Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/228

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et là la neige des pôles. Et si le gothique apportait à ces lieux et à ces hommes une détermination qui leur manquait, eux aussi lui en conféraient une en retour. J’essayais de me représenter comment ces pêcheurs avaient vécu, le timide et insoupçonné essai de rapports sociaux qu’ils avaient tenté là, pendant le moyen âge, ramassés sur un point des côtes d’Enfer, aux pieds des falaises de la mort ; et le gothique me semblait plus vivant maintenant que, séparé des villes où je l’avais toujours imaginé jusque-là, je pouvais voir comment, dans un cas particulier, sur des rochers sauvages, il avait germé et fleuri en un fin clocher. On me mena voir des reproductions des plus célèbres statues de Balbec — les Apôtres moutonnants et camus, la Vierge du porche, et de joie ma respiration s’arrêtait dans ma poitrine quand je pensais que je pourrais les voir se modeler en relief sur le brouillard éternel et salé. Alors, par les soirs orageux et doux de février — le vent, soufflant dans mon cœur, qu’il ne faisait pas trembler moins fort que la cheminée de ma chambre — le projet d’un voyage à Balbec mêlait en moi le désir de l’architecture gothique avec celui d’une tempête sur la mer.

J’aurais voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux d’une heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cœur palpitât lire, dans les réclames des compagnies de chemin de fer, dans les annonces de voyages circulaires, l’heure de départ : elle me semblait inciser à un point précis de l’après-midi une savoureuse entaille, une marque mystérieuse à partir de laquelle les heures déviées conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain, mais qu’on verrait, au lieu de Paris, dans l’une de ces villes par où le train passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir ; car il s’arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré,