Pêcheurs de Terre-Neuve/04

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attribué à
Mâcon, Protat frères, imprimeurs (p. 51-69).

IV

DEUXIÈME PÊCHE


Dans la seconde pêche, la boitte se compose de caplans, — petits poissons gros comme des goujons, — au lieu des harengs de la première pêche. J’eus le plaisir de faire partie d’une équipe envoyée dans la montagne pour y ramasser de la brousse ou branches de sapins destinées à être mêlées dans cette boitte et à lui communiquer, paraît-il, un certain parfum capable d’agir sur l’odorat ou le goût de la morue. Cette expédition fut pleine de sensations pour moi. J’étais si heureux d’être à terre que, pour m’en donner l’illusion plus complète, je me tapis dans un creux de rocher, de façon à ne plus apercevoir ni la mer, ni mes compagnons surtout. Pensez que cela m’était donné pour la première fois depuis mon départ de France ! Je m’étais hâté de faire mon fagot. J’eus une bonne demi-heure pour me coucher sur le dos et regarder le ciel, en songeant à d’autres cieux, surtout au ciel qui dominait les têtes de ceux qui m’étaient chers. Je me rappelais la différence d’heures de mon pays et de celui-là. À un moment même je passai mon temps à tailler une branche pour la piquer en terre dans le prolongement plus ou moins approximatif de la corde qui devait sous-tendre l’arc terrestre qui partait du point où j’étais pour finir à la maison de mes parents. Que voulez-vous, je sentais que la terre est ronde ; tous les marins, même les plus ignorants le sentent — bien qu’ils ne soient pas tous capables de le penser abstraitement, — puisqu’ils en font le tour. Bientôt le chef d’équipe donna le signal du départ : je partis comme les autres avec un ballot de brousse sur le dos. Il était lourd ; mais, outre la gloriole de porter une aussi grosse charge que des hommes mûrs, la pente très raide de la montagne me permit de le faire rouler devant moi pendant la plus grande partie de la route.


La boitte est faite, et nous voici repartis. À peine sommes-nous parvenus sur le Banc que nous tombons sur un groupe de sept ou huit navires à l’ancre. Le capitaine juge que le fond doit être bon puisqu’il y en a tant qui s’y tiennent. On mouille donc, et on élonge les lignes. C’était un vrai fond de morues, en effet. Le lendemain matin, chaque chaloupe fut obligée de lever ses lignes en deux fois, et revint, à chaque tour, chargée à couler. Quatre mille morues sur le pont ! Du coup, je comprends l’utilité des grandes bottes ; malgré le beau temps, il faut encore revêtir son cirage : on en a partout jusqu’au ventre. Il n’y a guère que l’extrême avant et l’extrême arrière du navire qui soient à peu près libres. — Après un déjeuner rapide, je monte dans le parc débordant de morue : je n’ai pas à me baisser pour la prendre, elle m’atteint la poitrine. Le moindre roulis m’emporte avec cette masse gluante. Le capitaine et le second sont à l’établi : je vais donc décoller pour entretenir deux trancheurs ; heureusement les deux n’en valent pas un bon, et je réussis à les suivre sans trop de peine en commençant ; mais vers la fin, on est obligé de me stimuler par quelques volées de coups de bâton. La séance dure un temps infini : entré dans mon parc vers dix heures du matin, il est près de onze heures du soir lorsque j’en sors pour souper. On ne s’est interrompu que pour une collation rapide, et pour absorber quantité de boujarons. Pour une première journée, me voilà bien sur les dents. Je n’ai plus la force de manger. Depuis le lever, cela fait à peu près vingt-deux heures ! Du reste, je vois des hommes faits qui ont l’air aussi exténués que moi, qui n’ai pas dix-sept ans.

Je gagne péniblement mon grabat, où je goûte un repos tourmenté. L’épouvante de ce travail et des coups qui m’attendent si je ne le domine me suit en dormant. Mes deux ou trois heures de repos ne sont qu’un affreux cauchemar. La réalité dépasse donc tout ce qu’on m’avait annoncé.

