Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/282

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château qu’elle ne rentrerait qu’en février, bien après le temps des chrysanthèmes, si je lui avais demandé de reconstituer pour moi les éléments de ce souvenir que je sentais attaché à une année lointaine, à un millésime vers lequel il ne m’était pas permis de remonter, les éléments de ce désir devenu lui-même inaccessible comme le plaisir qu’il avait jadis vainement poursuivi. Et il m’eût fallu aussi que ce fussent les mêmes femmes, celles dont la toilette m’intéressait parce que, au temps que je croyais encore, mon imagination les avait individualisées et les avait pourvues d’une légende. Hélas ! dans l’avenue des Acacias — l’allée de Myrtes — j’en revis quelques-unes, vieilles, et qui n’étaient plus que les ombres terribles de ce qu’elles avaient été, errant, cherchant désespérément on ne sait quoi dans les bosquets virgiliens. Elles avaient fui depuis longtemps que j’étais encore à interroger vainement les chemins désertés. Le soleil s’était caché. La nature recommençait à régner sur le Bois d’où s’était envolée l’idée qu’il était le Jardin élyséen de la Femme ; au-dessus du moulin factice le vrai ciel était gris ; le vent ridait le Grand Lac de petites vaguelettes, comme un lac ; de gros oiseaux parcouraient rapidement le Bois, comme un bois, et poussant des cris aigus se posaient l’un après l’autre sur les grands chênes qui, sous leur couronne druidique et avec une majesté dodonéenne, semblaient proclamer le vide inhumain de la forêt désaffectée, et m’aidaient à mieux comprendre la contradiction que c’est de chercher dans la réalité les tableaux de la mémoire, auxquels manquerait toujours le charme qui leur vient de la mémoire même et de n’être pas perçus par les sens. La réalité que j’avais connue n’existait plus. Il suffisait que Mme  Swann n’arrivât pas toute pareille au même moment, pour que