêts, sans avoir guère plus que lui d’existence assurée ; cet oncle, qui n’avait eu pour moi aucune justice, dont l’avarice l’emportait en son cœur sur l’affection et la pitié, eh bien ! je l’aimais ; je l’aimais malgré ma volonté', tant les premières impressions de l’enfance sont durables et puissantes ! J’éprouvai une si vive douleur, que j’hésitai un moment si je ne retournerais pas à Aréquipa, uniquement pour revoir mon oncle, le conjurer de m’aimer, d’oublier qu’il me retenait mon bien, si réel était le besoin que je sentais de son affection. Ah ! qui peut expliquer les bizarreries du cœur humain ? Nous aimons, nous haïssons, ainsi que Dieu le veut, sans pouvoir, le plus souvent, en assigner le motif. Ah ! malheureuse organisation sociale ! Si je n’avais pas été obligée de disputer avec mon oncle pour mon héritage, nous nous serions sincèrement aimés. Son caractère d’homme politique ne m’inspirait aucune sympathie ; mais tout le reste me plaisait en lui. Je n’ai jamais rencontré un homme dont la conversation fût plus instructive, les manières plus aimables, les saillies plus gaies.

A Congata, nous trouvâmes un bon déjeuner tout prêt que nous devions à la galanterie du très attentionné M. Smith. Je revis mon petit Mariano, grandi, embelli ; il voulait absolument venir avec moi en France. Ce cher enfant était admirable d’expression, quand il me disait « Mi Floritay[1], dites à ces étrangers qu’ils nous laissent seuls ; ils me gênent et j’ai besoin de vous parler. » Nous restâmes chez M, Najarra jusqu’à ce que la chaleur fût un peu tombée ; vers midi, le vent de mer commença à souffler, et nous nous mîmes en route.

En me séparant de mes deux meilleurs amis, MM. Le Bris et Viollier, j’éprouvai de douloureux regrets. Pendant sept mois, ils m’avaient donné toutes sortes de marques d’intérêt, et je ressentais pour eux la plus sincère amitié.

M. Smith avait pour domestique un Chilien très intelligent et mom oncle m’avait donné un homme de confiance pour m’accompagner et me servir jusqu’à mon embarquement. De plus, je tenais, de la gracieuse galanterie du colonel Escudero, une garde de sûreté. Le lieutenant Monsilla, avec deux lanciers, était chargé par lui de ma défense.

Ce voyage fut beaucoup moins pénible que le premier ; je m’étais munie de choses nécessaires pour me garantir, autant que possible, du soleil, du vent, du froid, de la soif, en un mot de toutes les souffrances du désert. J’avais deux bonnes mules, afin de pouvoir changer de monture ; ensuite M. Smith eut l’extrême politesse de mettre son second cheval à ma disposition. Ma tante Joaquina m’avait prêté deux selles, une anglaise pour le cheval, et une autre mieux appropriée aux mules ; enfin les soins dont m’environnait M. Smith me faisaient trouver en lui un second don Balthazar, qui, ayant dix ans d’expérience de ces sortes de voyage, ne le cédait en rien au premier.

Lorsque nous parvînmes au sommet de la première montagne, nous fîmes halte. Je mis pied à terre et allai m’asseoir au même endroit où, sept mois auparavant, j’avais été déposée mourante. Je restai là assez longtemps en admiration de la délicieuse vallée d’Aréquipa ; je lui faisais, mes derniers adieux. Je considérai la forme bizarre sous laquelle apparaissait la ville, et mes pensées se succédant, je songeais que, libre et maîtresse de pouvoir m’associer avec un homme de mon choix, j’eusse pu y jouir d’une vie aussi heureuse que dans la plupart des pays de l’Europe. Ces réflexions m’attristaient, j’en étais émue. — Mademoiselle, me dit M. Smith, qui courait le monde depuis l’âge de seize ans, et ne concevait pas comment on pouvait tenir à aucun pays, ne regrettez pas Aréquipa : c’est une jolie ville sans doute ; mais celle où je vous mène est un véritable paradis. Ce volcan est superbe, et j’en voudrais voir un semblable à Dublin ; ces Cordillières sont magnifiques : cependant convenez qu’à ce voisinage doit être attribué le vent froid et volcanisé, qui rendrait atrabilaire le caractère le plus gai, le plus doux de toute l’Angleterre. Ha ! vive Lima ! Quand on ne peut pas être membre du parlement, avec 10,000 livres sterling de rente, il faut venir vivre à Lima. C’est ainsi que la gaîté naturelle et pleine d’esprit de M. Smith faisait prendre un autre cours à mes pensées.

