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l’indépendance et en rendant, au paysan la liberté d’aller et de venir, l’émancipation doit aussi tourner à la longue au profit des villes et peut-être au profit de la colonisation des contrées les moins peuplées de l’empire. Telles sont les principales conséquences de la grande réforme ; si elles ne sont pas plus apparentes et plus rapides, c’est que la plupart ont rencontré un obstacle dans le maintien de l’organisation administrative qui lie encore les paysans les uns aux autres, dans le maintien de la commune solidaire. C’est en grande partie cette institution qui a retardé la transformation ; mais, si elle a entravé et ralenti les effets de l’émancipation, elle en a aussi prévenu ou amorti les contre-coups.

Un des plus considérables, et naturellement aussi un des plus lents bienfaits de la liberté, ce sera l’amélioration morale du serf et du maître, du moujik et du propriétaire noble. Tous les paysans, tous les propriétaires à l’âge d’homme ont grandi sous le règne du servage ; les uns et les autres se ressentent de l’éducation que leur a donnée ce triste précepteur. Beaucoup des défauts reprochés à la noblesse russe, beaucoup des défauts reprochés au peuple proviennent de ces démoralisantes leçons du servage. Les vices contraires et connexes, dans leur opposition même, du maître et de l’esclave, l’infatuation, la frivolité, la prodigalité de l’un, la bassesse, la duplicité, l’insouciance de l’autre, la paresse et l’imprévoyance de tous deux, découlaient de la même source. Le propriétaire, auquel le servage fournissait des instrumens de culture gratuits et des revenus assurés en dépit de son incapacité ou de son ignorance, est aujourd’hui obligé de compter avec les hommes et les caractères, obligé de sortir de l’orgueil et de la routine ; il est contraint d’améliorer son économie domestique et son économie rurale, et condamné à l’activité ou à la ruine par le libre travail et la concurrence. L’émancipation seule pouvait amener une transformation de la noblesse russe.

Chez le paysan, les stigmates laissés par le servage sont trop anciens et trop profonds pour que la marque en puisse être effacée en quelques années. Le moujik est paresseux et routinier, il est menteur et rusé ; selon un proverbe national, un paysan russe attraperait le diable : tout cela est la suite du servage, de ce long asservissement privé qui pour le paysan s’est venu superposer à l’asservissement politique ; lui ravissant sa liberté au moment où sa patrie, émancipée des Tatars, venait de recouvrer la sienne. Le paysan affranchi est certes loin de se montrer toujours digne du culte que rendent au peuple russe en sa personne de nombreux adorateurs. La mystérieuse divinité de cette idole d’une certaine littérature reste encore voilée de vices humilians. Le moujik continue à s’enivrer et à battre sa