Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/125

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raison de nos entendemens aux leurs. L’estude des livres, c’est un mouvement languissant et foible qui n’eschauffe poinct : là où la conference apprend et exerce en un coup. Si je confere avec une ame forte et un roide jousteur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre, ses imaginations eslancent les miennes. La jalousie, la gloire, la contention me poussent et rehaussent au dessus de moy-mesmes. Et l’unisson est qualité du tout ennuyeuse en la conference. Comme nostre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et reiglez, il ne se peut dire combien il perd et s’abastardit par le continuel commerce et frequentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs. Il n’est contagion qui s’espande comme celle-là. Je sçay par assez d’experience combien en vaut l’aune. J’ayme à contester et à discourir, mais c’est avec peu d’hommes et pour moy. Car de servir de spectacle aux grands et faire à l’envy parade de son esprit et de son caquet, je trouve que c’est un mestier tres-messeant, à un homme d’honneur. La sottise est une mauvaise qualité ; mais de ne la pouvoir supporter, et s’en despiter et ronger, comme il m’advient, c’est une autre sorte de maladie qui ne doit guere à la sottise en importunité ; et est ce qu’à present je veux accuser du mien. J’entre en conference et en dispute avec grande liberté et facilité, d’autant que l’opinion trouve en moy le terrein mal propre à y penetrer et y pousser de hautes raçines. Nulles propositions m’estonnent, nulle creance me blesse, quelque contrarieté qu’elle aye à la mienne. Il n’est si frivole et si extravagante fantasie qui ne me semble bien sortable à la production de l’esprit humain. Nous autres, qui privons nostre jugement du droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions diverses ; et, si nous n’y prestons le jugement, nous y prestons aiséement l’oreille. Où l’un plat est vuide du tout en la balance, je laisse vaciller l’autre, sous les songes d’une vieille. Et me sem-