Page:Émile Faguet - L'Art de lire.djvu/124

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

gédie et pour ce motif la méprisait. Délivré de son isolement en s’alliant à celui-ci, il put oser entreprendre une guerre monstrueuse contre les œuvres d’art d’Eschyle, de Sophocle, et cela non par des ouvrages de polémique, mais par ses œuvres de poète dramatique opposant sa conception de la tragédie à celle de la tradition. »

Voilà donc le poète conscient, le poète qui comprend, le poète qui analyse, le poète qui est mêlé d’un critique et qui fera exactement ce qu’il aura voulu faire. Nietzsche ne l’aime pas, sans doute, Nietzsche ne le voit pas comme type du grand poète, lequel est tout instinct et ne doit pas regarder en arrière et ne doit rien regarder du tout ; mais cependant il l’admet, et il va jusqu’à dire que son extraordinaire puissance de sens critique a, sinon produit, du moins fécondé sa faculté créatrice. Le poète est donc quelquefois mêlé d’un critique dont l’office est d’abord de démêler ce que veut le poète et de l’avertir de ce qu’il veut — « ce que tu veux obscurément, le voici clairement ; tu veux ceci » — dont l’office est ensuite de surveiller le travail de l’artiste et de l’avertir qu’il ne fait pas ce qu’il veut et ce qu’il a voulu.

Le poète est quelquefois mêlé de ce critique-là. Mon opinion est même qu’il l’est toujours. Victor Hugo, qu’on pourrait si bien soupçonner de manquer de sens critique, en a, puisqu’il se corrige et puisqu’il se corrige toujours bien, comme l’étude de ses manuscrits le prouve.