Pêcheurs de perles/XVI

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Albin Michel (p. 192-204).


XVI

SUR LA CÔTE DES PIRATES



SUR LA CÔTE DES PIRATES
« Je les photographiai. Mon appareil en trembla… »



Nous sommes le premier jour de safar de l’an 1349. C’est le mois du voyage heureux : safar al rheir, comme on dit dans le pays.

Ce n’est pas trop tôt.

Le Neidenfels, cargo allemand de la Compagnie Hansa, nous emporte vers l’océan Indien, en route pour le golfe aux perles.

C’est le cargo du silence.

Une seule voix, de temps en temps, une voix où tonne la colère, passe sur le bâtiment : celle du maître avant Dieu. Les marins, en général, sont maîtres après Dieu, le commandant du Neidenfels, lui, l’est avant ! Le premier officier, le mécanicien, l’équipage courbent la tête. Parqués au-dessous de la passerelle, dans un coin de trois mètres carrés, nous ne levons non plus la nôtre.

Doubai only ?

— Doubai seulement !

After finish ?

— Après fini !

All right !

C’est tout ce qu’il nous avait dit depuis le départ, et tout ce que nous lui avions répondu.

Le cargo piquait en pleine mousson. Six jours comme ça, Safar al rheir !

Le sixième jour, l’après-midi, vers 2 heures, l’océan se rétrécit. Nous étions dans les derniers milles de la mer d’Oman. La veille, derrière nous, nous avions laissé le sultanat de Mascate. Nous avancions le long d’une côte sauvage. L’horizon devenait de plus en plus étroit. Le cargo vira. Alors, nous barrant le chemin, de puissants rochers surgirent comme les assises d’une porte monumentale qui manquait. C’était l’entrée du golfe Persique.

Le lendemain, au petit matin, nous rencontrâmes des bateaux perliers sur les bancs. À notre gauche, la côte des Pirates. Dans une heure, nous serions en vue de Doubai.

Bientôt, en effet, une longue ville apparut.

— Doubai ! dit le commandant maître-avant-Dieu.

— Oui !

Finish !

— Fini.

Et il nous fit signe de boucler nos bagages.

Pourquoi cet homme-canon ne voulait-il nous conduire plus loin ? Caprice ? Prudence ? Avait-il une marchandise secrète à débarquer en chemin ? Je lui avais demandé de nous laisser au large de Bahrein. Cela ne l’eût guère détourné. De plus, il était cargo, ne refusant pas le fret ni sans doute toute autre affaire.

— Cent livres ! avait-il répondu.

— Les voilà ! Et je lui avais mis le matelas sur son bureau.

Non ! monsieur, non ! Et se déjugeant, il m’avait rendu l’argent.

On entendit la chaîne de l’ancre se dérouler. L’ancre tomba.

Doubai était devant nous, à quatre milles.

D’où vient ce nom de côte des Pirates ? Les mots eux-mêmes répondent. Avant 1913, le pays était en principe sous la domination des Turcs, mais les Turcs ne pouvaient y débarquer. À chacune de leurs tentatives, les Arabes de Doubai les rejetaient à la mer. Ibn Seoud les aida dans cette besogne. Depuis, les Anglais leur envoient des obus en guise d’ambassadeurs. Les pirates n’en gardent pas moins farouchement leur côte. Ils pensent qu’ils ont assez de poux, sans que nous leur apportions les nôtres.

Une galère rentrait à Doubai, voile ample, haute et rouge. Vingt rameurs nus. Une trentaine d’hommes, debout, appuyés sur leur fusil. Elle passa près du cargo, ne s’arrêta pas. Merci, mon Dieu !

Au bout de trois heures, deux sambouks abordèrent le Neidenfels. Dans l’un, huit terrifiants bonshommes, la cartouchière bondée, les poignards leur sortant du ventre, la chevelure rude et sans forme, de quoi vous couper la soif et c’est tout dire ! Dans l’autre, un homme civilisé, coiffé de la casquette du shah Pehlavi, un Persan. Le civilisé était quelque chose comme le représentant du pays fermé auprès de ces barbares d’Occident, qui apportent du pétrole, de la ferraille, mais jamais d’armes, n’est-ce pas ? Jamais !

— Où est l’émir Abbas, lui demanda Chérif ?

L’émir Abbas, le fameux amiral de la mer, celui qui devait recevoir notre première lettre et faire parvenir la seconde, était malade. Nous faillîmes le devenir aussi à cette nouvelle.

— Alors, nous descendrons avec vous.

Le Persan répondit que l’on ne descendait pas à Doubai.

— Nous quittons ici le cargo, pour Bahrein.

— Ils partent, fit le commandant, Moi, je n’en veux plus.

Le civilisé prit connaissance de nos lettres.

— Avez-vous du flouss ?

— On peut payer.

Mon Dieu ! quand ils vont voir nos deux petits sacs d’or, ils nous les prendront !

Les huit pirates nous entouraient… Pour montrer qui j’étais, j’en saisis deux par le poignet, les alignai le long du bastingage et, sans faiblir, d’autorité, je les photographiai. Mon appareil en trembla.

À la fin, ayant accepté les réserves, nous descendîmes avec le Persan.

Et nous piquâmes sur Doubai. Les sauvages nous suivirent à la rame.

Nous étions habillés à l’arabe. Le Persan quitta sa casquette, l’enferma dans un petit coffre et prit le voile du pays.

On le chasserait, malgré qu’il fût bien connu, s’il se montrait en ville avec sa coiffure nationale.

— Et pourquoi la prend-il pour venir à bord ?