En allant d’Aréquipa à Islay, on a le soleil par derrière et le vent en face ; conséquemment on souffre beaucoup moins de la chaleur qu’en se rendant d’Islay à Aréquipa. Je fis la route très bien et sans grande fatigue ; ensuite, ma santé s’étant améliorée, je me trouvai plus forte pour les supporter que lors de mon premier voyage. À minuit, nous arrivâmes au tambo. Je me jetai tout habillée sur mon lit, pendant qu’on préparait le souper. M. Smith possédait un talent miraculeux pour se tirer lestement des embarras du voyage ; il s’occupait de tout : de la cuisine, des muletiers, des bêtes, et cela avec une prestesse, un tact admirables. Cet Anglais était un jeune fashionable de trente ans, portant dans tout ce qu’il faisait la même élégance de manières ; et, jusque dans le désert, on reconnaissait le dandy de salon. Nous dûmes à ses soins de faire un très bon souper, après lequel nous restâmes à causer ; car pas un de nous ne put dormir. À trois heures du matin, nous nous remîmes en route. Le froid était si âpre, que je me couvris de trois ponchos. Quand l’aurore parut, je me sentis accablée par un sommeil que ma volonté ne pouvait vaincre, et priai M. Smith de me laisser dormir seulement une demi-heure : je me jetai à terre, et, sans donner le temps au domestique d’étendre un tapis, m’endormis si profondément, qu’on n’osa pas me déranger pour me mettre mieux. On me laissa dormir une heure : je me trouvai très bien après ce sommeil ; nous étions alors en rase pampa, et je montai sur le cheval, afin de traverser cette immensité, toujours au grand galop.

M. Smith doutait fort que je pusse le suivre ; pour m’encourager, il ne cessait de me défier, j’acceptais le défi, et mis à honneur d’être toujours en avant de lui, de quinze ou vingt pas. Par cette manière de me stimuler, il obtint le résultat qu’il en attendait : je devins de suite excellente cavalière. Je fis si bien galoper mon cheval, tout en le ménageant, que l’officier Monsilla ne put me suivre, et moins encore les deux lanciers. Enfin M. Smith lui-même fut obligé de me demander grâce pour sa belle jument chilienne, qu’il craignait de trop fatiguer.

À midi, nous arrivâmes à Guerrera, et y fîmes une halte ; nous prîmes un repas sous le frais ombrage des arbres ; ensuite nous arrangeâmes des lits par terre et dormîmes jusqu’à cinq heures. Nous montâmes à pas lents la montagne et parvînmes à Islay à sept heures. Grande fut la surprise de don Justo quand il me vit. Cet homme, qui est d’une bonté et d’une hospitalité extrêmes envers tous les étrangers, fut pour moi plein d’attentions. Islay avait bien changé d’aspect depuis mon dernier séjour. Je ne fus, cette fois, invité à aucun bal. Nieto et ses valeureux soldats, pendant les vingt-quatre heures qu’ils y étaient restés, avaient tout ravagé : outre les réquisitions de vivres, des extorsions de toute nature avaient été commises par eux pour arracher de l’argent aux malheureux habitants. Cette bourgade était dans la désolation. Le bon Justo ne cessait de me répéter :

— Ah ! mademoiselle, si je n’étais pas aussi vieux, je partirais avec vous : les guerres continuelles qui déchirent ce pays l’ont rendu inhabitable : j’ai déjà perdu deux de mes fils, je m’attends à apprendre la mort du troisième, qui est dans l’armée de Gamarra.

