Pêcheurs de perles/II

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Albin Michel (p. 18-30).


II

DJEDDAH




Cette ville inattendue qui, au début du quatrième jour de navigation, surgit comme une falaise, à gauche, en descendant la mer Rouge, c’est Djeddah. Ce nom ne doit pas parler beaucoup à l’imagination des Européens, mes frères. Ils ne savent pas ce qu’ils perdent !

Dix-sept bateaux sont ancrés à la foraine presque au grand large. Le vent brûlant leur a certainement raconté tant de choses sur Djeddah qu’ils n’osent s’en approcher. Ce ne sont pas des bateaux de pêcheurs de perles. Ils ont conduit des pèlerins qui vont à la Mecque, à soixante-dix kilomètres au delà des cailloux et des sables.

Ici l’heure a sonné de vous présenter Chérif Ibrahim. Il m’attend à terre. Peut-être aurait-il pu monter jusqu’à bord ; mais, depuis quinze jours, n’est-il pas redevenu Arabe ? et c’est le moment de la prière de midi. Il doit la faire s’il ne veut être égorgé.

On dit que Chérif Ibrahim n’est pas son nom véritable. Peut-on le savoir ? Si l’on en juge par ses papiers, il a vu le jour au Maroc, dans le Tafilalet. Je crois qu’il est du Doubs. En France, où parfois il séjourne, on peut le voir avec cinq galons sur la manche ; toutefois, ce qui le distinguera entre tous, c’est la chose qu’il porte au-dessus d’un cou bien pris dans un col officier : je veux parler de sa tête de revenant du désert. Il semble s’être nourri de trois dattes quotidiennes et, toute sa vie, avoir bu l’eau que des chameaux auraient ruminée pour lui.

Je pense qu’il est Français comme est Anglais le colonel Lawrence. Sur les Boulevards, son nom décoratif ne provoque aucun écho ; de Port-Saïd à Djibouti, il est sonore au point qu’il faut se garder de l’agiter au hasard. Chérif Ibrahim serait né un cadenas sur la langue que je ne m’en étonnerais pas plus que de raison. C’est un personnage mystérieux qui ouvre la bouche chaque fois qu’une dent lui tombe, et son compagnon apprendra que son intérêt sera tantôt de le montrer, tantôt de le cacher. Toutefois, il est certainement au mieux avec le service postal : quiconque est d’accord avec lui peut rôder un an en mer Rouge sans manquer son courrier ; il lui suffira de faire écrire au bas des enveloppes : c/o Chérif Ibrahim.

Ses barbes ne sont jamais fausses, ce qui ne l’empêche pas d’en changer. Un jour son poil est gris et taillé court ; un an plus tard, il est noir et sans fin comme au menton d’un mandarin. Des personnes affirment, en secret, qu’on le rencontre aussi tout rasé.

Dès qu’il quitte la France, il coiffe le fez. On le prend pour un Égyptien, ce qui ne lui plaît pas, les Égyptiens, à son avis, parlant un mauvais arabe tandis que lui en parle un fameux. L’un de ses défauts est de nier la vertu du vin : il ne veut voir que des carafes devant lui. Est-ce par fanatisme musulman ? S’il n’est pas musulman, je ne comprends rien, en effet, à sa conduite. Il fait la première prière à 3 heures de l’après-midi : l’Asser ; la deuxième à 6 heures : Moghreb ; la troisième, à 7 h. 20 : Icha ; la quatrième, entre 3 et 4 heures du matin : Fagr ; la cinquième deux minutes après midi : Dhohr.

Grâce à la prière Fagr, je fis sa connaissance. Nous occupions tous les deux une même cabine de paquebot. Au milieu de la nuit, un fantôme hanta le lieu de repos, se livrant à des génuflexions, se palpant les yeux, se chatouillant les oreilles ; puis le grand corps s’affaissa et, pendant que du front il frappait le parquet, une croupe, menaçante, s’arrondissait. Tapi et terrifié dans ma couchette, je criai : « Qui va là ? ». C’était Chérif Ibrahim qui saluait l’aurore. Il y a de cela bien des années !

Au cours de la guerre, les pouvoirs compétents le recherchèrent longtemps dans les tranchées de France. Quoique muet, il répondit à l’appel. L’Arabe entrait en révolte contre le Turc. Et, parmi les Anglais qui fondaient des royaumes, Chérif Ibrahim, insinuant sa longue barbe, s’en alla mettre, avec les soldats du Prophète, le siège devant Médine.