Il n’est pas trois heures du matin qu’il faut recommencer. Véritable paquet de douleurs, je me traîne derrière avec les autres afin de boire une gorgée d’eau de feu qui est aussi une gorgée d’oubli. Un matelot me tire à part et me dit : « Il ne faut pas te laisser aller comme ça, mon grand garçon. Cela ne durera pas, et puis si cela durait, le navire serait bientôt chargé et la campagne finie. » Il m’est bien égal que le navire charge ou non ; mais je ne suis pas moins reconnaissant à celui qui vient de me témoigner quelque pitié. — J’aide à expédier les chaloupes, et je fais des vœux pour qu’elles ne rapportent plus tant de morues. Ensuite je descends dans la cale, où il faut remplir les mannes à boittes et, pour cela, me résoudre à plonger dans le sel mes mains brûlantes et tout écorchées par le travail de la veille. Que sera-ce donc dans quelques jours si cela continue ? La douleur me fait verser des larmes. Mais j’entends le second qui crie contre ma nonchalance, et pris subitement d’un accès de courage désespéré, je remplis mon office avec rage et j’ai fini très vite.

Les chaloupes sont revenues moins chargées : trois mille morues seulement ; mais c’est encore beaucoup trop pour moi. — On s’y prend mieux que la veille ; le travail s’expédie avec plus de rapidité. Cependant mes forces diminuent. Par moments je ne peux plus suffire à ma tâche. Je sens mes tempes se gonfler et mes oreilles bourdonner ; mais derrière mon dos, on agite le bâton — un manche de piquois, gros comme le poignet — afin, comme on dit, « de me donner de l’huile de bras. » Un instant je me bute, n’en pouvant plus. Les coups me font demander grâce. On rit de mes cris en les imitant. « Tiens, attrape, rosse, feignant. Je parie qu’il va appeler sa mère, l’imbécile. » — Je vois encore rouge rien qu’à vous raconter ces scènes.

Mais je ne devais pas espérer d’échapper à ma fonction. Marche ou crève est le mot qui se dit là, et qui se vérifie. Tout juste l’année précédente, non avec le même capitaine, mais sur le même navire, mon prédécesseur comme décolleur — un jeune homme de vingt ans — avait été encore roué de coups la veille de sa mort, et le matin même, comme il s’était déclaré incapable de se lever, le second du bord était venu dans le poste de l’équipage et lui avait asséné, dans son lit, plusieurs coups de bottes sur le ventre. « Frappez plus fort, suppliait le malheureux. Tuez-moi tout de suite, je ne demande plus autre chose. » — Enfin, on le laissa. Lorsque les chaloupes revinrent, il était mort.

Il faut reconnaître qu’il y a pourtant une excuse à ces brutalités. Dans un milieu où chacun a déjà plus qu’il ne peut porter de souffrances physiques, il ne reste guère de place pour le sentiment. À quoi aboutirait-on avec du sentiment ? La règle inéluctable, le seul principe qui résiste là est que chacun doit faire ce qu’il s’est engagé à faire. — Aussi c’est là qu’on les voit, les vrais bons, non les bons après bien dîner, mais les bons par pure volonté. Prendre sur la faim et la soif, sur ses blessures, sur tout un corps qui tressaille de douleurs, pour venir volontairement en aide à celui qui vous semble supporter plus difficilement que vous-même son fardeau de souffrances : voilà de l’héroïsme. Ils sont rares, dans la marine comme ailleurs, ceux qui le font. J’ai pourtant vu des matelots qui m’ont produit l’effet de pères et dont je me suis toujours approché avec des sentiments de petit enfant. Mais ce ne fut guère dans ma première année de navigation. Je ne sais vraiment où notre capitaine, qui était pourtant un assez brave homme, avait décroché ce ramassis de forbans. Même à distance, je n’en vois guère que deux qui trouveraient grâce devant mon jugement.