Je restai trois jours à Islay, à attendre le départ de notre bâtiment, et je les aurais passés d’une manière assez triste, sans la société de M. Smith et des officiers d’une frégate anglaise mouillée dans la baie, dont il m’avait fait faire la connaissance. Je n’ai jamais rencontré, je me plais à le dire, d’officiers aussi distingués par leurs manières, leur esprit, que ceux de la frégate the Challenger ; tous parlaient français, et avaient séjourné à Paris plusieurs années. Ces messieurs, toujours en habit de ville, étaient remarquables par leur mise d’une propreté exquise et d’une élégante simplicité. Le commandant était un homme superbe, d’une beauté idéale. Il n’avait que trente-deux ans ; néanmoins une profonde mélancolie pesait sur lui : ses actions, ses paroles avaient une teinte de tristesse qui faisait mal. J’en demandai la cause à un de ses officiers, qui me dit   : — Ah ! oui, mademoiselle, sa tristesse est bien grande ; mais le chagrin qui la produit est aussi le plus douloureux de ce monde. Depuis sept ans il est marié avec la plus belle femme d’Angleterre ; il l’aime éperdument, en est également aimé, et toutefois il doit vivre séparé d’elle.

— Qui donc lui impose cette séparation ?

— Son état de marin. Comme il est un des plus jeunes capitaines de frégate, il est constamment envoyé dans des stations éloignées, de trois ou quatre ans de durée. Il y a trois ans que nous sommes dans ces parages, et nous ne serons en Angleterre que dans quinze mois. Jugez de la peine cruelle qu’une aussi longue absence doit lui faire éprouver !…

— Dites leur faire éprouver !… Il n’a donc aucune fortune, puisqu’il reste dans une carrière où il se torture lui-même et celle qu’il aime ?

— Pas de fortune ! il a en propre 5,000 livres sterling de rente, et sa femme, la plus riche héritière de l’Angleterre, lui a apporté 200,000 livres sterling ; elle est fille unique, et en aura encore deux fois autant à la mort de son père.

Je restai étonnée.

— Alors, monsieur, expliquez-moi donc quelle est la puissance qui oblige votre commandant à se tenir éloigné de sa femme pendant quatre ans, à mourir de consomption à bord de sa frégate, et à condamner une aussi belle personne à la douleur et aux larmes ?

— Il faut qu’il arrive à une haute position : notre commandant n’a obtenu du père cette riche héritière qu’à la condition de poursuivre sa profession jusqu’à ce qu’il fût fait amiral ; le jeune homme et la jeune fille y ont consenti : tous les deux ont promis, et pour accomplir cette promesse il doit parcourir les mers au moins dix ans encore ; car c’est à l’ancienneté que, chez nous, se font les promotions.

— Ainsi, monsieur le commandant se croit obligé à vivre encore pendant dix ans séparé de sa femme.

— Oui, il le doit pour remplir sa promesse ; mais, ce temps écoulé, il sera amiral, arrivera à la Chambre des lords, au ministère peut-être ; enfin sera un des premiers de l’État. Il me semble, mademoiselle, que, pour parvenir à une aussi belle position, on peut bien souffrir durant quelques années.

Ah ! pensai-je, les hommes, pour ces maudits hochets de grandeur, foulent aux pieds ce qu’il y a de plus sacré ! Dieu lui-même s’est complu à doter ces deux êtres : beauté, esprit, richesse, tout leur a été donné, et l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre devait leur assurer un bonheur aussi grand que notre nature est capable d’en jouir. Le bonheur aspire à se communiquer ; autour de lui, tout se ressent de sa douce influence ; et, heureux, ces deux êtres auraient pu faire du bien à leurs semblables ; mais voilà que l’orgueil d’un vieillard imbécille détruit cet avenir de félicité terrestre ; il veut que vingt années de la plus belle période de l’existence soient retranchées de la vie de ses enfants ; que ces vingt années soient consacrées à la tristesse, à la douleur, aux tourments de toute nature que fait naître la séparation. Quand ils seront réunis, la femme aura perdu sa beauté, l’homme ses illusions ; son cœur sera sans amour, son esprit sans fraîcheur, car vingt années d’ennuis, de craintes, de jalousies défleurent les plus belles ames ; mais il sera amiral ! pair du royaume ! ministre ! etc. Absurde vanité !…