De tout cela, vous déduirez qu’il connaît la région.

Des rois l’adorent ; d’autres le veulent pendre ; mais, tout bien considéré, de la mer Rouge au golfe Persique, il est précieux plus que dangereux. Tel est le compagnon de ma course aux perles : l’homme qui n’a pas eu peur d’avoir chaud.

Il était au bout d’un long couloir voûté donnant sur la mer. On aurait plutôt dit l’entrée d’un couvent maudit : c’était le port. Chérif avait quitté le fez et portait le voile. Une espèce de boudin en laine blanche couronnant deux fois sa tête retenait ce voile. Les Arabes appellent ce boudin : agal.

Quatre hommes se tenaient à ses côtés, les pieds dans des sandales, la tête nue, un chiffon autour des reins, un autre sur les épaules. Étrange déshabillé ! C’étaient des pêcheurs de perles. Leur merveilleux costume n’avait rien de professionnel ; ces pêcheurs étaient momentanément des pèlerins en grande tenue, se préparant à gagner la Mecque. Il s’agissait de prendre rendez-vous avec eux pour leur retour. Ce fut vite fait. Les quatre hommes disparurent. Nous sortîmes du couloir voûté. Un spectacle sans pareil nous attendait.

Nous tombions au Hedjaz en plein pèlerinage. Cent cinq mille musulmans, échappés des quatre coins du monde, se bousculaient sur la terre sacrée. L’accoutrement de mes quatre pêcheurs de perles n’était pas le résultat d’une idée personnelle. Les cent cinq mille porteurs de poux et de misère l’avaient adopté. Ils étaient en Ihram, uniforme d’inspiration divine, sans quoi un musulman ne saurait gagner la Mecque ni se livrer aux sept courses autour de la Qaâba, cela en souvenir d’Agar qui fit sept ronds sur elle-même avant de découvrir une pinte d’eau pour Ismaël, son fils.

Je vous adjure de vous représenter cent cinq mille individus : Afghans, Javanais, Hindous, Égyptiens, Yéménites, Philippins, Soudanais, Persans, Irakiens, Sénégalais et Maghrébins, Chinois du Turkestan et Balkaniques de Macédoine, Bédouins, Boukariotes et Polonais, d’autres inconnus, d’autres méconnaissables, vêtus de deux torchons, piétinant dans une ville de cauchemar, l’œil allumé et des voix en tête ! On a vu des animaux, devenus fous, tourner rapidement sur place dans l’espoir d’apprendre à vivre à leur queue, mais qui donc en a vu cent cinq mille à la fois ? Il faut avoir connu la plus misérable racaille orientale pour s’imaginer ces exemplaires du genre humain. Même la foi qui fait les beaux visages ne peut rien sur les leurs. En les regardant on pense moins à l’homme qu’à la bête.

En voici qui ont la barbe teinte au minium : ce sont des Indiens du Sind ; leur regard m’incite à cacher mes mains, on dirait qu’ils vont ouvrir les mâchoires et me dévorer deux doigts. Ces tout petits sont-ils moins dangereux ? S’ils avaient un dard à la place d’une langue, ils vous le planteraient volontiers au milieu du nez. Je n’aurais jamais cru cela des Javanais ! Voici des Persans. Par la volonté de Pehlavi, leur dernier shah, les Persans sont ordinairement coiffés d’un adorable képi de sous-chef de gare en goguette ; aujourd’hui, les voilà furieux d’avoir la tête nue. Pourquoi semblent-ils m’en rendre responsable ? Et ceux-ci qui foncent grossièrement, comme des sangliers, dans le troupeau épais ? Garons-nous : ce sont des Irakiens. Je préfère les Égyptiens, ceux-là ne font


FEMMES À DJEDDAH

« Les hiboux, les natives de Djeddah… »

« En voici, paquets de hardes en marche, la tête sous la cagoule… »


que vous écraser de leur supériorité, ce qui ne gêne guère la respiration. L’atmosphère est si violemment fanatique que le nudiste qui passe sans vous foudroyer ne vous paraît pas être un homme sérieux ; on doit se retenir pour ne pas le frapper à l’épaule et lui dire : Farceur, va ! Quant aux bédouins, le ciel me préserve de les revoir en rêve, le souvenir que je garde d’eux me donne de froides sueurs. À chacune de leurs rencontres, j’avais l’impression qu’ils cherchaient deux planches pour me mettre au milieu et scier ensuite le tout ensemble.