Pendant près d’une semaine, la pêche donna assez ; les journées me parurent longues et lourdes. Je n’en ai cependant gardé qu’un souvenir vague. Je vécus comme anesthésié par la douleur et par l’alcool. En temps de pêche normale on boit en moyenne, chaque jour, un litre de cidre, un demi-litre de vin et un quart de litre d’eau-de-vie : pour le vin et l’eau-de-vie tout au moins on augmente les rations dans la proportion de l’ouvrage. La limite est dans la capacité de chacun ; il faut arriver à ne plus sentir son mal, tout en gardant la faculté d’accomplir sa tâche. Ce point d’inconscience, je l’atteignais quant à moi vers le milieu du jour, après le déjeuner. Car le matin, pendant l’absence des chaloupes, j’obtenais du saleur, cambusier du bord, selon la coutume, qui était mon compatriote et quelque peu mon ami, j’obtenais d’échanger mon eau-de-vie contre du vin. Il me donnait plus d’un demi-litre de vin pour une quinzaine de centilitres d’eau-de-vie, qui me revenaient avant le déjeuner. Vous dire avec quel bonheur, enfiévré comme je l’étais, je sentais descendre ce liquide dans la fournaise de mon estomac, serait difficile. Ceux-là seulement peuvent le comprendre qui ont expérimenté la fièvre et la soif alors qu’ils n’avaient pas d’eau potable à leur disposition, — ce qui était le cas le plus fréquent pendant les chaleurs de la seconde pêche. Nous n’avions pas de ces caisses en fer dont les longs-courriers sont munis, et grâce auxquelles ils peuvent toujours conserver fraîche leur eau douce ; nous n’avions que des pièces en bois dans lesquelles la nôtre se putréfiait très vite aux approches de la chaleur.

Pour moi comme pour tous, le moment le plus pénible était celui du lever. Échauffé par le travail ou par les boissons, on se traîne encore. Mais reprendre son chemin de croix après un court sommeil, pendant lequel vous n’avez guère eu le temps que de vous dégriser et tout au plus de rafraîchir votre capacité de souffrir : cela est horrible. À ce moment-là, j’ai vu de vieux matelots pleurer de misère. De leurs mains toutes déchirées, toutes pantelantes, ils ne pouvaient même pas arriver à se boutonner. Leur premier fait, arrivant sur le pont, était de les plonger dans l’eau pour en calmer la fièvre. Malheur à ceux qui s’embarquent là dedans, et dont le sang n’est pas pur ! La moindre écorchure, la moindre piqûre devient une plaie qui s’élargit sans cesse et s’approfondit jusqu’aux os. Et comme on se pique tous les jours, les mains finissent par passer tout au vif comme des entrailles fraîchement arrachées. Il arrive que le capitaine mette du vin sucré dans un vase et force les plus malades à s’y tenir les mains. — Il faut se lever quand même. Si on veut en sortir, le moyen n’est pas de s’écouter souffrir. Dame ! les malédictions ne manquent pas. Quelquefois la note gaie reprend le dessus. « Dis donc, un tel, fait un loustic à celui qui geint le plus fort, sais-tu ce qui est excellent pour tes mains, eh bien ! c’est de l’onguent de couverture. — J’ai bien la couverture, reprend l’autre, mais je n’ai pas l’ordonnance. » — Puis un autre : « Quel est donc l’animal, l’infernal monstre qui a inventé ce joli métier ? — C’est une nonne. — Une jeune ? — Non, une vieille ! Et un troisième affirme que ce dut être un curé qui voulait faire aller les hommes au ciel sans confession, etc. » Je suis obligé d’en passer et de plus raides… Après un nombre suffisant de jurons, on arrive à se mettre sur pied et on reprend une besogne qui ressemble de tout point à celle de la veille, et qu’on ne sait que trop par cœur.