— Parce que ça lui fait plaisir, un moment…

Ô nostalgie du pays !

Doubai se dessinait. Nous allions toucher du pied le dernier repaire de pirates. Pas un minaret, quatre tours rondes, massives et disséminées. Ces tours rappelaient le travail des Croisés en Palestine et en Syrie. Neuf maisons très hautes, presque des buildings, ainsi les habitants pouvaient dormir la nuit, sur les terrasses, la bouche fermée, Une muraille longeait les deux tiers de la ville, sur la côte même, et un quai, parallèle à cette muraille, formait le port, long couloir d’eau. Une autre tour, damier de pierres blanches et noires, rappelait l’ouvrage avancé de Messine. Une grande machine à colonnades, avec un air tout à fait grec, dominait au premier plan. New-York, Rome et Athènes ! Où tombions-nous ?

Nous nous apprêtions à débarquer. C’était aller trop vite. Il nous fallut changer de sambouk. Le Persan porterait nos lettres, nous l’attendrions parmi les sicaires.

L’Hamd Oullah ! (Louange à Dieu !) dit Chérif Ibrahim en enjambant la mauvaise galère.

L’Hamd Oullah ! répétai-je sagement

L’Hamd Oullah ! renvoyèrent les bouches farouches.

Après tout, peut-être n’étaient-ils pas anthropophages !

Chérif Ibrahim leur parla de Dieu, d’Ibn Seoud, de la Mecque. Eux fumaient le tin-tin, un tabac vert, dans une petite pipe, une pipe pour huit. Ils se la passaient, tirant une fois chacun. Au quatrième, la pipe était finie, ils la rebourraient, et les quatre autres l’épuisaient. Autant aurait valu tenir un discours à leurs rames. La tentative n’alla pas plus loin.

Le Persan revint. L’amiral de la mer avait pris connaissance de la lettre. Il nous autorisait à mettre pied à terre, là, sur le port, sous ce hangar ; lui viendrait, dans un moment, nous regarder.

Nous sautâmes sur le sol, la victoire au cœur.

Aussitôt, un puissant du lieu, un grand général sans doute, nous arrêta. Nos huit gardiens nous encerclèrent.

Était-ce pour faire une ronde en notre honneur ?

L’Hamd Oullah ! dîmes-nous au général.

Le général ne renvoya rien. Nous attendîmes dans le cercle, dégrisés.

Suivi de sa clientèle, l’honoré, le respecté, le généreux, l’aimé, le cher Saïf ben Agar, émir de la mer, apparut. Il tenait à la fois dans sa main et notre sort et la lettre d’Aden. C’était un bel homme, et nous étions disposés à le trouver plus beau encore.

Le cercle se détendit. Nous respirâmes tout de suite un peu mieux. Des louanges à Dieu volèrent sous le hangar. Chérif exposa notre situation. Nous touchions Doubai seulement pour y prendre un bateau et cingler vers Bahrein.

Le cher Saïf ben Agâr nous regardait.

Fasse le Seigneur qu’il nous trouve à son goût !

— Nous irions bien saluer le cheikh lui-même ; demandez donc à l’amiral de nous y conduire.

Ce désir n’était pas raisonnable. Nous le vîmes sans peine. On allait nous accompagner dans une maison jusqu’à la réponse du frère.

Et nous voilà, foulant Doubai. Une foule étonnée, alertée, suivait les deux prisonniers. Je serrais mon or pour l’empêcher de tinter.

Notre promenade fut courte.

On nous fit entrer dans une cour.

Le Persan avait déjà réglé notre affaire au prix de cent cinquante roupies. Le patron du boom à moteur était un brave pirate. On lui aurait donné, sans confession, la médaille des vieux serviteurs. Nous partirions à 3 heures de l’après-midi.

— Cinquante roupies de plus si nous ne mettons que trente heures.

Inch Allah !

Soudain, notre ciel se voila.

Les sicaires nous firent lever et nous poussèrent devant eux. Nous n’avions rien oublié dans la pièce, et c’était heureux, nous n’aurions pu revenir le prendre tellement ils nous en sortirent avec vigueur. Notre escorte nous ramenait au port. L’amiral de la mer, ce lâche, avait disparu. La foule hurlait. Les regards devenaient mauvais. Je crus voir devant moi deux pendus qui nous ressemblaient comme des frères et que déjà, pudiquement, des mouches recouvraient.

Le chéri, le cheikh Gioumah, fils de feu Maktoum le Respecté, était entré en sainte colère en apprenant notre équipée. Au lieu de donner des ordres à l’un de ses fartafs pour préparer notre voyage à Bahrein, il avait dit :

— Boutez-les dehors !

On lui obéissait.

Que la paix de Dieu règne tout de même sur lui. Amin !

Le Persan nous reprit dans sa barque. Le cargo allemand partait à 4 heures. Si nous arrivions à temps, nous saurions nous y cramponner. Ah ! pourvu qu’il ne lève pas l’ancre !

Pendant cinquante minutes nous ne trouvâmes pas un goût excellent à l’existence !

Nous accostâmes le Neidenfels.

À notre vue, la bouche du commandant-canon souffla la tempête.

Le Persan lui expliqua que notre affaire devait être considérée comme un cas de guerre. Nous n’étions embarqués que jusqu’à Doubai, mais Doubai nous rejetant à la mer, il devait nous prendre jusqu’à sa prochaine escale.

Il jura, mais n’en disconvint pas.

Sa première escale serait Bushire, en Perse.

Là, il nous balancerait par-dessus bord, cette fois, sans rémission.

C’était loin Bahrein !