Pêcheurs de Terre-Neuve/05

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attribué à
Mâcon, Protat frères, imprimeurs (p. 71-80).

V

RETOUR


On resta plus d’un mois sur la rade de l’île ; c’est dire qu’on eut du temps pour décharger une maigre pêche et la remplacer par des tas de caisses de marchandises et d’objets divers que nous devions rapporter en France. Plusieurs fois nous allâmes travailler à « l’habitation » de notre armateur. Mais cette terre ne me disait plus rien au moment de repartir pour la vraie, pour celle que j’avais désespéré de revoir. J’eus cependant l’occasion d’y voir à l’œuvre des jeunes gens plus malheureux que je ne l’avais été ; je veux parler des « graviers », enfants de douze à dix-huit ans qui font sécher la morue sur de vastes champs de galets appelés « graves ». Je ne sais au juste dans quels coins du Finistère et du Morbihan on raccole ces pauvres travailleurs, au prix dérisoire de cinquante à cent francs pour toute une campagne. Du lever jusqu’au coucher du soleil, ils marchent ou plutôt ils courent sous la surveillance et au son des appels stridents du sifflet du chef de grave. Celui-ci n’était pas mis là pour sa tendresse de cœur. C’était généralement un homme bien musclé, solide, et il le fallait : plus d’un, dans les temps passés, avait eu à subir les assauts des graviers révoltés, et ne s’en était tiré qu’au prix de membres brisés, sinon au prix de la vie même. Vous pouvez croire cependant qu’il y a eu infiniment plus de graviers tués par leurs chefs que de chefs par leurs graviers. Là, comme ailleurs, les vengeances terribles, celles qui comportent mort d’hommes, lorsqu’elles sont exercées par les inférieurs sur les supérieurs, sont le signe et la répercussion d’injustices et de mauvais traitements excessifs, l’efflorescence de haines longuement provoquées d’une part et longuement contenues d’autre part. Mais tout cela était en voie de changement : les mœurs allaient s’adoucissant. Il devenait déjà fort difficile de tuer un homme, fût-ce un gravier de douze ans, dans une colonie de quelques kilomètres carrés, où les autorités et le gouverneur ne pouvaient ignorer les événements de quelque importance. Je crois bien que les douleurs de leurs anciens ont enfin acheté des traitements à peu près humains aux graviers d’aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, leur sort, en 1876, me fit du bien par comparaison avec le mien ; car le mien avait au moins pour explication, sinon pour excuse, la vie en mer avec ses dures nécessités. Je vois encore les cabanons ignobles et remplis de vermine où ils couchaient ; les baquets autour desquels ils s’agenouillaient ou s’asseyaient, par terre, en rond, pour manger les soupes et les mets grossiers qui ne varient jamais. Bref, une impression de chenil, ou plus précisément de porcherie mal tenue, voilà ce que j’ai rapporté de ma petite excursion à travers ces taudis. Cela vous avait je ne sais quel air d’esclavage qui révoltait en pays tout français, tout habité par des Français. Je n’ai pas eu d’aussi profonds dégoûts dans les pays à moitié sauvages et devant des cases de travailleurs pour lesquels l’esclavage n’était encore supprimé qu’en droit. L’esclavage et les mœurs barbares s’acceptent au moins comme des nécessités de fait, transitoires, temporaires, là où l’on sent que l’homme n’est pas encore capable de civilisation, n’est pas mûr pour la liberté.


Juste le jour de la Toussaint, les marchandises furent achevées d’embarquer. Il tomba beaucoup de neige ce jour-là. La température du départ se trouva ainsi tout d’un coup semblable à celle de l’arrivée.

Le lendemain les passagers furent amenés à bord ; ils étaient une centaine : il y avait quelques artisans et quelques petits pêcheurs de l’île, mais surtout des graviers. J’aurais bien à parler de la façon dont on empile toute cette chair humaine à bord de navires non construits pour un service de passagers ; qu’il me suffise de dire que, sur une surface à peine suffisante pour coucher cette centaine d’hommes, on avait laissé entre les marchandises et le pont une hauteur d’un mètre cinquante environ. Les malles et caisses de ces passagers prirent une bonne moitié de l’espace libre. Par-dessus on mit encore les paillasses et couvertures de ceux qui en avaient, si bien qu’en définitive il ne resta aux hommes que la hauteur nécessaire pour se tenir couchés, et qu’ils n’avaient plus d’autre moyen de gagner leurs gîtes que de s’y traîner, à partir du petit panneau, en rampant sur le ventre. Mais pour excuser les armateurs, il faut ajouter que le prix du retour de Saint-Pierre en France dans ces conditions était généralement d’une quarantaine de francs.