Au bout d’une dizaine de jours, ce fut tout à fait fini avec les pêches fructueuses. On retomba dans les journées de deux cents morues, et sans cette abondance des premiers jours, nous n’aurions rapporté qu’une cargaison ridicule en fin de compte. Le produit de la seconde pêche doit pourtant être beaucoup plus riche que celui de la première, si on veut que la campagne soit rémunératrice. Ce ne fut pas précisément notre cas. En trois mois de seconde pêche, nous atteignîmes, si j’ai bonne mémoire, le chiffre de 28,000 morues, tandis que la première pêche en avait rapporté 14,000 en cinquante jours environ. De pareilles campagnes pour un navire de deux à trois cents tonneaux payent à peu près les frais d’armement : ce qui signifie qu’au retour les hommes — qui naviguent tous à la part — peuvent s’attendre à ne pas toucher grand’chose. Des avances reçues lors du départ — et qui s’élevaient à quatre cents francs pour les matelots, à deux cents pour les novices, et à cent pour le mousse — les familles n’ont touché que le surplus des frais d’équipement. Pour plus d’une, ce surplus n’a guère suffi qu’à payer les dettes de l’hiver précédent. Rentrer les mains vides, dans la morte saison du travail, près d’une femme et de petits qui ne sont pas moins impatients du pain que votre retour représente pour eux que de vos caresses d’époux ou de père, cela n’est pas gai, n’est-ce pas ? Et cela vous explique aussi beaucoup de ces duretés de la vie du Banc dont le simple récit vient peut-être de vous faire crier les nerfs. On n’est pas venu là pour s’apitoyer les uns sur les autres. Coûte que coûte, il faut profiter des jours où la morue donne, charger le navire si possible, afin de rapporter trois ou quatre cents francs aux siens ; sinon la joie du retour sera singulièrement affaiblie par la perspective d’un hiver sans pain : ce sera misère sur misère.


Avant de quitter ce Grand Banc, lieu de souffrances intenses, mais dont il m’est quand même doux de me souvenir, je voudrais vous dire encore quelques mots des impressions que j’y ai éprouvées la nuit, lorsque je faisais le quart ou lorsque je couchais dans la chaloupe.

Coucher dans la chaloupe, cela n’est pas ordinaire, et n’arrive guère qu’en seconde pêche, quand on est tombé sur un fond d’abondants coquillages, dont la morue se nourrit volontiers, mais qui volontiers, eux aussi, se nourrissent de la morue prise aux hameçons. En ce cas, si les lignes restent plus de trois ou quatre heures sur le fond, on est à peu près certain de ne ramener que des squelettes : n’ont échappé à l’action de ces myriades de suceurs que les morues qui ont eu la bonne idée de se prendre à la dernière minute, les moins nombreuses justement. Pour obvier à cet inconvénient, on élonge tardivement et quand on est au bout du tentis, au lieu de revenir à bord comme d’ordinaire, on met à l’ancre et on se couche habillé dans la voilure de la chaloupe. En fait de précautions, on a pris soin d’allumer une lanterne de fer blanc, rouillée, on le pense bien, comme tout fer exposé aux effluves de la mer, et à vitres de corne à peine translucides. Espérons que les navires qui sillonnent le Banc apercevront ce triste ver luisant et daigneront dévier de quelques mètres, afin de ne pas couler la malheureuse coquille. Espérons aussi que le baromètre n’aura pas trompé le capitaine et que l’expédition des embarcations reposait sur une certitude de beau temps bien fondée. Vraiment il ne serait pas gai d’être pris par un coup de vent en pleine nuit et pleine mer, à sept ou huit kilomètres du bord. — Toute brise un peu fraîche amène des grognements de la part de plus d’un. Le froid aussi en amène : après deux heures de sommeil dans ces conditions on a les membres raides, croyez-le, même lorsqu’il fait très beau ; à plus forte raison lorsqu’il pleut ou que le temps est simplement froid. — Mais j’aimais, quant à moi, cette vie-là. Je l’ai menée une vingtaine de nuits consécutives, pendant ma seconde année de pêche. Contrairement aux recommandations de tous les vieux qui disaient que la lumière de la lune et des étoiles est très mauvaise pour les yeux quand on couche dehors, et qui prenaient soin de remonter les voiles par-dessus leur tête, je ne me suis jamais endormi sans rêver longtemps les yeux grands ouverts devant cette voûte céleste, étoilée ou sombre, que les secousses rapides de la chaloupe faisaient paraître d’une extrême mobilité. Et puis, il était si agréable de rentrer tôt à bord, de finir tôt son travail et, par suite, de pouvoir s’oublier à lire quelques heures pendant l’après-midi ! À mon avis, on ne perdait pas à payer ce plaisir de quelques risques, et, en outre, tout danger, quel qu’il soit, lorsqu’il me laisse le loisir de le poétiser à ma façon, me plaît.


