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lement, hâte en même temps, comme nous l’avons déjà indiqué, la métamorphose du travail isolé, disséminé et exécuté sur une petite échelle, en travail socialement organisé et combiné en grand, et, par conséquent, aussi la concentration des capitaux et le régime exclusif de fabrique. Elle détruit tous les modes traditionnels et de transition, derrière lesquels se dissimule encore en partie le pouvoir du capital, pour les remplacer par son autocratie immédiate. Elle généralise en même temps la lutte directe engagée contre cette domination. Tout en imposant à chaque établissement industriel, pris à part, l’uniformité, la régularité, l’ordre et l’économie, elle multiplie, par l’énorme impulsion que la limitation et la régularisation de la journée de travail donnent au développement technique, l’anarchie et les crises de la production sociale, exagère l’intensité du travail et augmente la concurrence entre l’ouvrier et la machine. En écrasant la petite industrie et le travail à domicile, elle supprime le dernier refuge d’une masse de travailleurs, rendus chaque jour surnuméraires, et par cela même la soupape de sûreté de tout le mécanisme social. Avec les conditions matérielles et les combinaisons sociales de la production, elle développe en même temps les contradictions et les antagonismes de sa forme capitaliste, avec les éléments de formation d’une société nouvelle, les forces destructives de l’ancienne[1].

X

Grande industrie et agriculture

Plus tard, nous rendrons compte de la révolution provoquée par la grande industrie dans l’agriculture et dans les rapports sociaux de ses agents de production. Il nous suffit d’indiquer ici brièvement et par anticipation quelques résultats généraux. Si l’emploi des machines dans l’agriculture est exempt en grande partie des inconvénients et des dangers physiques auxquels il expose l’ouvrier de fabrique, sa tendance à supprimer, à déplacer le travailleur, s’y réalise avec beaucoup plus d’intensité et sans contrecoup[2]. Dans les comtés de Suffolk et de Cambridge, par exemple, la superficie des terres cultivées s’est considérablement augmentée pendant les derniers vingt ans, tandis que la population rurale a subi une diminution non seulement relative, mais absolue. Dans les Etats‑Unis du Nord de l’Amérique, les machines agricoles remplacent l’homme virtuellement, en mettant un nombre égal de travailleurs à même de cultiver une plus grande superficie, mais elles ne le chassent pas encore actuellement. En Angleterre, elles dépeuplent les campagnes. C’est se tromper étrangement que de croire que le nouveau travail agricole à la machine fait compensation. En 1861, il n’y avait que mille deux cent cinq ouvriers ruraux occupés aux machines agricoles, engins à vapeur et machines-outils, dont la fabrication employait un nombre d’ouvriers industriels à peu près égal.

Dans la sphère de l’agriculture, la grande industrie agit plus révolutionnairement que partout ailleurs en ce sens qu’elle fait disparaître le paysan, le rempart de l’ancienne société, et lui substitue le salarié. Les besoins de transformation sociale et la lutte des classes sont ainsi ramenés dans les campagnes au même niveau que dans les villes.

L’exploitation la plus routinière et la plus irrationnelle est remplacée par l’application technologique de la science. Le mode de production capitaliste rompt définitivement entre l’agriculture et la manufacture le lien qui les unissait dans leur enfance ; mais il crée en même temps les conditions matérielles d’une synthèse nouvelle et supérieure, c’est‑à‑dire l’union de l’agriculture et de l’industrie sur la base du développement que chacune d’elles acquiert pendant la période de leur séparation complète. Avec la prépondérance toujours croissante de la population des villes qu’elle agglomère dans de grands centres, la production capitaliste d’une part accumule la force motrice historique de la société ; d’autre part elle détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains et la vie intellectuelle des travailleurs rustiques[3], mais trouble encore la circulation matérielle entre l’homme et la terre, en rendant de plus en plus difficile la restitution de ses éléments de fertilité, des ingrédients chimiques qui lui sont enlevés et usés sous forme d’aliments, de vêtements, etc. Mais en bouleversant les conditions dans lesquelles une société arriérée accomplit presque spontanément cette circulation, elle force de la rétablir d’une manière systématique, sous une forme appropriée au développement humain intégral et comme loi régulatrice de la production sociale.

Dans l’agriculture comme dans la manufacture, la transformation capitaliste de la production semble n’être que le martyrologue du producteur, le moyen de travail que le moyen de dompter, d’exploiter et d’appauvrir le travailleur, la combinaison sociale du

  1. Robert Owen, le père des fabriques et des boutiques coopératives, qui cependant, comme nous l’avons déjà remarqué, était loin de partager les illusions de ses imitateurs sur la portée de ces éléments de transformation isolés, ne prit pas seulement le système de fabrique pour point de départ de ses essais ; il déclara en outre que c’était là théoriquement le point de départ de ta révolution sociale. M. Vissering, professeur d’économie politique à l’Université de Leyde, semble en avoir quelque pressentiment ; car on le voit dans son ouvrage « Handboek van Praktische Staatshuiskunde » (1860-1862), lequel reproduit sous une forme ad hoc les platitudes de l’économie vulgaire, prendre fait et cause pour le métier contre la grande industrie.
  2. On trouve une exposition détaillée des machines employées par l’agriculture anglaise, dans l’ouvrage du Dr W. Hamm : « Die lanirthschaftlichen Geräthe und Maschinen Englands », 2e édit., 1856. Son esquisse du développement de l’agriculture anglaise n’est qu’une reproduction sans critique du travail de M. Léonce de Lavergne.
  3. « Vous divisez le peuple en deux camps hostiles, l’un de rustres balourds, l’autre de nains émasculés. Bon Dieu ! une nation divisée en intérêts agricoles et en intérêts commerciaux, qui prétend être dans son bon sens, bien mieux, qui va jusqu’à se proclamer éclairée et civilisée, non pas en dépit, mais à cause même de cette division monstrueuse, antinaturelle ! » (David Urquhart, l. c., p. 119). Ce passage montre à la fois le fort et le faible d’un genre de critique qui sait, si l’on veut, juger et condamner le présent, mais non le comprendre.