Pérégrinations d’une paria/II/VII. Un hôtel français à Lima
VII.
UN HOTEL FRANÇAIS À LIMA.
Madame Denuelle me conduisit dans un salon meublé à la française : il y avait à peine cinq minutes que j’étais assise, lorsque je vis entrer douze ou quinze Français, tous fort empressés de me voir. Je fus sensible à ces marques d’intérêt, causai quelques instants avec chacun d’eux, et les remerciai de mon mieux de leur accueil affectueux ; ensuite, madame Denuelle me mena dans le petit appartement qu’elle me destinait ; il se composait d’un salon et d’une chambre à coucher.
J’étais partie d’Aréquipa, chargée de lettres pour une foule de personnes de Lima ; M. Smith, toujours d’une complaisance inépuisable à mon égard, m’ayant offert, avant de quitter notre navire, de faire remettre ces lettres, je les lui avais données, en sorte qu’une heure après mon arrivée, les personnes auxquelles elles étaient adressées affluèrent chez moi pour avoir des nouvelles politiques. Leur empressement était tel, que vingt questions m’étaient faites à la fois. L’un s’enquérait de son père, l’autre de son frère. Don Basilio de la Fuente, que je retrouvai logé chez madame Denuelle, voulait savoir ce qu’étaient devenus sa femme et ses onze enfants ; celle-ci pleurait son frère qui avait été tué ; celle-là s’inquiétait pour sa sœur, femme du général Nieto, restée, comme prisonnière, à Santa-Rosa ; et tous appréhendaient, non sans fondement, que madame Gamarra ne revînt à Lima, où elle avait tant de vengeances à exercer.
Le caractère des Liméniens me parut, dans cette première rencontre, encore plus fanfaron et peureux que celui des Aréquipéniens. Vers onze heures du soir, madame Denuelle fit sentir à tous ces visiteurs que je devais avoir besoin de repos ; ils se retirèrent à mon grand contentement : je n’y tenais plus, j’en avais la tête cassée. M. Smith me dit qu’ayant remis lui-même à ma tante, la belle Manuela de Tristan, femme de mon oncle don Domingo, alors gouverneur d’Ayacucho, la lettre qui lui était adressée, elle l’avait prié d’aller la prendre, parce qu’elle voulait venir me voir le soir même. Elle vint donc aussitôt que je fus libre des autres visites : je trouvais cette attention très délicate de sa part.
D’après tout ce que j’avais entendu dire de la beauté extraordinaire de ma tante de Lima, je m’attendais naturellement à voir une femme superbe ; néanmoins la réalité surpassa à mes yeux tout ce que j’avais imaginé. Oh ! ce n’était pas là une créature humaine ; c’était une déesse de l’Olympe, une houri du paradis de Mahomet, descendue sur la terre ! A la vue de cette divine créature, je fus saisie d’un saint respect : je n’osais la toucher ; elle avait pris ma main qu’elle tenait dans les siennes, pendant qu’elle me disait les choses les plus affectueuses, prononcées avec une noblesse, une grace, une facilité qui achevaient de me fasciner. Je sens mon insuffisance pour peindre une telle beauté. Raphaël n’a jamais conçu pour ses vierges un front où il y eût autant de noblesse et de candeur, un nez aussi parfait, une bouche plus suave et plus fraîche ; mais surtout un ovale, un cou, un sein plus admirablement beaux. Sa peau est blanche, fine, veloutée comme celle de la pêche ; ses cheveux brun clair, fins et brillants, comme la soie, tombaient en longs flocons de boucles ondoyantes sur ses épaules arrondies. Elle est un peu trop grasse, peut-être ; néanmoins sa taille élancée ne perd rien de son élégance. Tout en elle est plein de fierté et de dignité ; elle a le port d’une reine. Sa toilette s’harmonisait avec la fraîcheur de sa belle personne.
