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Page:Émile Faguet - L'Art de lire.djvu/122

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La contre-épreuve de ceci, c’est l’esprit critique chez l’auteur lui-même. L’auteur doit avoir l’esprit critique, et il doit l’exercer tout juste avec les méthodes et les démarches mêmes que nous venons de voir que doit observer le lecteur. C’est ici, ce me semble bien, que Nietzsche a erré. Il paraît croire que l’artiste ne doit pas du tout être critique de lui-même. «… c’est ce qui distingue l’artiste du profane qui est réceptif. Celui-ci atteint les points culminants de sa faculté d’émotion en recevant ; celui-là, en donnant ; en sorte qu’un antagonisme entre ces deux prédispositions est non seulement naturel, mais encore désirable. Chacun de ces états possède une optique contraire à l’autre. Exiger de l’artiste qu’il s’exerce à l’optique du spectateur, du critique, c’est exiger qu’il appauvrisse sa puissance créatrice. Il en est de cela comme de la différence des sexes : il ne faut pas demander à l’artiste qui donne, de devenir femme, de recevoir. Notre esthétique fut jusqu’à présent une esthétique de femme, en ce sens que ce sont seulement les hommes réceptifs à l’art qui ont formulé leurs expériences au sujet de ce qui est beau. Il y a là, comme l’indique ce qui précède, une erreur nécessaire. Celle de l’artiste, car l’artiste qui comprendrait se méprendrait, il n’a pas à regarder en arrière ; il n’a pas à regarder du tout ; il doit donner. C’est à l’honneur de l’artiste qu’il soit incapable de critiquer. Autrement il n’est ni chair ni poisson, il est moderne. »