ce qu’ils ont acquis. Le soleil et la pluie, la glace, les vagues mugissantes, la mer en furie, le métier de la guerre, si dur et si plein d’incertitudes, des coups, des plaies affreuses, des blessures horribles, ils supportent tout sans y être contraints par la loi de la nécessité ; ils affrontent tout comme à plaisir, et pour suivre leurs désirs coupables. Et l’on croit que toutes ces folies sont comme permises !
CHAPITRE IV. LES HOMMES VAINS LOUENT CETTE PATIENCE.
En effet, l’avarice, l’ambition, la luxure, et tout le cortège des vains amusements sont réputés choses innocentes, dès qu’on ne se les procure pas par quelque crime ou forfait défendu par les lois humaines. Il y a plus : dès qu’on ne fait tort à personne, celui-ci peut acquérir une fortune ou augmenter la sienne, celui-là ambitionner les honneurs et se maintenir au faîte, cet autre lutter dans l’arène ou s’adonner à des choses dangereuses, cet autre encore rechercher les applaudissements sur la scène, et tous pour atteindre leur but endureront peines et fatigues de toutes sortes : le populaire, ami des vanités, se garde bien de leur infliger le moindre blâme ; loin de là, il les élève jusqu’aux nues. Et ainsi, selon la parole de l’Ecriture, « le pécheur est loué à cause des désirs a de son âme ». La violence de ces désirs fait supporter les travaux et les douleurs ; et en effet, personne ne subit volontiers des tourments, sinon pour arriver au plaisir. Mais, comme je le disais, ces passions que veulent satisfaire ceux qui en sont dévorés, au prix de tant de fatigues et d’amertumes endurées avec tant de patience, sont regardées comme permises et tolérées par les lois.
CHAPITRE V. EXEMPLES DE PATIENCE ÉTONNANTE CATILINA ET LES VOLEURS.
4. Que dirons-nous encore ? Ne voit-on pas des hommes se soumettre aux plus rudes labeurs à l’occasion des crimes les plus évidents, non pas pour les punir, mais pour les commettre ? Lisez, dans les auteurs profanes, la vie d’un parricide bourreau de sa patrie, de la première noblesse ; ils vous disent qu’il savait supporter la faim, la soif, le froid, et que, par une patience invincible, il avait endurci son corps aux privations, à la souffrance, aux veilles, dans une mesure qui surpasse toute imagination. Que dire des voleurs de grand chemin ? Pour dresser dès embûches aux voyageurs, tous passent des nuits sans sommeil, et pour saisir l’innocent au passage, ils tiennent attentif leur esprit criminel et leur corps immobile, sous les cieux les plus incléments ! Plusieurs d’entre eux, à ce que l’on raconte, vont jusqu’à se donner la torture les uns aux autres, afin de se préparer au supplice par un exercice qui n’en diffère pas. Peut-être, en effet, le juge les tourmente-t-il moins cruellement pour leur arracher la vérité par les douleurs de la question, que leurs compagnons eux-mêmes lorsqu’ils veulent s’assurer que le supplice ne les rendra pas traîtres. Et cependant la patience de tous ces hommes peut provoquer l’admiration, mais non pas la louange. Eh ! qu’ai je dit ? Non, ni l’une ni l’autre ; la patience n’existe pas ici. Admirez l’obstination, niez la patience ; car il n’y a là rien qui mérite d’être loué, rien d’utile à imiter. Et vous jugerez avec raison qu’une âme mérite un châtiment d’autant plus grand, qu’elle fait servir davantage aux vices les instruments des vertus. La patience est la compagne de la sagesse, et non la servante de la concupiscence. La patience est l’amie de la bonne conscience, et non l’ennemie de l’innocence.
CHAPITRE VI. LA CAUSE POUR LAQUELLE ON SOUFFRE CONSTITUE LA DIFFÉRENCE ENTRE LA VRAIE ET LA FAUSSE PATIENCE.
5. Lorsque vous voyez quelqu’un souffrir patiemment, ne vous empressez pas de louer sa patience, que peut seule vous révéler la cause pour laquelle il souffre. Si la cause est bonne, la patience est vraie ; si cette cause n’est pas souillée par quelque passion, vous pouvez dire que la patience n’est pas fausse. Mais lorsque le vice caractérise la première, vous serez dans l’erreur en caractérisant la seconde par son nom. De même que tous ceux qui savent, ne sont pas pour cela des adeptes de la science ; ainsi tous ceux qui savent souffrir, ne sont pas pour cela des adeptes de la patience. Les hommes qui savent user de la souffrance pour la vertu, voilà ceux qui méritent vraiment le nom de patients, et la couronne rémunératrice de la patience.