Sa robe en mousseline blanche, parsemée de petits boutons de rose brodés en couleur, était très décolletée, à manches courtes, et la taille très longue formait pointe sur le devant. Cette façon lui était très avantageuse, en laissant voir ce qu’elle avait de plus beau, le cou, les épaules, la poitrine et les bras. De longues boucles pendaient à ses oreilles ; un collier de perles ornait son cou de cygne, et des bracelets de diverses espèces faisaient ressortir la blancheur de ses bras. Un grand manteau en velours, couleur bleu-de-ciel foncé, doublé de satin blanc, drapait ce beau corps, et un voile de blonde noire, jeté négligemment sur sa tête, la dérobait aux regards curieux des passants. Elle avait cessé de parler que, la regardant toujours, je l’écoutais encore, et ne répondis, à toutes ses offres de service, qu’en m’écriant : — Mon Dieu, ma tante, que vous êtes belle !… Ho ! qui pourra m’expliquer le magique empire de la beauté ? de cet ascendant irrésistible, qui harmonise tout, sans avoir lui-même d’apparence qu’on puisse définir ? de cette émanation divine qui donne la vie aux formes, aux couleurs, vibre dans les sons, s’exhale en parfums ? puissance magnétique, répandue, selon les fins de la Providence, sur tous les êtres de la création ; hiérarchie partant de Dieu, descendant à l’atome qu’aucun œil ne peut apercevoir ? Cette cause occulte, qui détermine nos choix, nos prédilections, qui nous fascine, la beauté sous quelque forme qu’elle se montre, aérienne, visible, ou palpable, pénètre tout mon être de sa douce influence : les parfums des fleurs, les chants des oiseaux me la font ressentir : je l’éprouve à la vue du géant de la forêt, dont la cime s’élance au séjour des orages ; de la grace sauvage de l’animal indompté ; à l’apparition d’un homme tel que le commandant de la Challenger, d’une femme telle que ma tante Manuela : et en présence de la beauté, de ce sourire des dieux, palpitante d’admiration, de plaisir, mon ame s’élève vers le ciel. Ma belle tante insista beaucoup pour que j’allasse demeurer chez elle ; je la remerciai, m’excusant sur la gêne que je pourrais lui occasionner ; comme il était très tard, nous remîmes la décision au lendemain. Après son départ, madame Denuelle resta à causer avec moi, en sorte qu’il était plus d’une heure quand je me trouvai seule.
Je ne suis jamais arrivée dans un pays, que je n’avais pas encore vu, sans en ressentir une agitation plus ou moins vive ; mon attention, presqu’à mon insu, se porte sur tout ce qui m’entoure, et mon ame, avide de connaître, de comparer, à tout s’intéresse. La succession de personnes et de choses qui étaient passées devant moi depuis mon débarquement au Callao m’avait agitée à un tel point, que, malgré ma lassitude, il me fut impossible de dormir ; ma pensée me tenait éveillée et ne cessait de reproduire les impressions que je venais d’éprouver. Je m’assoupis aux approches du jour, en rêvant aux beaux orangers, aux jolies Liméniennes en saya et à l’apparition de ma tante.
Dès les huit heures du matin, madame Denuelle entra chez moi, et, mettant bientôt la conversation sur ma tante, elle me dit, avec un air embarrassé, que, par intérêt pour moi, elle croyait devoir m’instruire de plusieurs particularités sur la seňora Manuela de Tristan. Elle m’apprit que, depuis longues années, Manuela était liée avec un Américain du nord, qu’elle aimait beaucoup et dont elle était excessivement jalouse. Madame Denuelle me parla de manière à me laisser pénétrer le fond de sa pensée ; elle redoutait de me voir accepter l’hospitalité qui m’était offerte, non pas tant à cause de la dépense que je pourrais faire chez elle que par l’extrême envie de me posséder pendant mon séjour à Lima. Si d’avance je n’eusse été décidée à refuser les offres de ma tante, ce que je venais d’apprendre eût suffi pour m’empêcher de les agréer. J’étais arrivée à connaître assez du cœur humain pour comprendre que je ne devais pas aller loger chez une femme, si j’encourais le risque de devenir l’objet de ses jaloux soupçons, et si je tenais à ne pas provoquer sa haine, ce que, certes, je voulais éviter. En quittant la maison de mon oncle Pio, je m’étais bien promis de n’accepter l’hospitalité d’aucun parent. J’en parlai un jour à Carmen, qui me dit : « Vous ferez bien, Florita, il vaut mieux manger du pain chez soi que du gâteau chez des parents. » Je rassurai donc madame Denuelle, fis mon prix avec elle, à raison de deux piastres par jour, et, quand ma tante revint à onze heures, pour m’emmener, disait-elle, je lui fis sentir que nous nous gênerions mutuellement ; en conséquence, il fut convenu qu’on me laisserait à l’hôtel. Je crus voir que ma discrétion faisait grand plaisir.