Je ne saurais dire combien l’histoire du commandant de la Challenger me fit faire d’amères réflexions… Je rencontrais partout la peine morale   ; partout je la voyais résulter de préjugés impies qui mettent l’homme en lutte avec la Providence, et je m’indignais de la lenteur des progrès de la raison humaine. Je demandai à ce beau commandant s’il avait des enfants. « Oui, me répondit-il, une fille aussi belle que sa mère et un fils qu’on dit me ressembler beaucoup : je ne l’ai pas encore vu ; il aura quatre ans quand je le verrai, si Dieu permet que je le voie… » Et le malheureux étouffa un soupir. Il était sensible encore, parce qu’il était jeune ; mais, à cinquante ans, il sera probablement devenu aussi dur que son beau-père, et exigera peut-être de son fils et de sa fille des sacrifices aussi cruels que ceux qu’on lui a imposés. Ainsi se transmettent les préjugés qui dépravent notre nature ; et cette transmission n’est interrompue que lorsqu’il se présente de ces êtres que Dieu a doués d’une volonté ferme, d’un courage énergique, qui subissent le martyre plutôt que le joug.

Le 30 avril, à onze heures du matin, nous sortîmes de la baie d’Islay ; et le 1er mai, à deux heures de l’après-midi, nous mouillâmes dans la rade de Callao. Ce port ne me parut pas avoir autant d’activité que celui de Valparaiso. Les derniers événements politiques avaient eu sur les affaires commerciales une funeste influence ; elles allaient très mal, et il y avait moins de navires que de coutume.

De la mer, on aperçoit Lima, située sur une colline, au milieu des Andes gigantesques. L’étendue de cette ville, les nombreux clochers qui la surmontent lui donnent un aspect grandiose et féerique.

Nous restâmes au Callao jusqu’à quatre heures, pour attendre le départ de la voiture de Lima. J’eus tout le temps d’examiner ce bourg. Ainsi que Valparaiso et Islay, le Callao, depuis environ dix ans, progresse tellement, qu’après une absence de deux ou trois ans, les capitaines le reconnaissent à peine. Les plus belles maisons appartiennent aux négociants anglais et du nord Amérique ; ils ont là des entrepôts considérables ; l’activité de leur commerce établit un mouvement perpétuel entre le port et la ville, qui en est à deux lieues. M. Smith m’avait conduite chez ses correspondants. Je retrouvai dans cette maison anglaise ce luxe de comforts particuliers aux Anglais. Le service se faisait par des domestiques de cette nation ; ainsi que leurs maîtres, ils étaient vêtus comme ils l’eussent été en Angleterre. La maison avait une galerie, ainsi qu’en ont toutes les maisons de Lima. Ces galeries sont très commodes dans les pays chauds : à l’abri du soleil, on y va respirer l’air, en se promenant autour de l’habitation. De jolis stores anglais embellissaient celle où j’étais ; j’y restai quelque temps et pus voir tout à mon aise, la longue et large rue qui forme tout le bourg du Callao. C’était un dimanche. Les marins, dans leurs habits de fête, se promenaient dans la rue. Je voyais des groupes d’Anglais, d’Américains, de Français, de Hollandais, d’Allemands ; en somme, un mélange de presque toutes les nations, et des mots de toutes consonnances arrivaient à mes oreilles. En entendant causer ces marins, je compris le charme que leur vie aventureuse devait avoir pour eux, et l’enthousiasme qu’elle inspirait au vrai matelot Leborgne. Quand j’étais fatiguée du spectacle de la rue, je jetais un coup d’œil dans le grand salon, dont les fenêtres bordaient la galerie ; cinq ou six Anglais, aux belles figures calmes et froides, parfaitement bien mis, s’y étaient réunis ; ils buvaient du grog et fumaient d’excellents cigares de la Havane, en se balançant mollement dans des hamacs de Guayquil suspendus au plafond.

