Page:Émile Faguet - L'Art de lire.djvu/15

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quand on sait ce qu’il est et aussi ce qu’il pouvait être.

En revenant encore à M. le duc, que voyons-nous qu’il affirme toujours ? Que l’égoïsme, l’intérêt, l’amour-propre, comme il dit, est le fond de tous nos sentiments et le mobile de toutes nos actions. Vous réfléchissez là-dessus et vous vous dites : « Mais… plût à Dieu ! Dire que nous agissons toujours en vue de notre intérêt, c’est dire que nous n’agissons jamais par bonté, mais c’est dire aussi que nous n’agissons jamais par méchanceté, que l’homme ne fait jamais le mal pour le plaisir de faire le mal, qu’en un mot la méchanceté n’existe pas ! Mais alors, quelle idée favorable La Rochefoucauld se fait de la nature humaine ! Comme il se trompe en sa faveur ! Quel optimiste que ce La Rochefoucauld ! Comme je me trompais sur ce La Rochefoucauld ! » — Il y a du vrai, beaucoup de vrai. La Rochefoucauld a été sévère pour nous, mais aussi il a été charitable. Notre plus grand défaut, il ne l’a pas vu ou il n’a point voulu le voir. De la part d’un homme si sagace, c’est une merveilleuse indulgence.

Soit ; mais qu’est-il donc arrivé ? Il est arrivé qu’à lire et à relire La Rochefoucauld, La Rochefoucauld s’est transformé sous nos yeux. Nous le voyons tout différent de ce qu’il était. Les sentences se transforment sous la lecture comme le rayon à travers le prisme. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Et dès lors où est la vérité ? Dans la première impression, ou