Pêcheurs de perles/III

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Albin Michel (p. 31-44).


III

LE PAYS DE LA VERTU



Ma route ne s’annonçait pas pavée de perles…

Le deuxième jour de mon arrivée à Djeddah, une personne prudente désirant m’éviter des surprises, vint, dès l’aube, me mettre en garde contre mes instincts. Il s’agissait, si je voulais séjourner dans le pays, de dépouiller sans retard mon vieil homme. Je lui répondis que je n’étais ni un débauché impénitent ni une outre à vin et que mes goûts m’éloignaient généralement du scandale. Elle m’informa que l’appréciation du scandale était affaire de latitude. On peut savoir se conduire en Europe et buter à chaque pas en Arabie. Là-dessus, la prudente personne me remit un papier imprimé. Cette rédaction portait pour titre : « Arrêté de la commission chargée de recommander la vertu et de déconseiller les mauvaises actions. »

— Allez-vous-en, dis-je ; je n’aime pas que l’on me prenne pour un garçon perdu.

Le messager insista. La commission dont il me conseillait de méditer l’arrêt ne siégeait pas dans la Commune libre de Montmartre. Son caractère était officiel, et ses membres comptaient parmi les plus grands savants et les notabilités les moins discutables des royaumes du Hedjaz et du Nedj.

— Au surplus, me dit-il, vous n’avez plus l’âge d’un chien qui vient de naître. J’ai fait mon devoir. Gardez le document. Qu’il vous soit profitable.

Il sortit et je lus :

Article I. — À l’heure de l’appel à la prière, toute personne se trouvant au souk, dans un magasin ou dans un café maure doit se dépêcher vers la mosquée. Quiconque, après avoir entendu l’appel, ne s’est pas rendu à la mosquée, sera puni conformément à la chéria, car la prière est le pilier de la religion, et toute personne qui ne l’accomplit pas n’a pas de religion.

Article II. — Il est interdit d’injurier la religion, d’être impudent en employant des mots ou des expressions inconvenantes, ou de jurer par autre chose que par Dieu. Quiconque se rend coupable d’un pareil délit est puni conformément à la chéria.

Article III. — Toute réunion en vue de se distraire par n’importe quel moyen (jeu, instruments de musique, cinématographe, phonographe,

T. S. F.) est légalement interdite, ces moyens étant considérés comme néfastes pour l’esprit public.

Article IV. — L’absorption des boissons alcooliques est interdite.

Article V. — Il est interdit de se raser la barbe, et le coiffeur qui aura collaboré à pareil acte sera puni conformément à la chéria et verra sa maison de coiffure fermée.

Article VI. — Il est interdit de fumer du tabac. Quiconque se rend coupable de ce délit sera réprimandé, et en cas de récidive, puni.

Article VII. — Il est interdit de pousser des cris et des lamentations à la mort de quelqu’un.

Article VIII. — Et de dépenser de l’argent à cette occasion.

Article IX. — Il est interdit aux hommes et aux femmes de se mêler les uns aux autres, en temps normal comme en temps de fête.

Article X. — Il est interdit de dire la bonne aventure, de prévoir l’avenir en traçant des lignes sur le sable et tous actes de ce genre saugrenu et tenant du fabuleux.

Article XI. — Il est interdit aux hommes de se parer de bijoux en or ou en argent et de s’habiller d’étoffes de soie pure.

Article XII. — Il est interdit de laisser à découvert, dans les lieux destinés aux ablutions, la partie du corps comprise entre le nombril et les genoux.

Article XIII. — Tous les commerçants et les artisans sont sévèrement invités à ne pas tromper sur la qualité de la marchandise non plus que sur la quantité et l’origine.

Article XIV. — Interdiction aux femmes de se promener vêtues de beaux habits et parfumées, et de rechercher les hommes. Elles ne peuvent, davantage, sortir la nuit, sinon dans les cas urgents, et accompagnées d’un proche parent.

Article XV. — Les cheikhs des quartiers sont responsables de ce qui se produira chez eux en fait d’actes réprouvés.

J’étais au pays de la Vertu.

Djeddah est une ville au VIIe siècle.

Treize autres siècles sont passés sur le reste du monde, non sur Djeddah, le climat leur ayant fait peur. On y vit exactement comme au temps où Mahomet écrivait sous la dictée divine. Depuis cinq ans des automobiles y firent leur apparition, elles ne marchent pas à l’essence, mais sous le souffle qui sort des narines de Dieu. Devant Djeddah, la mer ; derrière, le désert ; à l’intérieur, les fléaux du ciel irrité. Il y fait si chaud que, lorsque, vaincu, on baisse les paupières, on a l’impression que le feu qui brûle vos yeux se met à flamber comme flambe le bois dans une cheminée dès que l’on rabat le tablier.

Le principal habitant européen de Djeddah est au cimetière. C’est un Français ; son nom est Hubert. Il fut assassiné alors qu’il voulait pénétrer dans la ville, en l’an 1888. Depuis, l’esprit des libres Arabes n’a fait que des progrès relatifs. Voilà six ans, le Kafer, l’incroyant, c’est-à-dire nous tous des sauvages contrées d’Europe, ne pouvait quitter les cent mètres carrés du quartier diplomatique, maintenant, à ses risques et périls, il pousse jusqu’aux limites de l’enceinte ; s’il les dépasse, il doit avoir son testament dans sa poche.