Quant aux quarts de nuit à bord du navire, j’ai déjà raconté que les hommes s’y succèdent de deux heures en deux heures. Le tour revenait toutes les trois nuits. Tantôt on a le quart du soir, tantôt celui du matin, et tantôt un intermédiaire. Je n’ai guère besoin d’expliquer que ce sont les quarts extrêmes qui valent le mieux. Pour ne parler que de conditions normales, ce sont de dures nuits, par exemple, que celles qui, partant de neuf heures du soir pour finir à trois heures du matin, sont interrompues par les quarts de dix heures à minuit, ou de minuit à deux heures. Celui qui vous appelle a souvent fort à faire pour vous amener à prendre pied. Enfin, quand on y est, si la rêverie dit quelque chose, on peut s’en payer. — Seul dans la nuit claire ou noire, quand toutefois je ne me sentais pas envahir par le sommeil, j’en ai forgé des images… j’allais dire plus de tristes que de gaies, mais au fond je ne sais trop. D’abord il s’agit ici surtout de ma seconde année de pêche, où je fus bien moins malheureux ; — la première campagne, comme j’étais novice, je ne faisais le quart qu’accidentellement et pour remplacer des hommes malades. — Et puis la tristesse, comme la joie d’ailleurs, est chose bien relative. La vraie tristesse est le sentiment qui résulte de la contrainte de l’esprit ou de la liberté qui fait notre fond. La matière sur laquelle notre esprit joue importe peu, pourvu qu’il joue ; car il faut qu’il joue ; mais comme il ne le peut guère qu’avec les objets de son expérience journalière, on a le droit d’affirmer, pensons-nous, que même pour les gens profondément malheureux, la simple tristesse d’imagination est un bonheur. Toute âme agissante est heureuse : un triste qui rêve n’est donc plus triste, puisque son esprit se donne carrière.

Que de fois donc — quand j’avais enfin réussi à chasser le lourd sommeil, ou si vous aimez mieux, quand au moyen d’ablutions avec de l’eau de mer fraîchement tirée, j’avais ramené mes paupières au volume qui me permettait de tenir sans effort mes yeux bien ouverts, — que de fois je me suis perdu, si j’ose dire, dans l’âme des choses qui m’entouraient au point de m’oublier et de demeurer stupéfait lorsque me revenait tout à coup le sentiment de mon moi ! Ce navire, je le regardais comme un être vivant, ou bien j’en faisais comme un prolongement de mon propre corps. J’étais religieux alors, ou, pour mieux dire, je l’étais en un sens beaucoup plus spécial que maintenant, et, dans l’obscurité pleine de silence, les croix superposées de la mâture, les grincements qui en partaient à chaque houle, me paraissaient comme l’élan et le cri douloureux de la matière vers Dieu, et symbolisaient à merveille mes aspirations vers l’infini. Quelquefois, accoudé sur la lisse, je regardais la surface de la mer, je m’interrogeais sur les causes et les fins de la vie qui grouillait là-dessous, et, bien entendu, je ne trouvais pas de réponse. J’enviais presque ces êtres de n’avoir d’autre conscience que celle du moment. D’autres fois, je m’amusais à compter les nombreuses baleines qui venaient respirer à la surface et qui, de plusieurs kilomètres, faisaient entendre leur gros souffle à travers le silence des nuits calmes. Il y avait des nuits où ce bruit ne discontinuait pas. Bref, ces quarts tranquilles représentaient comme autant d’éclatantes revanches de mon imagination contre le dur labeur qui l’avait comprimée dans le jour. Il m’est arrivé plus d’une fois d’oublier les heures et de faire une portion de la veille de mon successeur, qui ne s’en plaignait pas.