Cependant ma position pécuniaire aurait dû m’inspirer de l’inquiétude, j’étais partie d’Aréquipa avec quelques centaines de francs ; mon oncle m’avait bien remis une lettre de crédit de 400 piastres, mais, uniquement destinée à payer mon passage ; il avait stipulé que je n’en pourrais toucher le montant qu’au moment du départ, il me faisait ainsi assez clairement entendre qu’il ne me donnait cet argent que sous la condition de sortir du pays. Il n’y avait pas de navires en partance, et je savais, par M. Smith, qu’il n’y en aurait pas avant deux mois. Un séjour de cette durée à l’hôtel était une dépense de 120 piastres, et, de plus, je me voyais obligée de faire quelques petits frais de toilette ; je reconnus donc qu’il me fallait au moins 200 piastres pour faire face à tous ces besoins. Je puis dire avoir éprouvé tous les malheurs, hormis un seul, celui d’avoir des dettes ; la crainte d’en faire a toujours dominé ma conduite ; comptant soigneusement avec moi-même, avant de dépenser, je n’ai jamais dû un sou à personne. Quand je fis ce calcul de 200 piastres, et n’en trouvai que 20 dans ma bourse, je fus, je l’avoue, très effrayée. Ma garde-robe était, je l’ai déjà dit, plus que mesquine ; je me mis toutefois à l’examiner, et, la plume à la main, j’évaluai pièce à pièce ce que je pourrais tirer de tous ces chiffons, si je faisais une vente au moment de mon départ ; je vis que le produit en irait grandement à 200 piastres. Lorsque j’acquis cette certitude, ho ! je fus heureuse, mais bien heureuse ! J’avais renoncé, en quittant Escudero, à tous mes grands projets d’ambition, et je ne voulais plus entendre parler de politique ; je redevins jeune, gaie, et, pour la première fois de ma vie, d’une insouciance complète. Je n’ai jamais joui d’une meilleure santé ; j’engraissais à vue d’œil ; mon teint était clair et reposé ; je mangeais avec appétit, dormais parfaitement ; en un mot, je puis dire que ces deux mois furent la seule époque de mon existence où je n’ai pas souffert.
Le lendemain de mon arrivée, il me survint quelques désagréments avec le consul de France, M. Barrère, voici l’affaire : lors de mon départ d’Aréquipa, les Français résidants dans cette ville, profitant de l’occasion, adressèrent une demande collective à M. Barrère, afin qu’il investît M. Le Bris de pouvoirs spéciaux, pour que celui-ci pût protéger leurs intérêts gravement compromis par les derniers événements politiques. M. Morinière était venu me prier, au nom des pétitionnaires, d’exposer de vive voix au consul les motifs puissants qui les avaient portés à lui adresser cette demande ; et, de son côté, M. Le Bris m’avait chargée de lui expliquer ce qu’il désirait dans cette conjoncture. Je comprenais très bien la position de tous, et leur avais promis de m’acquitter, auprès du consul, de ma double mission. Dès le matin, je lui envoyai la lettre de mes compatriotes, et lui écrivis deux mots pour l’informer que j’étais chargée de lui faire connaître verbalement la position cruelle dans laquelle se trouvaient les Français d’Aréquipa : j’ajoutai que l’affaire d’Aréquipa était pressée, et que, retenue chez moi pour cause d’indisposition, s’il voulait m’honorer de sa visite, il me mettrait à même de lui exposer immédiatement ce qu’il lui importait de savoir. Ce sont les mots textuels de ma lettre. On aura peut-être peine à croire que M. Barrère la trouva offensante pour sa dignité consulaire ; c’est cependant ce qui arriva. Il demanda qui j’étais et où j’avais été élevée, pour ignorer les convenances au point de penser que c’était à lui, consul, d’aller me faire une visite. Deux ou trois personnes de mes amis vinrent me dire qu’il n’était bruit que de la lettre hautaine que j’avais écrite au consul, lequel en était très scandalisé. Je lus à tout le monde le brouillon de ma lettre, qu’heureusement j’avais gardé ; et personne ne comprit plus rien à la grande colère de M. Barrère. J’expliquai le motif de mon empressement à communiquer au consul ce dont j’étais chargée, et chacun approuva la démarche toute simple que j’avais faite. Il faut croire qu’on lui fit sentir combien sa conduite était inconvenante, particulièrement envers une femme ; car, le lendemain au soir, il m’envoya son neveu pour s’excuser auprès de moi de ne pas être venu me voir, sa santé ne le lui ayant pas permis ; le neveu se présenta comme le secrétaire de son oncle, et me demanda, en cette qualité, de lui communiquer ce que j’avais à dire au consul ; mais ce jeune homme me parut si peu capable de comprendre la moindre chose, que je ne me souciai d’entrer avec lui dans aucun détail et le congédiai, en lui disant que j’écrirais à M. le consul ce que j’eusse préféré lui dire de vive voix.
