Pêcheurs de perles/XIV

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Albin Michel (p. 170-179).


XIV

LA PERLE DES SIX MORTS




Nous étions dans la maison de Djima Rava. Cela se passait à Zeïla, en Somalie anglaise. Nous avions eu des malheurs pour arriver là. D’abord, départ de Djibouti à midi et demi en automobile. Non, certes, pour lancer un défi au soleil — depuis longtemps j’ai reconnu sa supériorité — mais à cause de la vase mouvante. Et soufflait le vent de la saison des dattes.

Ce vent mûrit non seulement les dattes, mais aussi les hommes. La preuve n’en est plus à faire. En quittant la France, j’étais encore vert, je suis jaune aujourd’hui…

Assez de confidences…

Quand ce vent souffle…, les coqs restent figés, le bec ouvert et leur cocorico au fond de la gorge.

Ensuite, nous avions rencontré un homme épouvantable qui marchait dans le bled bouillant. Ralentissant, nous voulûmes lui dire : « Monte ! » Il nous faisait pitié, seul, sous le feu du ciel. La voiture l’ayant rejoint, il se tourna de notre côté, nous bondîmes en arrière. Ce n’était pas un homme. Sa figure avait été mangée par une hyène. On s’enfuit, les lèvres tremblantes.

Vers quatre heures, le Somali chauffeur descendit. On apercevait Zeïla. Il quitta ses souliers, son pantalon, sa veste et s’éloigna. Il fit cent mètres et commença de tâter du pied, cherchant le passage, recouvert par la vase mouvante. Pas un bout de bois indicateur. Pas un indigène en vue. La voiture resterait là. Le Somali marcherait devant nous. Il fallut y aller, de la vase jusqu’aux genoux. Nous portions nos souliers, nos chaussettes et notre pantalon sur la tête.

La vase était ridée et tremblotait comme une gélatine. Le banc à traverser mesurait plus de cent mètres de largeur. Le nègre, traçant la voie, nous enlevait nos craintes, c’était tout de même une sale sensation. Au choix, j’appellerais une autre mort.

Nettoyés, rhabillés, nous entrâmes dans Zeïla.

Cherif Ibrahim avait quelque chose à y faire. J’attendis dehors, près de la maison où il disparut. Il s’évapore quelquefois de la sorte, le cher vieux compagnon. Une fois je le perdis pendant deux longs jours. Puis il revint tout simplement. Serait-il visiteur des enfants assistés de la mer Rouge et du golfe d’Aden ?

Il m’avait appris douze mots arabes. Ainsi, pour demander aux serviteurs si leur maître était présent, il fallait dire : Oua-fi ? (Est-il là ?) Comme il ne sortait pas, j’entrai dans la cour. Un jeune Arabe y préparait une lampe.

Ouafi ? lui lançai-je en pleine figure. Le lampiste détala. Il courait non pour prévenir son patron, mais, comme sous le coup d’une énorme frayeur.

Chérif apparut au son de ma voix.

— Ce n’est pas ouafi, mon ami, mais oua-fi, en deux syllables nettement séparées et fortement accentuées. Ouafi veut dire : il est mort ! Le petit vous a pris pour un dément.

Et nous allâmes.

Djima Rava ne nous attendait pas. C’était un Arabe de l’Hadramout, ce pays qui forme la base de ce rectangle que l’on appelle Arabie. Son métier était d’armer des sambouks pour la pêche aux perles.

Il nous reçut avec la politesse de sa race. On lui avait fait l’honneur de franchir sa porte, il n’était plus chez lui, nous étions chez nous. Un jet d’eau montait au milieu de sa cour, et, dans ce pays où il pleut un jour tous les deux ans, le bruit de cette petite pluie caressait nostalgiquement le cœur.

L’un des sambouks de notre hôte avait sombré l’autre semaine avec sept hommes. Cinq hommes manquaient. Le sixième était revenu, mort ; et le septième, avec une perle. Nous venions voir cette perle !

— Sont-ce des pirates qui ont coulé votre bateau ?

— Je ne le dis pas, très honorables visiteurs.

— Le pensez-vous ?

— Je ne le pense pas. La tempête a retourné le bateau.

— Comment le survivant s’est-il sauvé ?

— Un autre gros sambouk a pris l’homme sur l’épave. Et le gros sambouk a remorqué le petit sambouk. Et voyez-vous, très honorables, le gros a visité le petit.

Le sambouk naufragé pêchait depuis neuf jours. Les perles se trouvaient dans la chambre du patron. La chambre fouillée ne livra aucun calicot rouge.