Ainsi allaient les choses quand il faisait beau et que je n’étais pas fatigué outre mesure. Dans ce dernier cas, véritable somnambule, je me traînais sans trêve pendant mes deux heures, certain que si je m’asseyais une minute, j’allais m’endormir et peut-être me laisser surprendre par le capitaine ou le second qui auraient eu grandement raison alors de m’administrer une verte correction. Car ces veilles, elles sont loin d’être superflues à bord d’un navire mouillé en plein Océan, et sur le passage même de la plupart des transatlantiques anglais, suédois, norvégiens, allemands, français et américains, sans compter les navires à voiles plus nombreux encore, qui passent aussi sur le Grand Banc. Aussi les abordages sont-ils nombreux chaque année dans ces parages[1]. Il y a un danger extrême à s’endormir même par un temps clair. Quand on voit les feux d’un navire en marche, le premier devoir est de s’assurer du bon fonctionnement du fanal placé en tête du mât de misaine dans tout navire à l’ancre, et si celui qui marche n’a pas l’air de vous apercevoir, alors qu’il vient sur vous, on doit se tenir près de la cloche du bord et sonner de toutes ses forces aussitôt qu’il vous semble qu’il est suffisamment rapproché. La cloche quand on est à l’ancre et le sifflet ou la corne quand on est en marche : tel est le règlement. Quelquefois ces maudits vapeurs m’ont mis dans des transes abominables : il y a longtemps qu’ils vous ont aperçu, mais ils ne daignent changer leur route qu’à la dernière minute, pendant que vous vous morfondez entre la peur du ridicule d’éveiller tout le monde de votre bord avant le danger réel, et celle de laisser couper votre navire en deux.

Cependant les abordages par temps clair sont tout à fait rares. Mais dans les brumes dont j’ai parlé, il faut ouvrir, non les yeux, qui ne peuvent servir, mais les oreilles, afin de percevoir le bruit des cornes des bateaux voiliers, et des sirènes des vapeurs. Alors il ne faut plus quitter les environs de la cloche, et la consigne est de sonner sans hésiter dès qu’on a entendu quelque chose. Une fois, dans ma première campagne, par une nuit de brume de moyenne épaisseur, nous fûmes ainsi réveillés par la cloche et les cris de l’homme de quart : un vapeur monstre, auprès duquel — était-ce l’effet de la nuit ? — il nous sembla que notre navire aurait pu jouer le rôle de chaloupe, passa à quelques mètres de nous. Il aurait pu nous couper sans nous voir tant il était haut. — À la responsabilité que suppose la fréquence de ces abordages, si j’ajoute que les chaloupes demandent souvent une grande surveillance et que souvent aussi, il faut filer de la chaîne ou du câble, vous comprendrez que le quart ne soit pas toujours une occasion de rêveries.


J’ai dit maintenant les principales péripéties de la vie du Banc. Pour revenir à mon récit, notre pêche resta jusqu’au bout au-dessous du médiocre. Le capitaine voulait faire durer la saison d’autant plus longtemps qu’il devait retourner à Saint-Pierre prendre les derniers passagers de notre armateur, c’est-à-dire que nous ne devions pas faire voile pour la France avant les premiers jours de novembre. Spéculation qui réussit rarement. Les chances de bonne pêche diminuent à mesure que la boitte vieillit, et septembre vous ménage de brutales surprises, particulièrement aux approches de l’équinoxe. Ce fut ce qui nous arriva.