Voilà les hommes chargés, à l’étranger, de veiller aux intérêts français. M. Barrère, vieillard goutteux, capricieux et irritable à l’excès, n’est nullement au niveau de l’importance des fonctions qui lui sont confiées ; le zèle, la surveillance, l’activité qu’elles exigent sont au dessus de ses forces ; et il n’a aucune des connaissances spéciales nécessaires pour en remplir les devoirs. Non seulement c’était une bêtise absurde à M. Barrère de s’offenser de la lettre dans laquelle je lui demandais de me venir voir, ayant des communications à lui faire de la part du commerce français d’Aréquipa, mais encore, dans ces circonstances, ses fonctions de consul lui imposaient l’obligation de venir prendre des informations auprès de moi, aussitôt qu’il m’a su arrivée. Il y avait un mois qu’on était à Lima sans nouvelles d’Aréquipa, le consul de France ne devait-il pas se montrer empressé de savoir si, par les résultats de la bataille de Cangallo, les intérêts et la sûreté de ses compatriotes n’avaient pas été compromis ? Les renseignements qu’il avait reçus par la correspondance que lui avait apportée notre bâtiment ne pouvaient le dispenser de recueillir des informations verbales ; toutes les lettres étaient ouvertes à Islay, et personne ne se hasardait à écrire l’exacte vérité. Le consul d’Angleterre comprenait autrement ses devoirs ; il ne crut pas compromettre sa dignité en allant jusqu’au Callao s’informer, auprès de M. Smith, des événements d’Aréquipa. Il n’est pas une nation dont les intérêts commerciaux soient plus mal défendus, par ses agents, que ne le sont les intérêts du commerce français par les consuls que nomme le ministère des affaires étrangères. C’est un fait dont on peut acquérir la certitude sans sortir de France, dans les villes manufacturières et les divers ports de mer du royaume, à Marseille, Lyon, Bordeaux, Rouen, le Havre. Avant M. Barrère, le consul français au Pérou, était M. Chaumet-Desfossés, homme extrêmement instruit, écrivain spirituel, charmant en société ; en outre, gastronome distingué, qui soignait, avec la plus grande attention, les détails culinaires, et donnait un superbe dîner le jour de la fête du roi ; néanmoins, avec tous ces talents, M. Chaumet-Desfossés était l’homme le moins propre aux fonctions consulaires. Je ne pense pas qu’il se fût offensé de ma lettre ; mais, si l’on doit croire la voix générale, pendant les six ans qu’il fut consul, le savant ne s’occupa que de recherches scientifiques ; le pays n’offrant pas, à cet égard, un champ très vaste, il se mit à apprendre le chinois et l’arabe. M. Chaumet-Desfossés était entièrement étranger aux intérêts commerciaux de son pays et à la conduite des affaires commerciales. M. Chabrié et les autres capitaines de navire étaient indignés de la manière dont il s’acquittait de ses fonctions. Quand ils allaient chez lui pour les formalités relatives, soit à l’arrivée, soit à l’expédition de leurs navires, le consul ouvrait le petit guichet qu’il avait fait faire à sa porte. — Que voulez-vous ? disait-il. — Monsieur, c’est relativement au manifeste de ma cargaison que j’aurais besoin de vous parler. — Je n’ai pas le temps, répondait le consul, en fermant le guichet. — Mais, monsieur, nous n’attendons que votre signature pour lever l’ancre. — Repassez, je n’ai pas le temps, répondait-il du dedans sans rouvrir son guichet. Au Chili, celui qui précéda M. de Verninac fut tué en duel par un capitaine de navire, qui en avait été insulté ; le capitaine pressait l’expédition de son navire, auquel les retards apportés par le consul occasionnaient un dommage considérable. Le consul, mal mené par le capitaine, crut aussi sa dignité compromise ; le duel s’ensuivit.
