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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

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On cherche des refuges où se retirer, des campagnes, des plages, des montagnes ; toi aussi, c’est ce que tu désires avant tout. Mais tout cela est bien peu digne d’un philosophe, puisque tu peux, au moment où tu le voudras, te retirer en toi-même. Nulle part l’homme ne trouve une retraite plus calme et plus de repos que dans son âme, surtout celui dont le dedans est tel[1] qu’en se penchant pour y regarder, il retrouve toute sa sérénité ; je veux dire par sérénité l’état d’une âme bien réglée. Procure-toi donc sans cesse à toi-même cette retraite, et renouvelle-toi. Aie à ta disposition quelques maximes courtes et élémentaires qui, s’offrant à

    qu’il a lu θεώρησις. Le suffixe final de θεώρημα, l’emploi constant du mot en géométrie, le voisinage de τέχνη à la pensée XI, 5, comme ici, nous font d’abord rapprocher, pour la signification, θεώρημα de δὁγμα, — terme familier aux Stoïciens. Voici un texte de Sénèque, parmi vingt autres, sur ce qu’il nomme les arts contemplatifs, — entendez : les sciences théoriques de la classification d’Aristote (ad Lucilium, 95) : « Nulla ars contemplativa sine decretis suis est, quae Graeci vocant δὁγματα… ; quae in geometria et in astronomia invenies. Philosophia autem contemplativa est… » Est-il arbitraire d’en conclure que les dogmes sont les théorèmes de la philosophie, et les théorèmes les dogmes des mathématiques ? — Pour le mot τέχνη), il est bien évident qu’il désigne ici la philosophie, art (ou science) de la vie et de la vertu (cf. infra IV, 31 ; XI, 5, et les notes).

    Contrairement à l’usage de Sénèque, qui, dans la même lettre où il traduit δὁγματα par decreta (principes), distingue en philosophie les principes et les préceptes, Marc-Aurèle désigne les deux choses (cf. supra III, 13) du seul nom de dogmes. Et il a raison contre Sénèque et les autres que suit Sénèque, si les préceptes ne sont, en somme, que les corollaires des principes, ou les principes de la pratique. De même que le géomètre, de théorèmes en théorèmes, arrive aux applications, le philosophe, qui de la métaphysique aboutit à la morale, appellera encore δὁγματα — ou θεωρήματα — des règles de conduite. Il semble bien que ce soit le cas ici.

    Τὸ συμπληρωτικόν, en effet, c’est l’unité qui finit un nombre dans la série infinie des nombres ; c’est dans le compte des membres de la société humaine (XI, 8), ou des actes qui manifestent la vie de cette société (IX, 23), la dernière unité, qui, pour un moment, parfait le tout : dans l’ordre moral, c’est la perfection suprême, le bien (V, 15). Il est aisé de conserver ici ce sens à ce mot. Si toute philosophie tend à la pratique, et si tout acte du sage est raisonné, la raison de chacune de ses actions, au moment où il l’accomplit, est bien le dernier mot de sa doctrine. La doctrine stoïcienne est, sur ce point, celle de Kant : j’ai cru pouvoir accentuer ce rapport en faisant passer dans cette traduction les termes d’une formule célèbre de ce philosophe.

    J’ai donc traduit θεώρημα par « maxime » ; entendu θεώρημα συμπληρωτικόν, comme une « maxime rapportée »… à un corps de doctrine, qu’elle achève. Si j’ai beaucoup allongé le texte en rendant par « les principes de l’art de vivre » le seul mot grec τέχνης, c’est que ce terme est aussi intraduisible que le latin ars. Dans l’idée qu’expriment ars et τέχνη sont confondues les deux notions que distinguent en français les mots art et science.]

  1. [Var. : « qui a au dedans de lui-même des principes tels qu’en les considérant il retrouve… » — Pour justifier cette traduction, M. Couat invoque la pensée III, 13.]