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donc pas trop s’étonner du découragement qui se fait souvent jour dans l’opinion et dans la presse russe, en dépit même des magnifiques succès obtenus ; il ne faut point surtout ajouter trop de foi aux doléances du pessimisme. En Russie aussi, on se plaint de l’inertie et de l’apathie générale, on parle de sénilité précoce. De même que chez nous on a proclamé l’avortement de 1789 et la banqueroute de la révolution, en Russie on a dénoncé la banqueroute de l’émancipation et l’avortement des réformes. Toutes ces plaintes sont sincères et peuvent même avoir une part de vérité. L’opinion déçue s’est, dans les provinces surtout, désintéressée des réformes et des questions qui la passionnaient à l’avènement de l’empereur Alexandre II. Ce sont là de fâcheux symptômes, mais de telles heures de dépression sont inévitables dans la vie des peuples ; on aurait tort de trop s’en alarmer ou de trop en rejeter la faute sur l’inconstance russe. En tout pays, l’arbre grandit lentement au gré de la main qui l’a planté, et les yeux sont toujours disposés à s’étonner de ne point voir plus tôt de fruits aux branches.

Pour n’avoir pas encore donné tout ce qu’en attendait l’impatience de ces promoteurs, l’émancipation est loin d’avoir été stérile. Toutes les transformations, tous les progrès désirés y sont en germe ; il ne faut que du temps pour les mûrir et les rendre visibles à tous les yeux. Politiquement, les effets de l’émancipation semblent avoir été presque nuls ; à tout autre égard, les conséquences en sont nombreuses et se rencontrent partout. Il serait difficile de les résumer toutes en quelques mots. On pourrait cependant les ramener à trois points principaux : progrès économiques, grâce au stimulant donné à la production par la liberté, par l’activité du travail rémunéré et la concurrence ; progrès moral, grâce à l’affranchissement de la conscience populaire et au sentiment nouveau de la responsabilité ; enfin transformation sociale, grâce à l’affaiblissement des habitudes patriarcales au profit de l’individualisme. Cette dernière conséquence de l’émancipation, la moins remarquée de toutes, est peut-être la plus digne d’attention. Plus d’un lien s’est relâché en même temps que les liens du maître et du serf, le lien du père et des enfans, les liens de la famille. Le goût de la liberté est entré au foyer domestique. Comme le serf s’est émancipé de son seigneur, le fils tend à s’émanciper de la domination paternelle, jusque-là demeurée entière et absolue. Les jeunes ménages commencent à vivre indépendans de leurs parens, chacun voulant avoir sa maison et son champ[1]. En excitant le goût de

  1. Un des hommes qui ont le mieux connu la Russie, M. Le Play, avait, dans sa Réforme sociale, t. Ier, chap. III. signalé d’avance, non sans inquiétude, cette conséquence probable de l’émancipation. Les faits justifient aujourd’hui ses prévisions sans justifier encore toutes ses craintes.