Les femmes ? En voici, paquets de hardes en marche, la tête sous la cagoule. Tantôt les deux trous de cette cagoule restent ouverts et l’on ne voit de la femme qu’un regard qui roule ; tantôt d’autres cagoules ont mis leurs volets, c’est-à-dire deux morceaux d’une étoffe moins épaisse cousus devant les yeux. Un enfant de chez nous en frissonnerait d’épouvante. En ajoutant les hiboux, les natives de Djeddah coiffées par la coutume exactement comme les hiboux le sont par la nature, je crois pouvoir dire que j’en avais pour mon argent.

Par surcroît, Djeddah, la ville bâtie, est d’un aspect ahurissant. On s’attend à quelque chose d’arabe : maisons basses à toits-terrasses, et ce sont des palais fantastiques dont le délabrement ajoute à la noblesse. La moindre maison a l’air d’un château-fort construit par des dentellières. Imposantes par leur cube et par leurs cinq étages, elles portent sur leurs faces les grâces d’innombrables loges, logettes, balcons et baldaquins en bois féeriquement travaillé. C’est à croire que l’on se promène au milieu de l’illustration la mieux réussie des Mille et une Nuits.

En dehors des pèlerins, la ville n’est jamais abandonnée, elle est régulièrement habitée par les mouches. Elles y furent apportées par lesdits pèlerins de tous les pays d’Orient et d’Extrême-Orient. Pas une ne manque. Elles vont par millions, sans se mélanger, toutes conscientes de leur origine. La mouche de Java ne fréquente pas la mouche de Bagdad. Chaque million de mouches a son quartier. Quand un million de mouches de Jérusalem veut, par exemple, pénétrer dans le quartier du million de mouches de Marrakech, c’est une telle bataille que les hommes pris dans ce champ ne s’en relèvent plus. Ces mouches ont la mémoire de leur nationalité. Dès que débarquent les Irakiens, toutes les mouches de l’Irak les attendent au port, après, elles les suivent pendant leur séjour sans les quitter d’une semelle. La nuit, quand les pèlerins sont couchés, elles les recouvrent comme d’une résille pour les préserver des insectes. Et les mouches de tous les pays en font autant pour chacun de leurs fortunés compatriotes.

Labeik ! Allahouma labeik ! Je suis présent devant toi, ô Dieu ! Je suis présent !

La Cherik lak ! À toi pas d’associé !

Ainsi, sans fatigue s’exprime cette foule. Je croyais qu’elle réclamait du ciel un peu d’eau et trois dattes. Je me trompais de tout. On l’entend aussi prononcer souvent le nom d’Arafat, lieu où Adam et Ève se rencontrèrent, à peine vieillis, cent ans après la fuite du Paradis Terrestre.

Une fièvre sacrée anime Djeddah. Deux mois, cinq mois de route n’ont pas exténué ces lamentables voyageurs. À la fin du jour ils sont comme possédés. Les uns gesticulent si étrangement qu’ils semblent s’entraîner à trancher le cou aux cent mille moutons expiatoires qui attendent l’heure du sacrifice ; d’autres, en avance de sept jours, font le simulacre de lapider par sept fois les démons de Mouna.

C’est le champ de foire de la foi.

Il faisait chaud à mettre crosse en l’air.

J’étais en train de suffoquer quand j’entendis : « Eh ! bonjour ! » Je revins à la vie. Un nègre, en costume d’Ihram, me souriait.

— Sois béni ! fis-je, enfin quelqu’un sourit dans ce pays !

Il me dit qu’il voulait me serrer la main parce qu’il avait reconnu que j’étais Français.

— Et toi, tu es Soudanais, et tu vas au pèlerinage ?

C’était un conseiller municipal de Dakar. Je lui montrai l’immense troupeau humain de plus en plus effervescent, sans nul doute une innommable pouillerie.

— Que penses-tu de tout cela ? lui dis-je.

— M’en parle pas, cher z’ami, répondit mon citoyen, en haussant une épaule : des sauvazes !