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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

ton esprit, suffiront à t’affranchir de tout chagrin[1] et à te renvoyer sans aucun sentiment d’irritation dans le milieu où tu vas rentrer. De quoi, en effet, t’indigner ? De la méchanceté des hommes ? Reporte-toi à cette loi que les êtres raisonnables sont nés les uns pour les autres, que la tolérance est une partie de la justice, que les hommes sont coupables malgré eux[2], que des milliers d’entre eux, après s’être fait la guerre, après avoir soupçonné et haï, après avoir été percés de coups, ont été couchés par la mort et réduits en cendre ; réfléchis à tout cela et cesse de te plaindre. T’indignes-tu de la part qui t’est faite dans l’univers ? Rappelle-toi le dilemme : ou une Providence ou des atomes, et aussi par combien d’arguments on t’a démontré que l’univers est comme une cité[3]. Est-ce encore ton corps qui va te tourmenter ? Réfléchis que la pensée, une fois qu’elle s’est reprise et qu’elle connaît sa propre indépendance, ne se mêle en rien aux mouvements doux ou rudes du souffle vital[4] ; pense à tout ce que tu as entendu et appuyé de ton assentiment sur le plaisir et la douleur. Vas-tu donc te préoccuper de la gloriole ? Mais vois avec quelle rapidité tout s’oublie ; vois des deux côtés de toi le gouffre infini du temps, la vanité du bruit que nous faisons, l’inconstance et l’incertitude de la

  1. πᾶσαν αὺτὴν ἀποκλύσαι. — Cette proposition, comme l’a montré Gataker, n’a aucun sens : αὺτὴν ne peut pas se rapporter au mot ψυχὴν, qui n’est exprimé ni dans cette phrase ni dans la précédente ; d’ailleurs, ψυχὴν ἀποκλύσαι ne signifierait rien. La suite des idées appelle un mot tel que ἀνίαν, adopté par Gataker, λύπην conjecture de Reiske. La plupart des manuscrits donnent ἀποκλύσαι, qui, avec λύπην pour complément, peut à la rigueur s’expliquer. Les manuscrits A et D donnent ἀποκλεῖσαι, qui ne vaut guère mieux. Je propose ἀπολῦσαι.
  2. [Marc-Aurèle accepte donc, ainsi que la généralité des Stoïciens de l’époque impériale, la proposition socratique : « Nul n’est méchant volontairement. » Il revient même assez volontiers sur cette idée (cf. II, 1 ; VII, 63 ; VIII, 14 ; XI, 18, 3e ; XII, 12), et, en cela, s’écarte encore (cf. II, 10 ; IV, 21, et les notes) de la doctrine primitive du Portique : Stobée atteste, en effet (Ecl., II, 190), que les Stoïciens condamnaient l’indulgence qui suppose que la faute est involontaire, « πάντων άμαρτανόντων παρὰ τὴν ἰδίαν κακίαν. » En laissant l’homme responsable de fautes qu’ils imputaient à sa méchanceté, Zénon et ses disciples pensaient empêcher que la passion fût une excuse ; en revenant à la tradition socratique, Épictète et Marc-Aurèle restent d’accord avec leurs théories déterministes.]
  3. [Cf. la pensée suivante.]
  4. [Couat : « Aux mouvements légers ou violents du souffle vital. » — Ces « mouvements », que d’autres passages, que la phrase même qui précède celle-ci (τὰ σωματικὰ) attribuent au corps, sont les plaisirs et les douleurs. Il n’y a aucune pensée où Marc-Aurèle ait plus nettement confondu le « souffle » et la « chair ». Cf. infra V, 26, l’avant-dernière note, où sont rassemblés les textes qui définissent la sensation.]