Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/253

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

teindre enfin le bonheur que je n’avais pas encore rencontré.

Si elle me donnait parfois de ces marques d’amitié, elle me faisait aussi de la peine en ayant l’air de ne pas avoir de plaisir à me voir, et cela arrivait souvent les jours mêmes sur lesquels j’avais le plus compté pour réaliser mes espérances. J’étais sûr que Gilberte viendrait aux Champs-Élysées et j’éprouvais une allégresse qui me paraissait seulement la vague anticipation d’un grand bonheur quand — entrant dès le matin au salon pour embrasser maman déjà toute prête, la tour de ses cheveux noirs entièrement construite, et ses belles mains blanches et potelées sentant encore le savon — j’avais appris, en voyant une colonne de poussière se tenir debout toute seule au-dessus du piano, et en entendant un orgue de Barbarie jouer sous la fenêtre : « En revenant de la revue », que l’hiver recevait jusqu’au soir la visite inopinée et radieuse d’une journée de printemps. Pendant que nous déjeunions, en ouvrant sa croisée, la dame d’en face avait fait décamper en un clin d’œil, d’à côté de ma chaise — rayant d’un seul bond toute la largeur de notre salle à manger — un rayon qui y avait commencé sa sieste et était déjà revenu la continuer l’instant d’après. Au collège, à la classe d’une heure, le soleil me faisait languir d’impatience et d’ennui en laissant traîner une lueur dorée jusque sur mon pupitre, comme une invitation à la fête où je ne pourrais arriver avant trois heures, jusqu’au moment où Françoise venait me chercher à la sortie, et où nous nous acheminions vers les Champs-Élysées par les rues décorées de lumière, encombrées par la foule, et où les balcons, descellés par le soleil et vaporeux, flottaient devant les maisons comme des nuages d’or. Hélas ! aux Champs-Élysées je ne trouvais pas Gilberte, elle n’était pas