Enfin, quatre heures arrivèrent ; nous montâmes dans la voiture. Le conducteur était Français, et toutes les personnes que je trouvai là parlaient français ou anglais. J’y rencontrai deux Allemands, grands amis d’Althaus, et fus de suite en pays de connaissance.

Depuis mon départ de Bordeaux, c’était la première fois que j’allais en voiture ; j’en éprouvai un plaisir qui me rendit tout heureuse pendant deux heures que dura le trajet ; je me croyais revenue en pleine civilisation.

La route, en sortant du Callao, est mauvaise ; mais, après avoir fait une lieue, elle devient passablement bonne, très large, unie, et donne peu de poussière. À une demi-lieue du Callao, sur la rive droite de la route, gisent des ruines très étendues de constructions indiennes. La ville dont elles retracent l’existence avait cessé d’être, lorsque les Espagnols conquirent le pays. On pourrait apprendre probablement, par les traditions des Indiens, ce que fut cette ville et la cause de sa destruction ; mais, jusqu’ici, l’histoire de ce peuple n’a pas inspiré assez d’intérêt à ses maîtres pour qu’ils se livrassent à ces recherches. Un peu plus loin, à gauche, est le village de Bella-Vista (Belle-Vue), où se trouve un hospice destiné aux marins. À moitié route, notre conducteur s’arrêta devant un cabaret tenu par un Français ; après l’avoir dépassé, la ville se découvrit à nos regards dans toute sa magnificence ; les campagnes environnantes, vertes, de mille nuances, offraient la richesse d’une vigoureuse végétation. Partout, de grands orangers, des touffes de bananiers, des palmiers élevés, une foule d’autres arbres propres à ces climats étalent aux yeux leur feuillage varié ; et le voyageur, en extase, voit les rêves de son imagination surpassés par la réalité.

À une demi-lieue avant d’entrer dans la ville, la route, bordée de grands arbres, forme une avenue dont l’effet est vraiment majestueux. Sur les bas-côtés, se promenaient un assez bon nombre de piétons ; plusieurs jeunes gens à cheval passèrent aussi auprès de notre voiture. Cette avenue est, me dit-on, une des promenades des Liméniens ; parmi les promeneuses, il y en avait beaucoup en saya ; ce costume me parut si bizarre, qu’il captiva toute mon attention. La ville est fermée, et, au bout de l’avenue, nous arrivâmes à une des portes. Ses deux pilastres sont en briques ; le frontispice, qui portait les armoiries d’Espagne, avait été mutilé. Des commis visitèrent la voiture, comme cela se pratique aux barrières de Paris. Nous traversâmes une grande partie de la ville ; les rues me parurent spacieuses et les maisons entièrement différentes de celles d’Aréquipa. Lima, si grandiose, vue de loin, quand on y pénètre, ne tient plus ses promesses, ne répond pas à l’image qu’on s’en était faite. Les façades des maisons sont mesquines, leurs croisées sans vitres ; les barreaux de fer dont elles sont grillées rappellent des idées de méfiance, de contrainte, en même temps qu’on est attristé par le peu de mouvement qu’offrent presque toutes les rues. La voiture s’arrêta devant une maison d’assez belle apparence ; j’en vis venir, du fond, une grande et grosse dame, que je reconnus de suite d’après le portrait que m’en avaient fait ces messieurs du Mexicain, pour être madame Denuelle. Cette dame vint elle-même ouvrir la portière, me présenta la main pour descendre, et me dit, avec l’expression la plus affable : « Mademoiselle Tristan, nous vous attendions ici depuis longtemps avec impatience. D’après tout ce que MM. Chabrié et David nous ont dit de vous, nous serions bien heureux de vous posséder parmi nous. »

  1. La diphthongue ay, mise à la fin des noms, leur donne une douceur caressante. On ne l’emploie que pour parler aux personnes qu’on aime tendrement.