— Pourquoi, M.  Djima Rava, le survivant avait-il une perle ?

— C’était le frère de mon nakuda. Sans doute voulait-il la regarder à son aise, le soir. Vous savez, très honorables, que les pêcheurs aiment à contempler leur trouvaille.

Le survivant n’avait rien vu du pillage ; l’armateur l’innocentait, il n’en voulait qu’au sambouk sauveteur.

— Pourquoi ne portez-vous pas une plainte auprès des autorités anglaises ?

— Très honorables, la piraterie est chez elle sur nos côtes. Une plainte ? Autant lancer une pierre à la lune !

Un serviteur apporta un narguilé, de ces très hauts narguilés d’Arabie. Alors je pris mon mouchoir à la main, afin de pouvoir, dans quelques minutes, le porter à mon nez, sans avoir l’air de rien. Les Arabes fument là-dedans un composé d’opium, de haschisch, de poivre et de tabac. Le tout s’appelle diourak. C’est une grande épreuve pour l’odorat.

Le même serviteur revint et lui remit le légendaire calicot rouge. Il contenait la perle.

Des lampes à pression éclairaient vivement la cour, où nous étions assis, non à l’arabe, mais dans des fauteuils cannés. Djima Rava me passa l’objet, une belle petite lou-lou, blanche, ronde, pure, une perle de milieu pour un collier de jeune fille.

— Savez-vous comment il l’appelle ? fit Cherif Ibrahim.

— A-t-elle donc un nom ?

— La perle des six morts.

— Combien en veut-il ?

— Dites votre prix.

— En comptant celui des hommes ?

— Il dit qu’elle n’est pas chère, trente livres.

À ce moment, un Européen, accompagné d’un indigène, parut à l’entrée de la cour. Djima Rava l’invita de la main. C’était un jeune Anglais. On se salua, puis l’hôte nouveau prit place dans un fauteuil.

L’indigène parla au maître de la maison.

— Il vient pour la perle, me dit Cherif Ibrahim.

— Vous aussi ? demanda l’Anglais, en français.

— Regardez-la, dis-je, en la lui mettant dans la main.

L’Anglais regrettait d’arriver trop tard. Je le rassurai. Il pouvait acheter la perle, s’il le désirait.

— Des perles, nous expliqua-t-ii, on en trouve dans ce pays, celle-là ne vaut pas mieux qu’une autre, mais c’est la perle du naufrage. On peut l’ofrir avec une histoire, ce qui augmente la valeur du cadeau. Je l’enverrai à Londres à ma fiancée, avec une lettre très explicative. Chaque fois qu’on remarquera sa bague, elle racontera la petite aventure, et pensera que son fiancé est loin. C’est une idée beaucoup intéressante.

— L’Arabe l’appelle la perle des six morts.

— Oh ! fit l’Anglais, je dois alors l’acheter.

Son indigène commença le marchandage, Djima Rava, se trouvant entre deux concurrents, dit trente-cinq livres. Le fiancé anglais en offrit dix.

— Pourquoi pas six livres, demanda l’Arabe, une livre par mort ?

L’Anglais lui fit dire que sa perle vaudrait trente-cinq livres en Angleterre, mais qu’ici il en donnait douze livres.

L’Arabe descendit à vingt livres, à condition que l’acheteur ajouterait six livres, une livre pour chacune des familles en deuil.

Ils finirent par discuter autant sur le prix de la marchandise que sur celui du souvenir.

L’Anglais irait jusqu’à dix-huit livres en tout, encore faudrait-il que l’Arabe lui remît un écrit disant l’aventure de la perle, et que le pêcheur revenant y ajoutât sa signature.

Il faut être au moins colonial anglais pour avoir de ces idées-là !

Djima Rava ordonna à son serviteur d’aller chercher le naufragé, ce qui prouvait que les parties allaient s’entendre.

Le marché fut conclu à dix-huit livres et l’on ne parla plus des familles des morts.

Notre hôte se fit apporter du papier, réfléchit un temps, puis couvrit la feuille d’élégantes arabesques. Il la passa ensuite à Chérif Ibrahim qui traduisit ceci :

« Cette perle est revenue de El Halal (nom du sambouk : le Licite) qui fut pris dans les vents des Démons, au golfe d’Aden et retourné, vidant six plongeurs. Un septième a rapporté la perle. Grâce à Dieu ! »

Le fameux septième entra dans la cour. C’était un Somali, fin de visage et sourd bien entendu. L’Anglais lui donna une livre. Djima Rava lui passa le porte-plume et, en bas du document, le plongeur fit une croix.

Pour un chrétien, c’eût été un mot de la fin !