Vers le 15 de ce mois, en effet, nous fûmes assaillis par une tempête plus forte qu’aucune de celles que j’avais vues jusqu’alors. Elle dura deux jours. Ce fut un vrai coup de balai sur le Banc : aucun navire ne réussit à tenir l’ancre, et plusieurs furent perdus. Dès les premières heures de la tourmente, nos chaloupes coulèrent ; et ce fut ainsi, entre deux eaux, qu’elles supportèrent tout l’ouragan. Le soir du premier jour, j’avais longuement contemplé le spectacle grandiose d’une mer vraiment en furie, et je m’en étais comme grisé. Les tempêtes, et toutes les choses énormes d’ailleurs, n’ont jamais manqué de me mettre hors de moi. Mon enthousiasme fit croire à plus d’un matelot que le cambusier m’avait gratifié de quelque ration supplémentaire. Il n’en était rien pourtant. Mais je bavardai comme une pie, aussi longtemps qu’on voulut m’écouter ; et je me permis même, — moi qui n’ouvrais généralement la bouche que pour répondre aux questions qui m’étaient posées —, de « blaguer » les vieux qui avaient peur. J’obtins un certain succès. Vers minuit, je dormais profondément quand je fus violemment arraché de l’espèce de niche à chien qui me servait de lit. Il parait que tout le monde était sur le pont depuis une heure. Un navire « banquais », qui avait brisé ses chaînes, venait droit sur nous, et pendant un quart d’heure on s’était tenu hache en mains, prêt à couper le câble pour fuir devant lui. Il avait fini par apercevoir notre fanal et accomplir les manœuvres nécessaires pour nous éviter, et ceux qui n’étaient pas de quart étaient venus se recoucher. Ce fut alors qu’un matelot s’aperçut qu’un novice s’était permis de ne pas entendre l’appel et de dormir, pendant que tout le monde avait failli travailler. C’était le monde renversé. « Ah ! je vais t’apprendre, me dit-il, en m’expédiant sur le pont, sans me laisser une minute pour prendre bottes ni cirage, je vais t’apprendre à faire le beau parleur !… Ça fait des discours, et puis ça dort quand ceux qui valent mieux que lui sont sur le pont ! Est-ce que le moule de ta culotte est plus précieux que le mien par hasard ? Eh bien ! va le rafraîchir à ton tour ! » Sur l’heure, je trouvai l’aventure mauvaise, mais depuis j’ai su gré à celui qui m’a si bien fait sentir que les discours ne mènent à rien.

Au matin de cette même nuit, le câble, qui était filé jusqu’à la dernière extrémité, se rompit, et, bien entendu, fut perdu avec toute la chaîne qui était dehors, ainsi que l’ancre. C’était une perte de plusieurs milliers de francs, dont l’équipage devait subir le cinquième, plus sûrement que récolter le cinquième de bénéfices, problématiques déjà avant cette perte. En plus, les lignes étaient dehors, qui représentaient elles aussi une valeur de trois ou quatre mille francs. On mit donc le navire en panne pour ne pas s’en éloigner trop. Le vent se calma dans la soirée, et dès qu’on put porter quelque toile, on refit la route opposée à la dérive effectuée pendant la tempête. Le lendemain, on fut assez heureux pour apercevoir les bouées. Les tentis furent tirés avec une seule chaloupe ; l’une des deux avait tellement souffert pendant le coup de vent qu’on ne jugea pas qu’elle valût la peine d’être relevée. Grâce à l’entrain puisé par tous dans le sentiment que cette campagne de malédiction était enfin finie, le soleil était encore haut lorsque le cap fut mis sur Saint-Pierre. La situation était bien acceptée, tout le monde avait fait son deuil des bénéfices ; tout le monde était donc content : mais je doute fort que les soupirs de satisfaction de tous, réunis, aient pu égaler le mien.

  1. Il ne se passe guère d’années, en effet, où l’on n’ait à enregistrer quelques pertes de bateaux de pêche coulés de cette façon. Les règlements internationaux ordonnent bien de ne marcher sous la brume qu’avec des vitesses données (huit ou dix nœuds, si je ne me trompe) ; mais allez les faire observer à des commandants de paquebots construits pour filer de quinze à vingt nœuds, commandants qui reçoivent des primes quand ils arrivent au terme de leur voyage avant le jour marqué, et des amendes lorsqu’ils sont en retard. — Il y aura des abordages sur le Banc tant qu’on n’aura pas prescrit aux navires de marche un itinéraire qui les éloigne des lieux de pêche.