Tout est à bord, marchandise morte et marchandise vivante ; mais voici une brume intense et un « calme blanc ». Inutile de partir, puisque le navire ne saurait faire un mètre de route. Cependant on décide de lever les ancres et de se déhaler jusqu’à l’une des deux entrées de la rade. Dans l’après-midi, le baromètre baisse subitement ; un coup de vent d’Est, c’est-à-dire tout à fait contraire pour nous, est annoncé. On mouille trois ancres et on en prépare une quatrième, car il importe absolument de ne pas chasser, quand on n’est qu’à quelques mètres des rochers.

La tempête s’élève à la chute du jour et dure toute la nuit. Je fais le quart de deux à quatre heures du matin : sur rade il n’y a que le capitaine et le mousse qui en soient exemptés. La consigne était de prévenir si le vent fraîchissait, et si le navire paraissait se rapprocher de la côte, qui se dressait là tout près, à une trentaine de mètres. Ce que j’ai eu d’inquiétude pendant ces deux heures ! et comme je me suis fatigué les yeux à estimer la distance de cette côte toute à pic et haute de plus de quatre-vingts mètres, sur laquelle nous pouvions être jetés, et à prendre des points de repère pour reconnaître si nous « chassions » ou non ! Et je pensais qu’il était bien imprudent de me commettre à une veille pareille, moi, tout jeune et dans les sens duquel la vie des choses qui se passaient ou pouvaient se passer n’avait pas suffisamment pénétré. Chef d’orchestre à sa manière, un vieux loup de mer sent la moindre fausse note, la plus petite discordance dans un tel concert d’éléments déchaînés, alors que l’intelligence du jeune homme qui n’a pas l’expérience des choses en est réduite à fonctionner sur des données purement imaginatives. Je veux perdre mon nom si je ne suis pas allé cinquante fois voir l’heure dans « l’habitacle », tant j’avais hâte d’avoir fini. J’aimais mieux que le navire se mît à la côte sous la surveillance d’un autre que sous la mienne. Mais je m’exagérais sans doute le danger, et puis nous étions abrités par l’Île aux Chiens qui ferme la rade : le navire tint bon. Au jour, le vent s’était adouci et avait tourné au Sud. Avant midi, les ancres furent levées, et adieu Saint-Pierre !


À partir de ce moment, la joie m’a changé ; mes compagnons ne me reconnaissent pas et moi-même je me sens tout différent. Dans quinze jours nous serons à Granville, peut-être avant ! Si je suis dégoûté de la pêche, je ne le suis pas de la navigation. Et je rêve toujours de long-cours, et je pense que je m’y engagerai l’année suivante, que je deviendrai capitaine et qu’un jour j’aurai sous les pieds un navire ou je serai « maître après Dieu », selon l’expression consacrée.

Les hommes sont plus doux au retour ; j’en profite pour me faire expliquer des tas de choses sur la manœuvre. J’apprends à travailler le « filin » (le cordage), à faire des épissures, des tresses et des nœuds de toutes sortes. J’apprends aussi à gouverner le navire et je suis très fier de faire la barre, puis le bossoir, à tour de rôle, comme messieurs les matelots. Un jour je me distingue par mon agilité dans la mâture, et je pleure presque de joie en entendant dire par le bosseman : « Quel matelot ce sera ! » Savoir reconnaître les mérites des gens est un puissant moyen de se faire pardonner ses torts. Ce bosseman était une vraie brute, et c’était peut-être de son fait que j’avais eu le plus à souffrir ; c’était lui, entre autres, qui m’avait placé sur le siège aérien dont j’ai parlé au début, mais il était bon marin, et par ce mot il me fit tout oublier. Bref, je me dilate, et je ne suis plus du tout le pauvre être triste et renfrogné que je m’étais montré presque toujours. Cependant le navire va bon train. Il est rare que sa vitesse tombe au-dessous d’une dizaine de nœuds.