Lorsque le gouvernement français acquiesça à l’indépendance des États de l’Amérique espagnole, on fit grand bruit, dans les journaux de Paris, des consuls que le ministère y envoya ; ils allaient, par des traités, ouvrir de nouveaux débouchés à nos productions ; mais la première condition pour bien remplir une mission, c’est de connaître les intérêts dont le soin nous est commis. Il eût été facile à ces consuls de profiter de la haine de l’Amérique du sud contre les anciennes métropoles espagnoles et portugaises pour faire admettre les vins de France sous des droits moindres que ceux imposés aux vins de la Péninsule ; ils eussent pu prévoir les relations qui ne devaient pas tarder à s’établir entre la Chine et les côtes ouest de l’Amérique, et obtenir que nous fussions, pour nos soieries, mieux traités que les Chinois, dont actuellement les soieries importées par navires du nord Amérique et d’Europe[1] ruinent les nôtres, par le bas prix auquel on les vend. Les agents français couvrirent leur ignorance des intérêts matériels de leur pays, en stipulant que les marchandises françaises seraient traitées comme celles des nations les plus favorisées, et crurent avoir fait des chefs-d’œuvre. En effet, la production a lieu en France à meilleur marché que chez aucune autre nation, et nos marchandises n’ont besoin de rencontrer des avantages nulle part ! Laissez donc vos grandes villes manufacturières et maritimes désigner leurs agents à l’extérieur : elles n’enverraient pas vraisemblablement des savants, des archéologues, des hommes titrés ; mais les gens dont elles feraient choix entendraient un peu mieux leurs intérêts que les apprentis diplomates sortis du ministère des affaires étrangères.
Je n’eus pas, pendant mon séjour à Lima, à disputer pour mon héritage : j’en avais été dépouillée ; c’était à n’y plus revenir. Je n’assistai pas à de grands bouleversements semblables à ceux dont j’avais été témoin à Aréquipa. Je ne fus donc pas agitée par de violentes émotions, et mes observations se portèrent uniquement sur les localités et les personnes qu’elles offraient à mes regards, Je commencerai par faire connaître à mon lecteur madame Denuelle et sa maison ; il parcourra ensuite la ville avec moi, puis je l’entretiendrai des femmes, des Français résidants, etc.
Madame Denuelle habite Lima depuis 1826 ; elle y a établi un hôtel garni qui est le plus beau et le mieux tenu de tous ceux que renferme la ville. Elle y avait annexé, depuis deux ans, un magasin dans lequel elle vendait toutes espèces de marchandises ; car, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le remarquer, le commerce, dans ce pays, n’est pas encore classé et subdivisé en spécialités, et tout le monde s’en mêle. De plus, c’est elle qui a fait rouler les premières voitures entre Lima et le Callao, pour le transport des voyageurs ; cette entreprise lui appartient. Dans le fond de la maison est la salle à manger ; la table est de quarante couverts. A côté se trouve un très beau salon, auquel est attenante une salle de billard : ces deux pièces prennent jour sur un petit jardin. L’ameublement de toutes les salles est aussi riche que commode ; on y rencontre l’élégance française et le confort anglais. Le service de la table est très beau ; on y est avec le même luxe qu’à Londres et à Brunet hôtel. Les appartements qu’elle loue aux étrangers sont aussi très bien tenus ; bons lits, beau linge, rien ne manque ; les domestiques sont Français ou Anglais, en sorte que tout se fait avec beaucoup de vivacité et de propreté. Voilà ce qui concerne la maison. Quant à l’hôtesse, oh ! c’est là le résumé d’une longue histoire ! de quarante années de la vie d’une femme agitée par des fortunes diverses, pendant lesquelles elle a eu l’occasion de tout connaître, de tout épuiser !
