Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/126

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ble estre excusable si j’accepte plustost le nombre impair ; le jeudy au pris du vendredy ; si je m’aime mieux douziesme ou quatorziesme que treziesme à table ; si je vois plus volontiers un liévre costoyant que traversant mon chemin quand je voyage, et donne plustost le pied gauche que le droict à chausser. Toutes telles ravasseries, qui sont en credit autour de nous, meritent au-moins qu’on les escoute. Pour moy, elles emportent seulement l’inanité, mais elles l’emportent. Encores sont en poids les opinions vulgaires et casuelles autre chose que rien en nature. Et, qui ne s’y laisse aller jusques là, tombe à l’avanture au vice de l’opiniastreté pour eviter celuy de la superstition. Les contradictions donc des jugemens ne m’offencent ny m’alterent ; elles m’esveillent seulement et m’exercent. Nous fuyons à la correction ; il s’y faudroit presenter et produire, notamment quand elle vient par forme de conferance, non de rejance. A chaque opposition, on ne regarde pas si elle est juste, mais, à tort ou à droit, comment on s’en deffera. Au lieu d’y tendre les bras, nous y tendons les griffes. Je souffrirois estre rudement heurté par mes amis : Tu es un sot, tu resves. J’ayme, entre les galans hommes, qu’on s’exprime courageusement, que les mots aillent où va la pensée. Il nous faut fortifier l’ouie et la durcir contre cette tandreur du son ceremonieux des parolles. J’ayme une societé et familiarité forte et virile, une amitié qui se flatte en l’aspreté et vigueur de son commerce, comme l’amour, és morsures et esgratigneures sanglantes. Elle n’est pas assez vigoureuse et genereuse, si elle n’est querelleuse, si elle est civilisée et artiste, si elle craint le hurt et a ses allures contreintes. Neque enim disputari sine reprehensione potest. Quand on me contrarie, on esveille mon attention, non pas ma cholere ; je m’avance vers celuy qui me contredit, qui m’instruit. La cause de la verité devroit estre la cause commune à l’un et à l’autre. Que respondra-il ? la passion du courroux lui a desjà frappé le jugement. Le trouble s’en est saisi avant la raison. Il seroit utile qu’on passast par gageure la decision de nos disputes, qu’il y eut une marque materielle de nos pertes, affin