C’est la saison des vents de « noroît ». Derrière nous, par la hanche de bâbord, l’horizon se charge sans cesse de gros cumulus que les matelots appellent des « balles de coton ». « Encore un qui nous apporte du bon vent », disent-ils ; et, quand le grain fond sur nous : « Vente donc, vieux bon Dieu, décorne les bœufs, plus fort, plus fort encore ; nous sommes prêts à te recevoir ; vent arrière fait la mer belle. » On est prêt, en effet, les haubans et les galhaubans du mât de misaine, — celui qui travaille le plus par le vent arrière —, ont été ridés au départ ; on a préparé des « pataras », espèce de galhaubans supplémentaires et mobiles, dont on se sert pour soutenir temporairement les parties de la mâture qui ont le plus à souffrir quand on force de toile. Et puis on manœuvre avec un cœur et un entrain parfaits. Les passagers, qui étouffent dans la cale, sont toujours sur le pont et tirent sur les manœuvres avec les matelots. Tout s’accomplit magiquement. La gaieté est proportionnée à la vitesse du navire. Pour moi, dès que j’ai une minute, je ne me lasse pas d’aller me coucher à plat ventre sur le gaillard, la tête en dehors, à côté du beaupré. Je ne peux me rassasier de contempler cet énorme bourrelet d’eau et d’écume que fend l’étrave et que refoulent les joues du bateau. On dirait une monstrueuse charrue à double versoir, entraînée par une force immense, qui ouvre son sillon à travers la plaine sans fin. « Ô ma vieille Élisabeth ! je te demande pardon de t’avoir maudite. La leçon est finie, n’est-ce pas ? Je vois bien que tu te hâtes pour me ramener au port. Ta vieille carcasse m’aura tout de même été une école virilisante. Et je te bénis maintenant ! » — Appelez cela, si vous voulez, des hallucinations ou de la folie ; tels étaient bien les monologues que je lui débitais, et il m’arrivait d’embrasser le vieux navire qui filait si bien.

C’est sur ce gaillard que j’ai pensé pour la première fois que la douleur et la mort ne peuvent faire trembler que ceux qui n’ont pas lié avec elles une assez intime connaissance. La douleur : j’y étais entré jusqu’au point où elle se transforme en insensibilité ; je savais désormais qu’il y a une capacité de souffrance déterminée pour chacun, une capacité au delà de laquelle il n’y a plus rien. La mort ! Plein de santé et d’aspirations, je l’avais regardée bien en face, je m’y étais attendu souvent ; j’en avais par suite épuisé toutes les craintes. — La vie pouvait me réserver ce qu’elle voudrait désormais ; j’étais au-dessus de ses déceptions. Je n’aurais jamais eu peur de rien, si j’avais toujours su garder ces idées présentes.


Mais les épreuves n’étaient pas aussi finies que nous le pensions tous. Le retour aurait été trop heureux pour cette campagne de malechance, si le vent s’était maintenu ; nous ne devions pas rentrer de sitôt dans le port. En huit jours, nous avions été poussés jusque sur les Sondes, un banc de l’Atlantique situé vers la longitude des Açores, c’est-à-dire que nous n’étions plus qu’à une centaine de lieues des côtes de France. Là nous restâmes une vingtaine de jours, entre des alternatives de calmes et de forts vents de bout. Plus qu’à tout autre navire, les vents de bout étaient funestes au nôtre. L’Élisabeth était bonne marcheuse, mais très mauvaise louvoyeuse ; c’était un navire plat qui perdait en dérive la route qu’il semblait gagner, à en juger la direction, lorsqu’il allait au plus près. Avec tant de passagers, on eut bientôt des inquiétudes pour les vivres ; même il fallut nous mettre à la ration pour l’eau dont on s’aperçut qu’il ne restait plus que trois ou quatre pièces. Après avoir souffert, une première fois, de la faim, il nous fallait évidemment passer par la soif. Mais on n’en souffrit pas longtemps. À peine cette décision venait-elle d’être prise que le bon vent revint. Le surlendemain, nous étions en vue de Granville. Je vécus si exclusivement dans l’idée anticipée du débarquement que je ne vis rien autour de moi. En tout cas, je n’ai gardé le souvenir d’aucun phare aperçu dans la nuit ni d’aucune côte vue dans le jour. Je ne revois que la chaussée du port contemplée — avec quel amour ! — pendant les heures où nous attendîmes le flot qui devait nous conduire dans le bassin. On franchit les portes vers dix heures du matin. Je me vois encore mettant le pied à terre, étonné de me sentir si léger après avoir quitté mes grandes bottes et tout mon attirail de mer, étonné surtout qu’on ne remarque pas plus un héros de ma sorte. Je me portais comme une châsse et, sous mes grossiers vêtements de laine, j’étais aussi fier qu’un polytechnicien qui endosse pour la première fois l’uniforme. Ce fut dans ces sentiments que j’allai avec les autres, au bureau de l’armateur, toucher dix francs qu’on voulut bien remettre à chacun de nous pour nous rapatrier. Ce fut là toute notre part de lot. Avec les deux cents francs reçus comme avances, lesquels avaient été soumis à retenues, je me trouvais donc avoir gagné deux cent quatre francs pour toute cette campagne.