Les incroyants, au grand complet sont vingt-sept : ministres, consuls et deux ou trois personnages lunaires. Sans doute, Djeddah est-il le dernier poste d’aventure pour ces messieurs de la carrière. Quand le soleil criminel s’est enfin couché, on les voit marcher furieusement d’un bout à l’autre de leur balcon, et leur allure est celle de tigres de jardins zoologiques ; ce sont toutefois des tigres chaussés, leurs pas résonnant loin dans le silence obligatoire. On pourrait également les prendre pour des relégués de la Guyane. Le bateau qui les a amenés est reparti, et ils n’ont pas le droit de faire un pas en dehors des murs. S’ils lèvent le nez, la sentinelle le leur rabat. De temps en temps, le chef des gardes-chiourme, le roi Ibn Seoud, qui demeure très loin à l’intérieur des sables, vient constater qu’ils sont toujours au poste. Il les convoque, les compte et repart.

La malédiction générale pèse sur leurs demeures. Ne dit-on pas que l’on y joue parfois aux cartes ? On prétend aussi qu’à la faveur de la nuit s’y glissent quelques bouteilles de whisky. Mais le lieu de la plus basse débauche est la maison de France. Le cheikh du quartier pourrait témoigner qu’une ou deux fois par semaine on y boit du vin. On a entendu, aussi, un jour, un phonographe y chanter ! La perversion française est sans pudeur ! Notre chargé d’affaire s’appelle Maigret, notre vice-consul Dumarcay ; je n’ai aucun titre pour m’occuper de leur situation, mais si chacun d’eux ne finit pas dans la peau d’un ambassadeur, la preuve sera faite qu’il n’y a pas de justice au Quai d’Orsay.

La loi qui régit l’Arabie est la loi du Coran. Il faut connaître à quoi l’on s’expose quand on débarque dans un pays. Chez nous, le code Napoléon est déjà tout chevrotant. Je tombais sous le code Mahomet ! Que signifiaient ces «  conformément à la chéria » qui retentissaient dans l’arrêté de la commission de la Vertu ?

Ceci :

Celui qui a tué est tué. Le voleur (premier vol) a la main droite coupée ; deuxième vol, le pied gauche coupé. Au cinquième vol il ne lui reste que ses dents pour voler ! L’homme mis en état de non-résistance par le charme d’une femme qui, malgré sa beauté, n’est pas officiellement la sienne, est bâtonné, s’il est marié, jusqu’à son dernier soupir. Le célibataire a des faveurs, son ardeur en peine lui compte comme circonstance atténuante : il ne reçoit que quatre-vingts coups de canne. De plus, on l’expulse une année du Hedjaz, ce qui doit lui paraître une compensation ! Le dégoûtant qui boit du vin, de l’alcool, l’impudent qui fume en public, le dilettante qui ne va pas à la prière, l’écervelé qui chante, le voyou qui siffle, l’étourdi qui, conduisant une auto, n’obéit pas immédiatement aux ordres de la police, le petit sournois qui s’assoit auprès d’une femme étrangère, ces misérables, en un mot, sont saisis sans retard et bâtonnés sans autre jugement sur la place du délit. Seuls, les ânes rigolent dans ce pays ; encore faut-il qu’ils commencent par souffrir : tout ânier dont l’âne porte des plaies, est passé soigneusement à la canne, chaque matin et tant que durent les plaies, et cela sous les yeux agrandis de l’animal !

Et moi qui croyais que l’Arabie ne produisait que des perles — et de la gomme arabique !

Ces mesures ne vont pas sans quelques avantages. La compagnie d’assurances sur la vie qui eut l’extrême bonté de passer un contrat avec moi tremblerait sans doute sur ses fondements en apprenant exactement où je suis.

La formule : « Celui qui a tué est tué » ne vaut, en effet, que de musulman à musulman. Tuer un musulman, c’est un assassinat ; tuer un chrétien n’est autre chose qu’une proclamation. C’est proclamer que seul Dieu est Dieu et que Mahomet est son prophète. Ainsi la lumière éclaire-t-elle les cerveaux humains ! En revanche, les imprudents qui m’ont confié de l’argent ne doivent pas avoir le sommeil agité. Peut-être ne le rapporterai-je pas ; en tout cas le vol ne sera pour rien dans l’évaporation. Je puis déposer mon portefeuille au milieu du souk, empiler sur lui mes étincelantes livres sterling en or et disparaître dans l’épouvantable nuit, le lendemain matin, mes cavaliers de Saint-Georges paraîtront un peu défaits d’avoir passé la nuit dehors, mais aucun n’aura filé. Un double chemin de ronde, tracé autour du petit monument imprévu, démontrera que les passants s’en sont écartés comme du choléra.

Quatre années avant, les mêmes braves gens eussent cherché mon magot jusque dans ma sous-ventrière.

Ibn Seoud a du bon.

Que ne sais-tu, ô souverain ! parler aux moustiques aussi bien qu’aux bédouins ?

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