Madame Denuelle, tenant aujourd’hui un hôtel garni à Lima, n’est autre que la belle, la magnifique, la séduisante mademoiselle Aubé, qui débuta à l’Opéra, dans le rôle de la Vestale. Sa voix, fraîche, sonore, étendue, obtint, dans ce rôle, le succès le plus brillant ; ce furent des piétinements convulsifs, des applaudissements étourdissants à la première, seconde et troisième apparition de mademoiselle Aubé. Trois fois couronnée aux acclamations de l’enthousiasme public, la débutante, parvenue au faîte des grandeurs théâtrales, contracte un engagement de 15,000 fr. par an avec le directeur. Dans l’ivresse de sa joie, elle convie toutes ses connaissances à un banquet splendide. Ah ! ce fut là un jour de gloire et de bonheur ! que d’adorateurs n’eut-elle pas ? le son de sa voix vibrait dans tous les cœurs ; et l’on s’attendait que, dans tous les rôles, mademoiselle Aubé serait aussi sublime, exciterait les mêmes transports, ferait éprouver de semblables ravissements que dans la Vestale. Que d’envies un succès aussi éclatant n’avait pas soulevées ! que d’embûches préparées à la nouvelle reine ! Son nom est sur l’affiche ; la foule afflue au théâtre. Mademoiselle Aubé jouait dans un nouveau rôle ; elle paraît… Mais quelle soudaine métamorphose s’est opérée dans le public ; elle n’est accueillie que par les applaudissements de quelques amis ; dès la première scène, sa voix, son maintien, son jeu soulèvent des murmures ; elle chante son grand air, et la foule reste muette ; pas un battement de mains ne vient l’encourager ; elle entend même des observations malveillantes. La malheureuse rentre dans la coulisse ; la tête en feu, les artères gonflées, comme prêtes à se rompre. Sa bouche est sèche ; elle boit pour l’humecter, repasse son rôle qu’elle craint ne pas savoir assez ; le public l’attend ; il faut reparaître en scène : dans cette soirée, tout lui est fatal ; son costume ne lui sied pas ; il la fait paraître plus grande et plus maigre qu’elle ne l’est ; toutes les lorgnettes sont braquées sur elle ; ceux-mêmes qui, trois fois, l’avaient trouvée si belle s’écrient : Elle est laide ! L’actrice n’entend pas ces mots ; mais le rapport magnétique qui existe entre l’acteur et le public lui fait comprendre qu’on les a dits ; elle reste atterrée ; les larmes la suffoquent ; un tremblement agite ses membres ; elle voit tout le péril de sa position, et sa terreur en redouble ; cependant il faut chanter… Prenant de la force dans son désespoir, elle chante ; mais sa voix tremble et rend des sons faux. Aussitôt un houra s’élève de toutes parts, et des sifflets achèvent de bouleverser la malheureuse artiste ; elle sent une sueur froide sur tout son corps, n’entend plus l’orchestre ; ses regards épouvantés s’arrêtent sur ces milliers de têtes, dont les rires la bafouent, dont les paroles l’outragent ; elle reste immobile, désirant que le plancher manque sous ses pieds, afin d’être engloutie et à jamais délivrée de ces rires d’enfer, de ces cris de démon. Le brouhaha va en augmentant ; l’infortunée n’entend plus rien ; un nuage se place devant ses yeux, lui cache les lumières ; son sang se refoule vers le cœur ; ses jambes se dérobent sous elle ; faisant un dernier effort, elle s’élance dans la coulisse et y tombe comme morte. Madame Denuelle m’a raconté plusieurs fois sa mésaventure ; l’impression en avait été si cruelle, le souvenir s’en était gravé si profondément dans sa mémoire, qu’assaillie, au cap Horn, par une violente tempête, lorsque tous à bord, en proie au désespoir, voyaient la mort dans chaque vague, elle dit au capitaine : « Oh ! ce n’est pas d’aujourd’hui que je connais la tempête ; vous êtes là comme j’étais sur mes planches… »
Cet événement tua l’avenir de madame Denuelle ; il lui fut impossible de reparaître à l’Opéra ; et, après avoir été engagée au premier théâtre lyrique du monde, son amour-propre d’artiste la porta à refuser tous les engagements qui lui furent proposés pour les théâtres de Lyon, Bordeaux, Marseille ; elle préféra s’expatrier. Elle fut longtemps à la Cour de Louis Bonaparte, en Hollande, et en Westphalie, avec Jérôme. À la chute de l’empereur, elle se trouva sans emploi, joua sur les théâtres de Dublin et de Londres. Depuis 1815 jusqu’en 1825, sa vie ne présenta plus qu’un tissu d’événements, dont plusieurs lui furent funestes… Elle perdit entièrement sa voix et devint trop grosse pour pouvoir paraître sur le théâtre. Sur ces entrefaites, elle s’était mariée avec M. Denuelle, homme doux, poli et très bien élevé. Après avoir essayé de tout pour faire fortune sans réussir à rien, elle se décida à aller au Pérou, espérant que là le sort lui serait moins défavorable. Elle y arriva avec très peu d’argent ; et, ainsi que madame Aubrit de Valparaiso, ce fut encore à Chabrié qu’elle dut de pouvoir s’établir : son hôtel avait prospéré au delà de ses espérances ; lorsque je la connus, elle cherchait à le vendre, désirant revenir en Europe, où elle pourrait vivre à l’aise, avec environ 10,000 livres de rente qu’elle a réalisées. Avec un autre caractère, elle pourrait être très heureuse à Lima. Il n’en est pas ainsi.
Madame Denuelle est douée d’un esprit vif, intelligent ; son cœur, médiocrement sensible, ne s’émeut que dans les grandes occasions. Son éducation, entièrement voltairienne, les rebuffades qu’elle a eues à souffrir dans sa profession, et les trente années de déceptions, de malheurs qu’elle a subies, n’ont pas peu contribué à l’endurcir. Elle n’a jamais eu d’enfants, en sorte qu’aucun sentiment tendre, aucune douce émotion n’est venue jeter quelques fleurs dans cette vie aride, toute d’égoïsme et d’insouciance. Madame Denuelle est généralement détestée à Lima ; ses sarcasmes ont froissé tout le monde ; pas une personne qui n’ait été atteinte ; toutes ont été ridiculisées par ses plaisanteries.
Cette femme a réellement un talent très remarquable pour faire la charge des ridicules, des manies, de la démarche même des individus. Elle se contourne le nez, les yeux, boite, louche, bégaie, prend les tics, tout cela avec tant de vérité et de comique, que c’est à pouffer de rire. Comme on doit bien le présumer, l’exercice d’un semblable talent lui a fait d’implacables ennemis. Beaucoup de personnes font un long détour, afin d’éviter de passer devant la boutique de madame Denuelle, tant on redoute d’être pris par elle pour le sujet d’une de ses caricatures. Elle raconte avec autant de gaîté que d’esprit ; et sa conversation, extrêmement variée, est des plus amusantes. On l’accuse d’être despote dans sa maison, de traiter très mal son mari, d’être âpre, vilaine même avec ses locataires. Ces reproches sont fondés ; toutefois, pour être juste, il ne faudrait pas taire ses bonnes qualités, et on ne lui en accorde aucune ; elle en a, cependant. L’ordre, l’économie avec lesquels elle dirige sa maison ; sa vie sédentaire, laborieuse, sont des traits qui ne devraient pas être omis pour que le portrait fût ressemblant ; qualités d’autant plus remarquables qu’elles se rencontrent chez une femme dont la vie a été aussi dissipée. Mais les hommes ne tiennent compte aux autres que des qualités dont ils profitent.
Madame Denuelle avait alors cinquante-six ans ; elle ne paraissait pas en avoir plus de quarante. J’ai toujours pensé qu’elle se faisait plus vieille par coquetterie. C’est une femme de cinq pieds trois pouces, grosse en proportion, d’une belle carnation, ayant les cheveux très noirs, toutes ses dents, l’œil vif, hardi et méchant, les lèvres minces, le nez retroussé et la physionomie dure, d’une expression sardonique et arrogante. Elle est toujours mise simplement et avec une extrême propreté.
Madame Denuelle me prit en grande amitié. Comme je la connaissais d’après ce que m’en avaient dit MM. Chabrié, David et Briet, et pour en avoir entendu parler à d’autres, je me posai vis à vis d’elle, de manière à lui faire sentir que j’attendais d’elle plus d’égards que d’intimité. Tous mes chers compatriotes et même des Liméniens venaient me prévenir très officieusement de me tenir sur mes gardes, si je ne voulais que madame Denuelle me menât à son gré ; mon sourire à ces propos manifestait assez que je n’avais pas peur de cette influence. J’en obtins effectivement moi-même une telle sur notre hôtesse, qu’elle n’osa jamais me faire une question, malgré son extrême curiosité. Jamais elle ne m’a appelée autrement que mademoiselle Tristan, lorsque plusieurs des messieurs de son hôtel et son mari même m’appelaient souvent mademoiselle Flora ; elle me raconta toute sa vie, toutes ses douleurs, et je suis peut-être la seule personne au monde à laquelle elle a eu le courage d’avouer qu’elle n’avait jamais été heureuse. Quoiqu’elle soit, ainsi qu’on le dit, d’une grande sécheresse de cœur, je me plais à attester ici que je connais deux ou trois traits de sa vie d’un sublime dévouement, et qui prouvent que son ame n’a pas toujours été inaccessible aux sentiments généreux.
Les Français sont beaucoup plus nombreux à Lima qu’à Aréquipa. La plupart s’occupent de commerce ; ils y ont quatre fortes maisons et une vingtaine d’autres en seconde ligne ; de plus, il existe un mouvement continuel de capitaines, de subrécargues et de passagers français allant et venant.
Je le dis à regret : il y a encore moins d’accord à Lima, entre nos compatriotes, qu’à Aréquipa ; tous se détestent, se calomnient et se nuisent autant qu’ils le peuvent. En tête des maisons françaises, je citerai celles de MM. Gautreau, de Nantes ; Dalidou, Martenet, Larichardière, de Bordeaux ; Baroillet, de Bayonne, etc., etc. Il y a une foule d’autres Français, commerçants, artistes, maîtres de toute espèce, artisans, etc. Il y a également beaucoup de Françaises marchandes de modes, couturières, maîtresses de pension, sages-femmes ; tout ce monde cherche à faire fortune, et y réussit plus ou moins bien.
En huit jours, madame Denuelle me mit au courant de tout ce qui se faisait dans la ville. Elle me fit connaître, par ses récits, la majeure partie des personnes, aussi bien que si je les eusse étudiées pendant dix ans. Jamais je n’ai mené une vie plus variée, plus amusante, mais dont, toutefois, je n’aurais pas aimé la continuité : à peine si j’avais un moment pour écrire mon journal ; aussitôt que j’étais seule, madame Denuelle montait à ma chambre, et sa conversation intarissable était aussi instructive que divertissante.
Je déjeûnais et dinais avec les pensionnaires ; la maison réunissait une très bonne société : des officiers des marines anglaise, américaine ou française, des négociants et des gens du pays. Pendant tout le temps que durait le repas, je m’amusais beaucoup : comme j’ai l’ouïe très fine, la malicieuse madame Denuelle, à côté de laquelle j’étais placée, me disait à voix basse les choses les plus drôles, les plus risibles sur toutes les personnes présentes, et cela, tout en faisant, avec grace, les honneurs de sa table, sans que sa figure trahît en rien les paroles qu’elle me soufflait. Après le dîner, elle me racontait des histoires ou copiait les individus, et réussissait toujours à me faire rire jusqu’aux larmes. Ce qui m’avait gagné ses bonnes grâces, c’est que je savais l’écouter ; je n’y avais pas grand mérite, puisque je me plaisais à l’entendre ; mais quel trésor pour une actrice, après dix années d’exil, de rencontrer une personne que son jeu amuse, que ses récits intéressent. Cependant j’avais peu de temps à donner à mademoiselle Aubé. Le matin, je parcourais la ville ; j’allais souvent dîner dans des maisons où j’étais invitée ; et les visites, les promenades, le spectacle, les réunions, les causeries intimes avec mes nouveaux amis prenaient toutes mes soirées.
- ↑ Par le traité de commerce que le gouvernement vient de conclure avec Santa-Crux, les droits sur les vins de France ont été considérablement diminués, et nos soieries ne paieront plus, à leur entrée au Pérou et dans la Bolivia, que la moitié des droits imposés sur les soieries de Chine. Ce traité, qui n’a été fait qu’après que ma narration a été écrite, est contresigné par mon oncle, don Pio de Tristan, devenu ministre.